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Full text of "Memoires de la Société d'Agriculture, Sciences et Arts d'Angers"

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MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉRIALE  D'AGRICULTURE 

SCIENCES   ET  ARTS 
D'ANGERS 

(ANCIENNE    ACADÉMIE    D'ANGERS) 
NOUVELLE  PÉRIODE 


Tomai;  tboisiéihe  —  premieb  cahieb. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACIIÈRE 
Chaussée  Saint-Pierre,  13 

1860 


SOMMAIRE 


1 .  Coup  d'oeil  sur  les  travaux  de  la  Société,  par  M.  J.  Sorin,  président. 

2.  Discours  prononcé  aux  funérailles  de  M.  Louis  Pavie,  vice-prési- 

dent, par  M.  COURTILLER. 

3.  Notice  sur  M.  L.  Pavie,  vice-président,  par  M.  E.  Lachèse. 

4.  Notice  sur  M.  le  président  de  Beauregard,  par  M.  Courtiller. 

5.  Observations  médico-légales  sur  la  mort  du  colonel  de  beaurâ- 

paire,  par  M.  le  docteur  A.  Lachèse. 

6.  Rapport  sur  le  mémoire  de  M.  A.  Lachèse,  par  M.  A.  Lemarchand. 

7.  Concours  pour  le  prix  de  1860. 


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SOCIETE  IMPERIALE 

D'AGRICULTURE,    SCIENCES    ET    ARTS 


D'ANGERS 


(ANCIENNE  ACADÉMIE  d' ANGERS  ] 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉIIIALE  D'AGRICULTURE 


SCIENCES   ET  ARTS 


D'ANGERS 


(ANCIENNE     ACADÉMIE    D'ANGERS) 


NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  TROISIEME 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACHÈSE 
Chaussée  Saint-Pierre,  13 

1860 


COUP  D'ŒIL 


SUR 


LES  TRAVAUX  DE  LA  SOCIÉTÉ 

PAR  M.  J.  SORIN,  PRÉSIDENT 


(Séance  du  18  janvier  1860). 


Messieurs , 

Naguère  et  presque  simultanément ,  la  mort  nous 
enlevait  deux  des  hommes  que ,  depuis  longtemps ,  il 
nous  était  doux  de  voir  à  la  tête  de  notre  compagnie. 
Je  ne  viens  pas  vous  rappeler  les  titres  qu'ils  avaient 
à  notre  attachement  respectueux  et  qu'ils  conservent  à 
notre  reconnaissant  souvenir.  Deux  fois  déjà ,  ce  pieux 
devoir  a  été  dignement  rempli  à  l'égard  de  M.  Pavie  (1); 

(t)  Aux  funérailles  de  M.  Pavie,  par  M.  le  conseiller  Courtiller, 
alors  président  de  la  Société,  et  dans  la  séance  du  21  décembre  1859, 
par  M.  le  conseiller  E.  Lachèse,  secrétaire  général. 


—  6  — 

il  devait  l'être  non  moins  dignement  aujourd'hui  au 
sujet  de  M.  de  Beauregard  (1).  Une  circonstance  im- 
prévue nous  force  de  remettre  à  la  prochaine  réunion 
cet  hommage  si  mérité.  Mais  j'ai  la  cerlitude ,  Mes- 
sieurs ,  de  répondre  à  voire  unanime  désir ,  en  expri- 
mant le  regret  qu'à  ces  pertes  irréparables  M.  Cour- 
tiller  en  ait  ajouté  une,  Dieu  merci  moins  absolue,  et 
toutefois  bien  vivement  sentie.  Les  deux  années  pen- 
dant lesquelles  il  a  dirigé  nos  travaux  ont  inauguré 
pour  la  Société  une  ère  de  rajeunissement.  Que  n'a-t- 
il  voulu  continuer  son  œuvre,  et  que  ne  l'avez-vous 
remise  en  de  meilleures  mains  !  Sous  son  impulsion  , 
une  activité  plus  vive  s'est  manifestée  parmi  nous.  Un 
empressement  plus  marqué  à  entrer  dans  nos  rangs  y 
a  fait  naître  des  espérances,  promptement  réalisées,  de 
précieuse  collaboration.  Nous  avons  été  spécialement 
heureux  de  voir,  par  plusieurs  adjonctions,  se  produire 
dans  la  magistrature  ce  mouvement  vers  nous ,  flat- 
teuse récompense  de  nos  efforts  et  au  besoin  garantie 
pubhque  du  bon  esprit  qui  nous  anime. 

De  leur  côté ,  les  deux  excellentes  institutions  nées 
dans  le  sein  de  la  Société  et  qui  s'y  conservent,  en 
s'honorant  de  leur  origine,  comme  elles  lui  font  hon- 
neur, la  Commission  archéologique  et  le  Comice  hor- 
ticole, se  montrent  de  plus  en  plus  à  la  hauteur  de 
leur  mission. 

De  tous  ces  faits  ,  grâces  soient  rendues  ,  pour  une 
grande  part  ,  à  l'honorable  président  qui ,  par  l'habi- 
tude d'allier  les  études  libérales  de  l'homme  privé  avec 

(1)  Par  M.  le  eonseiller  Courtiller. 


—  7  — 

l'accomplissement  des  devoirs  publics,  a  pu,  au  dehors 
comme  au  dedans  de  la  Société .  lui  prêter  l'aulorilé 
de  l'exemple  et  l'appui  d'un  dévouement  éclairé  ! 

Soyez-en  félicités  également,  vous  tous,  Messieurs, 
qui  avez  compris  qu'un  redoublement  de  zèle  nous 
était  imposé  par  des  circonstances  que  je  me  permets 
de  rappeler,  non  certes  dans  une  intention  agressive 
(loin  de  vous  et  de  moi  cette  pensée!),  mais  comme 
ayant  été  et  comme  devant  être  encore  la  source  d'une 
fraternelle  et  féconde  émulation.  En  vous  trouvant^ 
non  pas  frappés ,  mais  plutôt  gratifiés  d'une  concur- 
rence ,  pleine  de  la  généreuse  ardeur  qui  anime  tous 
les  débuts,  vous  n'y  avez  vu  qu'un  mutuel  stimulant  à 
bien  faire,  une  sorte  de  chevaleresque  défi,  aussi  loya- 
lement accepté  qu'offert ,  de  marcher  à  l'envi  vers  un 
but  identique  par  des  voies  distinctes,  sans  être  oppo- 
sées. 

Et  alors ,  Messieurs ,  ce  que  vous  avez  fait  était  la 
meilleure  réponse  possible  à  un  mot  qui  circulait  au- 
tour de  vous  :  «  Les  anciennes  Sociétés  savantes  d'An- 
»  gers  ont ,  disait-on  ,  fait  leur  temps.  i>  C'est  déjà 
quelque  chose,  en  ce  monde,  que  d'avoir  fait  un 
temps.  Ne  vieillit  pas  qui  veut  ;  et ,  dans  une  certaine 
mesure,  avoir  vécu  c'est  une  garantie  de  pouvoir 
vivre  encore.  Vos  émules  ont  signalé  leur  entrée 
dans  la  carrière  par  de  louables  travaux.  Personne 
plus  que  vous  n'apprécie  leurs  efforts,  n'applaudira 
volontiers  à  leurs  succès  ;  mais,  tout  en  reconnaissant 
avec  un  sympathique  empressement  combien  ils  sont 
dignes  de  se  présenter  dans  la  lice,  vous  ne  vous  re- 
gardez pas  comme  obligés  de  répéter,  même  d'un  ton 


—  8  — 

beaucoup  plus  modeste,  le  mot  du  vieil  Entelle  :  Artem 
cestusque  repono.  Vous  ne  dites  à  personne  avec  l'octo- 
génaire de  la  fable  : 

Tout  établissement  vient  tard  et  dure  peu 

La  main  des  Parques  blêmes 
De  vos  jours  et  des  miens  se  joue  également. 

Encore  moins  ajouteriez-vous  : 

Je  puis compter  l'aurore 

Plus  d'une  fois  sur  vos  tombeaux. 

Non ,  Messieurs ,  non  ;  vos  prétentions  ne  sont  pas 
telles,  tels  ne  sont  pas  vos  désirs.  Vous  admettez  sans 
difficulté  qu'on  soit  viable  en  naissant  après  vous  ; 
mais  aussi  vous  demandez  humblement  la  permission 
de  ne  pas  vous  croire  tout  à  fait  morts. 

Cette  conscience  de  ce  qu'il  y  a  en  vous  de  vie  ac- 
tuelle et  de  légitime  espoir  de  durée,  vous  avez  tenu 
à  montrer  qu'elle  n'était  pas  le  résultat  d'une  trop 
présomptueuse  illusion.  Vous  vous  êtes  rappelé  l'ar- 
gument pratique  du  philosophe  grec.  On  niait  le  mou- 
vement ;  vous  avez  marché. 

Que  vous  reste-t-il  à  faire  ,  Messieurs  ?  Rien  autre 
chose  que  de  vous  avancer  dans  la  voie  où  vous  êtes 
entrés.  Vous  la  connaissez  trop  pour  que  j'aie  besoin 
de  vous  dire  qu'elle  n'a  pas  de  ramifications  qui  ne 
soient  agréables  et  utiles  à  parcourir.  Laissez-moi  ce- 
pendant vous  en  indiquer  une  entr'autres  comme  digne 
d'être  fréquentée.  Je  le  ferai  d'autant  plus  volontiers 
que  je  m'appuierai  sur  des  conseils  revêtus  maintenant 
de  ce  caractère  plus  imposant  que  la  mort  ajoute  à 


—  9  — 

une  autorité  déjà  respectée.  Une  des  dernières  tois,  la 
dernière  même  de  toutes,  si  je  ne  me  trompe,  que 
notre  vénérable  vice-président,  M.  Pavie,  faisait  enten- 
dre ici  sa  voix  toujours  si  bien  écoutée,  il  nous  exhor- 
tait à  ne  pas  perdre  de  vue  que  ,  si  avec  raison^nous 
tenons  à  honneur  d'être  une  compagnie  littéraire ,  le 
titre  de  nos  études  porte  néanmoins  au  premier  rang 
le  mot  :  Agriculture.  Ce  n'est  pas  moi ,  Messieurs  .  et 
j'ose  dire  que  vous  le  savez  bien,  ce  n'est  pas  moi  qui 
viendrais  vous  engager  à  déserter  les  plus  riants  do- 
maines de  l'intelligence  pour  vous  renfermer  dans  un 
cercle  exclusivement  matériel.  Loin  d'abjurer  ainsi  le 
culte  et  le  bonheur  de  ma  vie  entière ,  je  serais  bien 
plutôt  disposé  à  inscrire  en  tête  de  tout  programme 
offert  à  des  esprits  éclairés  la  noble  devise  du  cygne 
de  Mantoue  :  Dulces  ante  omnia  Musœf  Toutefois,  je 
me  plais  à  le  reconnaître  ,  on  calomnierait  le  premier 
et  le  plus  utile  de  tous  les  arts,  si  l'on  considérait  les 
études  sur  l'agriculture  comme  inconciliables  avec  ce 
que  les  autres  applications  de  l'intelligence  ont  de  plus 
séduisant  et  de  plus  délicat.  Au  besoin,  j'en  donnerais 
pour  preuve  l'exemple  même  du  grand  poète  que  je 
viens  de  citer.  Car,  Messieurs,  l'auteur  des  Géorgiques 
n'aimait  pas  seulement  la  campagne  comme  les  autres 
poètes,  qui  ne  vont  y  chercher,  en  répétant  la  déli- 
cieuse exclamation  d'Horace  ,  qu'un  calme  fécond  en 
méditations  philosophiques,  en  douces  rêveries  et  en 
brillantes  peintures  :  ' 

0  rus,  quando  ego  te  aspiciam  ?  quandoque  licebit 
Etc 


—  10  — 

Virgile  faisait  plus  et  mieux  encore.  Lui  aussi ,  il  en- 
viait aux  agriculteurs  un  bonheur  qu'ils  ne  savent  pas 
toujours  apprécier  (1).  Lui  aussi ,  plus  que  personne 
même ,  avec  son  âme  si  tendre,  il  goûtait  les  charmes 
de  la  nature  champêtre  (2),  et  il  lui  demandait,  comme 
son  voluptueux  ami,  le  chantre  de  Tibur,  cette  paix  que 
les  agitations  de  la  ville  et  de  la  cour  leur  rendaient  si 
chère  (3).  Mais  en  outre ,  dans  un  poème  auquel  vingt 
siècles  de  durée  n'ont  rien  enlevé  de  son  éclat  et  de  sa 
fraîcheur,  il  enseignait  à  l'homme  des  champs 

Quid  faciat  laetas  segetes,  quo  sidère  terram 

Vertere  ; ,  ulmisque  adjungere  vites 

Conveiiiat  ;  quae  cura  boum ,  qui  cultus  habendo 
Sit  pecori  ;  apibus  quanta  experientia  parcis. 

Connaissez-vous,  Messieurs,  beaucoup  de  Sociétés 
savantes  qui  eussent  à  rougir,  si  ces  quatre  vers 
que  vous  venez  d'entendre  formaient  le  premier 
article  de  leur  règlement  ?  Le  nôtre ,  il  faut  bien 
l'avouer,  est  écrit  en  style  moins  brillant  ;  mais 
enfin  il  dit  à  sa  manière  ce  que  Virgile  disait  à  la 
sienne.  Or,  puisque  le  prince  de  la  poésie  latine  se 
faisait  volontiers  propagateur  de  la  science  agrono- 
mique telle  qtfelle  existait  de  son  temps,  nous  ne 
nous  compromettrons  pas  en  accordant  à  l'agriculture 

(1)0  fortunatos  nimiùm..  sua  si  bona  nôriat 
Agricolas  ! 

(2)  Rura  railii ,  et  rigui  placeant  in  vallibus  amnes  ; 
Flamina  amera  sylvasque  ! 

(3) Secuia  quies,  et  nescia  fallere  vita, 

dulcesque  sub  arbore  somni. 


—  il  — 

dans  nos  études  une  place  d'honneur.  Qu'à  l'avenir 
donc  ,  s'il  se  peut ,  elle  y  soit  plus  souvent  appelée  et 
dignement  accueillie.  Nos  autres  sujets  de  méditation 
n'y  perdront  rien  ;  ils  y  gagneront,  au  contraire,  le 
piquant  de  la  variété,  et  nous  n'en  trouverons  que  plus 
de  charme  dans  l'ensemble  de  nos  travaux. 

Ce  charme,  si  attrayant  par  lui-même,  comment  ne 
vous  y  laisseriez-vous  pas  entraîner,  quand  vous  y  êtes 
excités  encore  par  de  précieux  encouragements  ? 

Il  y  a  quelques  jours  à  peine ,  le  premier  magistrat 
de  ce  département  exprimait  avec  la  plus  grande 
bienveillance  à  votre  conseil  d'administration  son  ap- 
probation pour  votre  passé  et  l'assurance  de  sa  haute 
protection  pour  l'avenir. 

Chaque  année  vous  apporte  une  nouvelle  preuve  de 
la  sympathie  du  Conseil  général. 

Vous  remplissez  donc  un  devoir  de  reconnaissance 
envers  l'autorité  publique  et  envers  l'élite  de  vos  con- 
citoyens ,  en  vous  efforçant  de  justifier  l'intérêt  dont 
on  vous  honore. 

En  outre,  et  nous  n'avons  garde  de  l'oublier,  si  mo- 
deste que  soit  sa  position  dans  le  monde  scientifique 
et  littéraire,  il  n'est  pas  permis  à  une  Société  d'études 
de  rester  inactive,  quand  elle  a  pour  présidents  d'hon- 
neur : 

D'abord  l'illustre  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
française,  M.  Villemain,  dont  le  nom  peut  être  cité 
sans  commentaire,  parce  qu'il  est  à  lui-même  son 
commentaire  le  plus  expressif, 

Vel  sine  laude,  satis  per  se  memorabile  nomen  ! 


—  12  — 

Puis  un  autre  membre  de  la  même  Académie,  nom  glo- 
rieux aussi  et  qu'à  double  titre  une  compagnie  agricole 
et  littéraire  doit  être  fière  de  pouvoir  revendicfuer 
comme  sien.  Car,  Messieurs,  vous  le  savez,  M.  de 
Falloux  n'est  pas  seulement  un  habile  écrivain;  il  est 
encore  un  généreux  et  dévoué  protecteur  de  l'agricul- 
ture. Aussi,  pardonnerez-vous  facilement  à  mes  vieilles 
réminiscences  classiques  de  remarquer  avec  orgueil 
pour  l'Anjou  que ,  comme  la  politique  dans  l'ancienne 
Rome,  la  haute  littérature  a  trouvé  dans  notre  contrée 
son  Cincinnatus. 

Rappeler  ainsi ,  Messieurs ,  tout  ce  qui  doit  vivifier 
vos  travaux,  c'est  expliquer  comment  celui  à  qui  vous 
venez  d'en  confier  la  direction  a  pu  accepter  un  hon- 
neur aussi  peu  attendu  que  peu  mérité.  Il  a  eu  besoin 
de  comprendre  que  sa  tâche  consisterait  moins  à  sti- 
muler votre  zèle  qu'à  en  constater  les  résultats.  Cette 
tâche  d'ailleurs  lui  sera  rendue  facile  par  les  collabo- 
rateurs que  vous  lui  avez  donnés.  Ce  qui  manque  en 
lui ,  il  sera  sûr  de  le  trouver  auprès  de  lui.  Pour  ce 
qui  le  concerne,  en  reconnaissance  de  la  haute  mar- 
que de  confiance  dont  vous  l'avez  honoré ,  il  ne  peut, 
Messieurs  ,  vous  offrir  qu'un  entier  dévouement  à 
l'œuvre  commune.  Vous  ne  l'ignoriez  pas;  permettez- 
lui  d'espérer  que  vous  voudrez  bien  vous  en  contenter. 


DISCOURS 

PRONONCÉ  AUX  FDNÉRAIUES  DE  M.  LOUIS  PAYIE 

VICE  PRÉSIDENT 
Par  M.  le  Conseiller  COURTILLER,  alors  président 

LE    3    NOVEMBRE    1859. 


«  Messieurs, 

»  L'affluence  qui  se  presse  aux  obsèques  de  M.  Pa- 
vie,  les  larmes  sincères  qui  se  répandent  devant  nous 
suffisent  pour  faire  connaître  que  la  ville  d'Angers 
vient  de  perdre  un  de  ses  meilleurs  citoyens  ,  un  ad- 
ministrateur éclairé ,  un  père  de  famille  modèle  de 
toutes  les  vertus  domestiques,  un  chrétien  voué  aux 
actes  de  la  charité  la  plus  active.  Cette  vie  pure  et 
modeste  n'aurait  pas  besoin  d'autres  éloges  ;  mais  la 
Société  d'agriculture,  sciences  et  arts,  que  j'ai  l'hon- 
neur de  représenter  ici,  serait  ingrate  si,  dans  cette 


—  u  — 

douloureuse  circonstance,  elle  n'exprimait  les  vifs  re- 
gretsr  que  lui  inspire  la  perte  qu'elle  vient  de  faire. 

M.  Pavie  était  l'un  de  ses  vice-présidents  et  avait  été 
l'un  de  ses  fondaleurs.  Entré  jeune  dans  cette  profes- 
sion distinguée  de  l'imprimerie  qui  s'allie  si  bien  aux 
études  littéraires,  et  suivant  l'exemple  que  lui  avaient 
donné  tant  d'illustres  imprimeurs,  il  savait- goûter, 
méditer  et  apprécier  ces  chefs-d'œuvre  de  l'esprit  hu- 
main que  son  art  devait  reproduire  et  multiplier.  Mais 
travailler  seul,  étudier  seul  ne  suffit  pas  à  l'activité 
d'un  esprit  éclairé,,  il  sentit  que  les  hommes  qui  par- 
tagent les  mêmes  goûts  ont  besoin  de  se  trouver  en- 
semble, de  se  communiquer  leurs  pensées,  et  secondé 
par  quelques-uns  de  ses  amis ,  il  eut  le  premier  l'idée 
de  rétablir  à  Angers  une  société  littéraire.  C'était  chez 
lui  que  se  réunissaient,  dans  les  premières  années  du 
siècle,  le  petit  nombre  d'hommes  qui,  après  nos  trou- 
bles politiques,  avaient  conservé  le  goût  des  études 
paisibles  et  l'amour  des  sciences.  Cette  société  fut  le 
germe  qui,  en  se  développant,  devint  la  Société  d'agri- 
culture, sciences  et  arts.  Assidu  aux  séances  de  cette 
dernière  société  tant  que  sa  santé  le  lui  permit ,  il  y 
lut  plusieurs  fois  des  travaux  pleins  d'intérêt;  mais  ce 
que  n'oublieront  pas  ceux  qui  ont  assisté  à  ces  séan- 
ces, c'est  la  conversation  de  M.  Pavie,  cette  finesse  de 
goût,  cette  vivacité  d'esprit,  ces  saillies  si  piquantes 
qui  ont  donné  si  souvent  tant  de  charme  à  nos  réu- 
nions, et  dont  on  était  d'autant  plus  frappé  qu'elles 
s'alliaient  chez  M.  Pavie  au  sens  le  plus  droit  et  à  la 
raison  la  plus  élevée.  Nous  en  avons  eu  la  preuve 
losque  ,  dans  une  de  nos  dernières  séances ,  il  nous 


—  15  — 

rappelait  la  direction  que  nous  devions  donner  à  nos 
travaux  et  les  sujets  qui  doivent  être  le  principal  objet 
de  nos  études. 

»  Notre  compagnie  gardera  longtemps  le  souvenir 
de  ce  vénérable  collègue  et  des  rapports  si  doux  et  si 
affectueux  que  nous  avions  avec  lui.  » 


NOTICE 


SUR 


M.  L.  PÂVIE,  VICE-PRÉSIDENT 

par  n.  le  conseiUer  E   liACHËSE 


SECRETAIRE  GENERAL 


Lue  dans  la  séance  du  22  décembre    1859. 


Lorsqu'une  famille  voit  frapper  par  la  mort  un  de 
ses  membres  les  plus  justement  entourés  d'amour  et 
de  vénération,  aux  émotions  cruelles  des  premiers  ins- 
tants se  joint  bientôt  le  désir  de  conserver,  de  ras- 
sembler pieusement  tout  ce  qui  peut  rappeler  et,  pour 
ainsi  dire,  perpétuer  au  milieu  de  nous  celui  qui  n'est 
plus.  On  bénit  alors  le  crayon  qui  ressaisit  ses  traits 
évanouis  ;  on  interroge  vingt  fois  les  témoignages  qui 
retracent  sa  pensée  et  son  cœur.  Or .  s'il  est  vrai  et 
désirable  toujours  qu'une  cité  ne  soit  qu'une  famille, 


—  47  — 

par  raffection  commune  de  ses  habitants  envers  ceux 
qui  lui  donnèrent  tant  de  fois  des  conseils  et  des  exem- 
ples, nul  ne  devra  s'étonner  de  nous  voir,  au  lende- 
main d'un  deuil  que  l'on  eût  dit  un  deuil  public,  es- 
sayer de  fixer  dans  l'esprit  de  nos  contemporains  le  nom 
d'un  homme  qui,  pendant  un  demi  siècle,  n'a  cessé  de 
s'associer  aux  travaux  littéraires,  aux  efforts  artistiques 
et,  surtout,  aux  actes  de  bienfaisance  dont  peut  s'en- 
noblir notre  ville. 

M.  Pavie  (Louis-Joseph-Marie-François)  est  né  à  An- 
gers le  25  août  1782  et  y  est  mort  à  l'âge  de  77  ans 
passés.  Son  père,  originaire  de  la  Rochelle  et  apparte- 
nant à  une  famille  d'imprimeurs  ancienne  et  estimée, 
était  venu  s'établir  et  se  marier  dans  notre  ville.  Ac- 
cusé d'avoir,  au  mois  de  juin  1793,  époque  de  l'entrée 
des  Vendéens  à  Angers,  imprimé  des  proclamations 
royalistes,  il  fut  arrêté  et  dirigé  sur  Paris  ;  mais  il  sut 
se  soustraire  par  la  fuite  à  la  sentence  de  mort  qui 
l'attendait  sans  doute  au  tribunal  révolutionnaire,  et  se 
réfugia  en  Espagne.  Sa  femme,  arrêtée  en  même  temps, 
fut  enfermée  au  château  d'Amboise  ;  les  presses  furent 
saisies,  les  scellés  mis  sur  les  papiers  de  la  maison. 

C'est  au  milieu  de  ces  scènes  cruelles,  de  ces  terreurs 
de  chaque  jour,  que  Louis  Pavie,  alors  âgé  de  1 1  ans, 
dut  conquérir  son  instruction  première.  Orphelin  de 
fait  et  recevant  tour  à  tour  l'hospitalité  de  divers  mem- 
bres de  sa  famille,  il  étudiait  çà  et  là,  tantôt  à  Angers, 
tantôt  à  la  Flèche,  et  n'en  parvenait  pas  moins  à  jeter 
dans  son  esprit  les  bases  d'une  benne  éducation  litté- 
raire, en  même  temps  qu'il  acquérait  dans  l'art  musi- 
cal des  connaissances  élevées  et  précises  à  la  fois.  C'est 
soc.  d'ag.  2 


—  18  — 

alors  qu'il  se  rendit  à  Nantes,  où  il  ne  tarda  pas  à 
remporter  le  prix  de  grammaire  générale.  La  joie  de  ce 
jour  fut  féconde  pour  lui,  car  c'est  dans  cette  solennité  et 
au  bruit  même  des  fanfares  célébrant  son  triomphe, 
qu'il  lia  avec  MM.  de  Nerbonne ,  Fétu  et  Dépeigne , 
l'un  amateur,  les  deux  autres  artistes  musiciens  d'An- 
gers, invités  et  venus  exprès  pour  la  cérémonie,  des  re- 
lations que  la  mort  seule  devait  rompre. 

De  retour  dans  notre  ville,  il  y  suivit  les  cours  de 
l'École  centrale,  où  il  rencontra  Béclard,  devenu  le 
célèbre  professeur  d'analomie,  le  peintre  Cadeau,  Che- 
vreul,  David.  Ce  dernier  était  de  dix  ans  plus  jeune 
que  lui;  il  ne  s'en  établit  pas  moins  entre  eux  une 
amitié  que  ni  l'éloignement,  ni  les  dissentiments  poli- 
tiques n'altérèrent  jamais. 

Enfin,  les  cours,  les  collections,  les  entretiens  sa- 
vants de  la  capitale  purent  lui  offrir  pendant  quelque 
temps  leurs  vivifiantes  richesses.  Histoire,  littérature, 
art  et  poésie,  il  cultiva  tout  et  sut,  avec  une  facilité  à 
laquelle  s'associait  une  étude  constante,  s'assimiler  et 
coordonner  dans  son  esprit  ces  éléments  si  divers.  Il 
avait  la  raison  pour  comprendre,  la  sensibilité  pour  ad- 
mirer, l'ardeur  pour  atteindre. 

Angers,  cependant,  le  rappelait,  et  le  rappelait  pour 
toujours.  Son  père  avait  succombé  de  bonne  heure  aux 
tourments  de  l'époque  révolutionnaire  ;  sa  mère,  femme 
d'une  grande  force  morale  et  d'une  éducation  supé- 
rieure, avait  remis  en  action  les  presses  que  l'exil  et 
la  persécution  avaient  si  longtemps  paralysées.  Sa  place 
était  près  d'elle;  son  cœur  le  lui  disait  plus  haut  en- 
core que  sa  raison.  Il  vint  joindre  son  labeur  au  sien 


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et  se  fit  imprimeur  à  l'âge  de  19  ans.  On  devine  que, 
dans  celle  position  nouvelle,  Louis  Pavie  demeura 
fidèle  à  ses  études  et  à  ses  goîits  :  nul  homme  mieux 
que  lui,  en  effet,  ne  resta  constamment  lui-même.  Les 
travaux  d'affaires  laissèrent  donc  une  large  place  aux 
essais  littéraires,  à  la  versification  élégante  et  légère  , 
aux  plaisirs  d'une  exécution  musicale  sérieuse  et  choisie. 
Prompt  à  écrire  les  comédies  de  salon ,  les  couplets  ,  les 
allocutions  de  circonslance,  musicien  excellent,  doué 
d'une  belle  voix  de  basse ,  instrumentiste  peu  brillant 
mais  infaillible ,  il  suivait  ainsi  tout  à  la  fois  les  diverses 
spécialités  auxquelles  fut  fidèle  le  programme  de  toute 
sa  vie. 

Il  avait  atteint  ainsi  l'âge  de  26  ans.  Une  de  ses  pa- 
rentes, âgée  de  16  ans,  M^e  Eulalie-Monique  Fabre,  lui 
avait  inspiré  une  affection  aussi  vive  que  profonde  :  il 
l'épousa  le  22  février  1808.  Mais,  dès  1813,  après  cinq 
ans  d'un  bonheur  qui  réalisait  pour  lui  l'idéal  de  la 
vie,  la  mort  frappa  sa  compagne;  elle  lui  laissait  deux 
fils...  Il  avait,  heureusement,  pour  l'aider  à  supporter 
cette  perte  cruelle,  le  secours  des  sentiments  pieux 
qu'au  cours  de  cette  époque  indifférente  ou  railleuse, 
lui  avaient  inspirés  les  exemples  de  sa  famille,  les  en- 
seignements de  sa  mère.  Sa  blessure  n'en  fut  pas  moins 
trop  profonde  pour  se  cicatriser  jamais.  11  est,  on  le  sait , 
pour  quelques  âmes ,  de  ces  noms  tristes  et  chéris  qui 
se  lient  à  notre  pensée,  que  l'on  prononce  fidèlement  à 
toute  vive  émotion  de  peine  ou  de  joie,  et  qui  en  pré- 
sence d'une  faute  possible,  nous  seraient  comme  un 
second  ange  gardien.  Tel  était  sans  doute  pour  M.  Pavie 
le  souvenir  de  celle  qu'il  avait  perdue.  Sous  l'entrain 


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de  sa  parole  et  l'enjouement  de  son  esprit,  vivait  inaltérée 
une  douleur  dont  ses  amis,  ses  enfants  même  pouvaient 
rarement  surprendre  le  secret.  Ce  sentiment  caché  don- 
nait à  sa  bonté  native  une  douceur  nouvelle  et ,  peut- 
être  (car  tel  est  le  privilège  des  souffrances  du  cœur) , 
à  son  amabilité  un  charme  de  plus. 

Vers  1815,  une  modeste  réunion  se  forma  par  ses 
soins  et  dans  sa  maison  même.  Elle  n'eut  d'abord 
d'autre  but  que  la  lecture  en  commun  des  publications 
nouvelles  ,  puis  bientôt  prit  le  titre  de  Société  cV histoire 
naturelle.  Qu'on  nous  laisse  citer  le  nom  de  quelques- 
uns  de  ses  membres.  C'était  MM.  Daligny  père,  devenu 
plus  tard  conseiller  à  la  Cour  d'Angers,  les  docteurs 
Lachèse  père  et  Guépin;  Bastard,  alors  directeur  de 
notre  jardin  des  plantes  ;  Millet ,  demeuré  un  de  nos 
savants  les  plus  aimables  et  les  plus  zélés. 

Cette  réunion  n'eut  qu'une  assez  courte  durée  ;  mais, 
après  sa  dissolution,  quelques  uns  de  ses  membres 
eurent  la  pensée  de  doter  notre  ville  d'une  société  sa- 
vante à  l'exemple  de  celles  qu'elle  possédait  avant  la 
révolution.  M.  Pavie  se  montra  le  plus  actif  pour  la 
formation  de  cette  institution  qui  prit  et  porte  encore 
son  ancien  nom  de  Société  d' agriculture  ,  sciences  et 
arts  d'Angers.  Est-il  étonnant  que  les  membres  de  cette 
académie,  dont  un  acte  public  a  sanctionné  l'existence, 
aient  toujours  conservé  à  M.  Pavie  une  légitime  recon- 
naissance et  l'aient  toujours  porté  parmi  eux  aux  fonc- 
tions les  plus  hautes  que  sa  réserve  consentît  à  accepter? 

Une  autre  création,  vrai  progrès  pour  le  temps,  bien 
qu'elle  puisse  sembler  minime  aujourd'hui,  fut  celle 
d'un  feuilleton  de  quinzaine  joint  aux  yi/^c/ies  d'Angers, 


—  21  — 

journal  d'annonces  que  ses  presses  éditaient.  Louis 
Pavie  écrivit,  en  tête  de  la  feuille  ainsi  renouvelée,  ces 
mots  ;  Sine  litteris  vita  mors  est ,  pensée  qui  ne  cessa 
d'inspirer  toute  sa  vie.  C'était  ouvrir  une  nouvelle  arène 
aux  études  de  la  contrée,  et  plus  d'un  de  nos  conci- 
toyens s'y  présenta.  MM.  François  Grille,  Mordret,  De- 
leurie  père,  Blordier-Langlois,  enrichirent  de  leurs  tra- 
vaux l'œuvre  du  fondateur  qui,  bientôt,  vit  son  fils 
Victor  y  essayer  ses  premiers  vers. 

En  4817,  M.  Pavie  prit  une  part  active  à  la  formation 
du  Co7icerl.  d'étude,  cette  institution  qui,  pendant  vingt- 
deux  ans,  a  donné  à  notre  ville  de  si  belles  soirées  et 
lui  a  légué  de  si  charmants  souvenirs. 

Tant  de  zélé,  tant  d'efforts  pour  le  bien  demandaient 
à  être  reconnus  hautement  et  comme  consacrés  par 
un  litre  public.  Aussi,  lorsqu'en  4826  M.  Pavie  fut 
nommé  adjoint  au  maire  d'Angers,  un  assentiment  gé- 
néral et  que  la  diversité  des  opinions  alors  si  ardentes 
ne  put  amoindrir,  répondit  au  choix  proclamé.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  dire  ce  qu'il  fut  dans  cette  position 
si  honorable.  Son  patronage  envers  les  lettres  et  les 
arts  put  s'exercer  avec  une  puissance  nouvelle,  et  il 
dut  regarder  comme  un  des  jours  les  plus  heureux  de 
sa  carrière  administrative ,  celui  où  il  obtint  l'insti- 
tution royale  pour  cette  Société  d'agriculture  dont  il 
avait  semé  et  développé  les  premiers  germes, 

4830  vint  mettre  fin  à  ces  fonctions.  M.  Pavie,  qui, 
en  4836,  cessa  de  gérer  son  imprimerie,  ne  s'en  trouva 
que  plus  libre  de  se  livrer  à  ses  relations  et  à  ses  goûts 
de  prédilection.  Membre  obligé  de  toutes  les  réunions 
littéraires  ou  philharmoniques,  plus  d'une  fois  il  avait 


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fait  déjà  émigrer  en  masse  la  musique  angevine  à  sa 
campagne  des  Rangeardières,  charmante  habitation  voi- 
sine de  Saint-Barthélémy,  pour  célébrer  quelque  fêle 
privilégiée,  pour  recevoir  quelqu'artiste  de  renom,  tel, 
par  exemple,  que  Dérivis  père ,  de  l'Opéra  ,  venu  ,  au 
mois  de  juillet  1828,  donner  quelques  représentations 
sur  notre  théâtre.  Heureux  qui  a  pu  jouir  de  ces  réu- 
nions, prendre  part  à  ces  banquelsjoyeux  que  charmait 
sans  interruption  la  verve  de  bon  goût^  l'esprit  sans 
apprêt  !  D'ordinaire ,  l'exemple  donné  à  cet  égard  par 
le  maître  de  la  maison  était  trop  engageant  pour  ne  pas 
devenir  promptement  contagieux.  Quelquefois^  c'était 
aux  lettres  que  la  réception  était  consacrée.  De  jeunes 
professeurs  du  collège  étaient  conviés  à  mettre  en  com- 
mun leurs  idées  et  leurs  tendances,  plus  ou  moins  dé- 
terminées, à  suivre  ou  à  combattre  le  mouvement  roman- 
tique dont  Victor  Hugo  s'était  fait  en  même  temps  l'apôtre 
elle  symbole.  Plus  d'une  célébrité  connut  le  chemin  de 
celte  riante  demeure  :  Chevreul,  le  savant  chimiste,  David, 
le  statuaire.  David  !...  combien  est  touchante  la  cons- 
tante affection  que  ce  nom  rappelle  !  Louis  Pavie  n'a- 
vait jamais  quitté  du  regard  son  ancien  condisciple  de 
l'Ecole  centrale;  il  avait  deviné  son  talent;  il  avait 
encouragé  ses  efforts  et,  d'avance,  salué  sa  renommée. 
Lorsque  sonna  pour  l'artiste  l'heure  des  revers  politi- 
ques et  de  l'exil,  l'ami  resta  le  même  et  attendit  avec 
anxiété  l'heure  de  l'oubli  et  du  retour.  Puis,  David  étant 
mort,  c'est  l'ami  encore  qui  fit  mettre  au  concours  par 
la  Société  d'agriculture ,  sciences  et  arts ,  l'éloge  de 
celui  qu'il  avait  tant  affectionné. 
Nous  avons  parlé  de  MM.  de  Nerbonne' ,  Fétu  ,  De- 


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peigne,  ces  musiciens  rencontrés  dans  un  jour  de  fête 
et  restés  à  jamais  les  associés  des  études  artistiques 
auxquelles  M.  Pavie  prenait  part.  C'est  principalement 
dans  le  salon  du  premier  d'entre  eux  que  se  tenaient 
les  réunions  ;  M.  Pavie  en  était  l'âme  ,  y  montrait  un 
talent  sûr,  un  esprit  que  le  flegme  de  M.  de  Nerbonne, 
souvent  attaqué  par  lui  avec  autant  de  réserve  que 
d'affection,  semblait  rendre  plus  brillant  encore.  Dans 
ces  soirées  surtout,  -on  accueillait  avec  une  cordiale 
bienveillance  tous  les  essais ,  et  tel  exécutant ,  vétéran 
aujourd'hui ,  se  souvient  avec  une  reconnaissance  sin- 
cère des  encouragements  qui  furent  donnés  alors  à  ses 
premières  et  bien  chancelantes  tentatives. 

Hélas!  presque  tous  les  noms  que  nous  traçons 
ainsi,  n'expriment  plus  que  des  souvenirs!  Veuf  de 
tant  de  ses  amis ,  des  compagnons  de  ses  premiers 
travaux^  des  confidents  des  pensées  et  des  projets  de  sa 
jeunesse,  M.  Pavie  sut  conserver  néanmoins  et  ses 
goûts  et  l'aménité  de  son  caractère.  Si,  d'ailleurs,  les 
années  avaient  fait  tomber  à  ses  côtés  le  plus  grand 
nombre  de  ses  affections,  elles  avaient  plus  près  de  lui 
encore,  fait  grandir  et  fructifier  de  bien  chères  espé- 
rances. Ses  deux  fils  projetaient  sur  son  nom  le  reflet 
des  mérites  qu'il  avait  toujours  recherchés  pour  lui- 
même  :  l'un,  répandant  chez  nous  les  trésors  des  lan- 
gues sémitiques  et  recueillant,  des  rives  du  Gange  aux 
sommets  des  Cordilières,  les  sujets  variés  de  récits  re- 
cherchés de  tous  ;  l'autre  ,  créant  chaque  jour  ,  de  sa 
plume  facile  et  convaincue  ou  de  son  vers  vif  et  bril- 
lant, des  fragments  au  mérite  desquels  nos  littérateurs  les 
plus  célèbres  ont  rendu  maintes  fois  un  juste  hommage. 


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L'âge  rendait  M.  Pavie  de  plus  en  plus  fidèle  au 
calme  séjour  des  Rangeardières.  Il  était  ami  des  fleurs, 
membre  du  Comice  horticole  d'Angers  ;  chargé  riiême, 
à  ce  dernier  litre,  de  présenter,  le  12  août  184-3 ,  un 
brillant  spécimen  de  nos  richesses  à  M^ie  la  duchesse 
de  Nemours  ,  il  avait  prononcé  une  allocution  dont  la 
grâce  exquise  fut  remarquée.  Il  consacrait,  tant  à  cette 
section  de -la  Société  d'agriculture  qu'à  la  Société-mère 
elle-même,  une  série  incessante  d'observations  et  de 
travaux.  Toujours  désireux  d'activer  parmi  nous  les 
études  littéraires,  il  promit  une  médaille  d'or  à  celui 
qui  décrirait  le  mieux  en  vers  l'imposant  château  de 
notre  ville.  L'idée^  louable  et  généreuse  en  elle-même, 
obtint  un  brillant  résultat.  Deux  prix  et  une  mention 
ayant  été  accordés,  une  réunion  solennelle  dans  la- 
quelle parlèrent  avec  éclat  M.  de  Falloux,  puis  M.  Vil- 
lemain,  se  tint,  le  18  juin  1857,  à  l'hôtel  de  la  Pré- 
fecture. M.  de  Beauregard ,  président  de  la  Société 
d'agriculture,  étant  malade  alors,  M.  Pavie,  vice-prési- 
dent ,  fut  chargé  de  faire  les  honneurs  de  cette  fête 
qui  était  son  œuvre.  Même  près  de  l'élégant  historien 
de  saint  Pie  V  et  du  célèbre  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  française,  il  sut,  toujours  fidèle  à  lui- 
même,  charmer  à  sa  manière  el  provoquer  de  ces  bra- 
vos pleins  d'émotion  qui  fêtent  autant  l'orateur  que  le 
discours.  «  M.  Pavie,  disait-on  quelques  jours  plus  tard 

dans  le  compte-rendu  de  cette  séance,  a  le  bon  goût  d' ê- 
»  tre  tout  à  fait  de  son  temps ,  de  ce  temps  où  Jouy  et 

Etienne  écrivaient,  où  chantait  Désaugiers,  où  profes- 
»  sait  l'auteur  à' Anaximandre  ,  l'aimable  et  spirituel 
»  Andrieux,  de  ce  temps,  enfin,  où  l'on  se  plaisait  en- 


» 


» 


—  25  — 

8  core  à  invoquer  les  Muses  et  à  sacrifier  aux  Grâces. 

»  On  a  trouvé  en  lui,  ajoutait-on,  les  convictions  af- 
»  fectionnées  du  j  ^une  homme,  le  langage  pur  du  lil- 
î>  térateur ,  la  parole  touchante  et  le  sourire  auguste 
»  du  vieillard.  » 

Une  année  plus  tard,  au  mois  de  juin  1858,  une 
grande  exposition  eut  lieu  dans  notre  ville.  Le  Comice 
horticole,  qui  y  faisait  admirer  ses  nombreux  et  gra- 
cieux produits,  offrit  un  banquet  aux  membres  du  jury 
d'appréciation  et  aux  exposants  étrangers  à  la  cité. 
Après  les  toasts,  il  fallait  des  vers  et,  comme  au  bon 
temps,  des  vers  chantés.  M.  Pavie  fit  entendre  sa  voix 
au  milieu  de  cette  assemblée  dont  la  plus  grande  par- 
tie ne  connaissait  que  son  nom.  Il  n'eut  pas  besoin  de 
dire  comme  le  convive  dépeint  par  Béranger  : 

Daignez  sourire  aux  chansons  d'un  vieillard!... 

Il  chanta,  et,  dès  les  premiers  accents,  le  succès  lui 
fut  assuré.  Il  avait  choisi  ce  refrain  : 

Pour  être  d'une  Académie 
Ne  suis-je  pas  assez  savant? 

Or,  pour  convaincre  de  son  savoir,  il  vantait  avec 
entraînement  sa  ferveur  pour  la  gaie-science  et  sa  fi- 
délité aux  grands  préceptes  du  bien-vivre.  Puis  tout 
en  exaltant  ainsi ,  dans  sa  fantaisie  de  convive ,  la  pu- 
reté de  ses  doctrines  joyeuses  ,  il  venait  à  jeter  les 
yeux  sur  son  auditoire  et  concluait  par  cette  fin  mo- 
deste : 


—  26  — 

Devant  vous,  fils  de  la  science, 
Il  faut  m'incliner  tristement, 
Car  cette  fois,  en  conscience. 
Je  ne  suis  pas  assez  savant. 

Pour  bien  apprécier  ces  vers,  d'une  douce  et  fran- 
che gaîté,  il  faut,  par  la  pensée,  les  mettre  en  scène 
et  les  entendre  chanter  au  milieu  d'une  nombreuse  réu- 
nion toute  à  la  pensée  de  fêter  joyeusement  d'utiles 
travaux  et  de  paisibles  triomphes. 

M.  Pavie,  toutefois,  était  loin  de  dépenser  ses  heures 
à  des  œuvres  aussi  légères.  Se  tenant  au  courant  de 
la  littérature,  travaillant  toujours,  il  préparait,  nous 
l'avons  dit,  pour  les  diverses  réunions  dont  il  était 
membre,  des  communications  utiles,  des  observations 
judicieuses.  On  doit ,  entr'autres  ,  garder  souvenir 
d'une  motion  fort  sage  faite  par  lui  en  dernier  lieu  , 
pour  que  la  Société  d'agriculture,  qu'en  toute  vérité  il 
pouvait  un  peu  nommer  sa  fille  et  à  laquelle,  par  con- 
séquent,  il  avait  bien  le  droit  de  donner  quelques 
conseils,  renforçât  les  études  que  suppose. la  première 
désignation  de  son  titre.  Puis ,  une  autre  occupation 
n'a  jamais  cessé  de  solHciter  son  zèle  de  chaque  jour, 
celle  de  la  charité.  Aussi ,  lorsque  se  forma  dans  notre 
ville  la  Société  de  Saint-Vincent-de-Paul,  il  y  apporta 
pour  première  mise ,  l'exemple  bien  connu  de  ses 
constantes  et  généreuses  inspirations. 

Ces  soins  divers  le  retenaient  de  temps  en  temps  à  la 
ville.  Il  avait  pris  pour  pied-à-terre  une  modeste  mai- 
son située  rue  de  l'Hôpital.  Assis  au  rez-de-chaussée , 
tantôt  il  lisait^  tantôt  il  guettait  parmi  les  passants  un 


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visage  de  connaissance.  Il  en  devait  rencontrer  sou- 
vent :  il  comptait  tant  de  relations,  tant  d'amis  et,  sur- 
tout, tant  d'obligés  !  Parfois,  quelque  personne,  non 
contente  de  lui  adresser  un  salin,  frappait  et  venait 
s'informer  de  sa  santé.  Malheur,  alors,  aux  rendez-vous 
et  aux  affaires!  L'entretien,  toujours  vif  et  nourri, 
explorait  les  nouvelles  de  la  cité,  les  questions  du 
jour,  les  faits  et  les  exemples  du  passé,  de  manière  à 
tromper  les  heures,  mais  à  laisser  à  l'heureux  visiteur 
un  bon  et  aimable  souvenir  de  plus. 

C'est  dans  cette  demeure  que  M.  Pavie  a  expiré  le 
lendemain  de  la  Toussaint  dernière ,  fête  dont  la  so- 
lennité l'avait  rappelé  à  la  ville.  Sa  mort  a  été  pieuse 
et  calme  comme  toute  sa  vie.  On  savait  qu'il  n'était  pas 
exempt  de  quelques  -  unes  de  ces  souffrances  qui  sont 
trop  souvent  le  triste  cortège  de  la  vieillesse  ;  mais  rien 
ne  faisait  présager  une  fin  prochaine.  Lorsque  la  pé- 
nible nouvelle  se  répandit,  l'affliction  fut  profonde, 
universelle  :  on  eût  dit,  d'un  grand  nombre,  qu'ils 
perdaient  un  membre  vénéré  de  leur  propre  famille. 
Aussi,  le  lendemain,  aux  obsèques,  l'assistance  en 
deuil  remplit  l'église  et  le  convoi  fut  immense.  Arrivé 
au  terme  de  la  conduite  funèbre,  M.  le  conseiller  Cour- 
tiller,  président  de  la  Société  impériale  d'agriculture, 
prit  la  parole ,  et ,  d'une  voix  émue ,  paya  à  cette  mé- 
moire qui  commençait ,  un  tribut  aussi  louchant  que 
légitime.  Ce  fut  le  seul  discours,  mais  ce  ne  fut  pas  le 
seul  éloge.  Au  moment  du  retour,  le  nom  de  M.  Pavie 
se  murmurait  de  groupe  en  groupe  et  plus  d'une  fois 
se  prononça  avec  des  larmes.  Après  ce  que  nous  savons 
de  son  intelligence  et  de  son  cœur  ,  ces  larmes  doivent 


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s'expliquer  facilement,  pour  ceux  mêmes  auxquels  il 
n'a  pas  été  donné  de  le  connaître. 

Qui  ne  porterait  envie  à  une  telle  existence?...  Sans 
doute,  presqu'au  début  d'une  union  qui  lui  était  bien 
obère,  il  reçut  une  cruelle  et  incurable  blessure.  Plus 
tard ,  d'autres  sources  de  larmes  durent  s'ouvrir  pour 
lui ,  car  nul  de  nous  n'est  à  l'abri  de  ces  coups  sou- 
vent ignorés  du  monde ,  de  ces  douleurs  de  l'âme  qui 
sont  la  rude  et  parfois  salutaire  école  de  la  résigna- 
tion. Mais,  à  le  voir,  à  l'entendre,  à  le  suivre  dans  ses 
babitudes  respectées  par  les  ans,  il  n'en  semblait  pas 
moins,  comme  il  eût  pu  le  dire  lui-même,  que  le  che- 
min de  la  vie  ne  lui  présentât  ni  aspérités  ni  épines, 
mais  seulement  des  fruits  et  des  fleurs.  .  Toutefois,  ce 
qu'il  faut  signaler  et  désirer  au  milieu  de  son  bonheur 
même,  c'est  la  source  de  ce  calme  des  jours,  de  cette 
permanence  de  goûts  utiles  à  tous,  que  l'âge  n'avait  pas 
atteints.  L'esprit  et  la  science  ne  suffisent  pas  pour 
donner  de  tels  trésors  :  c'est  à  la  bienveillance  de  cha- 
que heure,  à  l'amour  du  bon,  à  la  piété  sincère,  au 
témoignage  intime  de  services  rendus,  qu'il  appartient 
de  maintenir,  même  dans  les  mauvais  jours,  cette  sé- 
rénité de  la  pensée  et  du  regard  qui  chez  M.  Pavie  ne 
s'altéra  jamais.  A.  ce  titre,  le  caractère  constant  de  son 
amabilité  non  seulement  le  distingua  ,  mais  l'honore  ; 
et ,  en  recherchant  le  secret  des  qualités  qu'il  porta 
dans  le  monde,  nous  trouvons  un  motif  de  plus  au  vif 
et  respectueux  souvenir  sous  l'impulsion  duquel  nous 
essayons  en  ce  moment  de  rappeler  sa  vie  et  de 
crayonner  imparfaitement  ses  traits. 


NOTICE 


m  l  LE  PRÊSmi  DE  BISmiRËGARD 


par 


M.  LE  CONSEILLER  COURTILLER 


LUE  DANS  LA  SÉANCE  DU  15  FÉVRIER  i860. 


Messieurs, 

Notre  Société  a  fait,  dans  les  derniers  mois  de  l'an- 
née qui  vient  de  s'écouler,  deux  pertes  qu'elle  a  vive- 
ment senties  :  la  mort  de  M.  Pavie,  notre  vénérable 
vice-président,  n'a  précédé  que  de  quelques  jours  celle 
de  M.  de  Beauregard ,  à  qui  nous  avions  confié  pen- 
dant si  longtemps  la  direction  de  nos  travaux,  et  qui 
avait  rempli  celte  lâche  avec  un  zèle  et  un  dévoûment 
qui  ne  se  sont  jamais  démentis. 

Appelé  à  la  pénible  mission  d'exprimer  sur  la  tombe 
de  M.  Pavie  les  sentiments  de  notre  compagnie,  je  n'ai 


—  30  — 

pu,  comme  votre  président,  rendre  le  même  hommage 
à  M.  de  Beauregard  dont  les  restes  ne  reposent  pas  au 
milieu  de  nous.  Permettez-moi,  imitant  faiblement  au- 
jourd'hui ce  qu'a  fait  un  de  nos  collègues  pour  M.  Pavie, 
de  vous  rappeler  quelle  fut  la  vie  de  M.  de  Beauregard 
et  les  titres  qui  lui  ont  donné  tant  de  droits  à  l'estime 
et  aux  regrets  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu. 

M.  Jean-Frédéric  Sourdeau  de  Beauregard,  mort  à 
Angers  le  28  novembre  1859,  étailnéàSaumur,  le  12  mai 
4785,  de  Jean-François  Sourdeau  ,  chevalier*,  seigneur 
de  Beauregard,  ancien  maître  des  comptes  de  Bretagne. 
Son  père  avait  plus  de  soixante-dix  ans  lorsqu'il  épousa 
Mlle  Marthe-Louise  de  Fay,  d'une  ancienne  et  honorable 
famille  des  environs  de  Saumur.  Les  premières  années  de 
la  vie  de  M.  de  Beauregard  ne  furent  pas  heureuses. 
Sa  mère  était  occupée  à  donner  des  soins  à  deux  jeunes 
enfants  et  à  un  vieillard  infirme  et  octogénaire,  lorsque 
les  troubles  de  la  Révolution  et  la  guerre  civile  écla- 
tèrent. Après  la  prise  de  Saumur  par  l'armée  ven- 
déenne et  la  retraite  de  cette  armée,  M.  de  Fay,  père 
d'un  émigré,  fut  arrêté  avec  ses  cinq  filles,  au  nombre 
desquelles  était  M^e  de  Beauregard,  et  conduit  dans 
les  prisons  de  Saumur.  Les  archives  de  la  Préfecture 
ont  conservé,  parmi  les  nombreux  documents  de  cette 
époque,  plusieurs  lettres  dans  lesquelles  Mme  de  Beau- 
regard  proteste  énergiquement  contre  la  mesure  qui  l'a 
privée  de  sa  liberté.  Elle  fait  un  tableau  déchirant  de 
la  position  de  son  mari  et  de  ses  enfants,  et  ^appelle 
un  trait  bien  honorable  pour  elle.  Au  miheu  des  fu- 
reurs des  partis,  elle  avait  bravé  le  plus  grand  danger 
et  même  exposé  sa  vie  pour  sauver  celle  de  cinq  sol- 


—  31  — 

dais  républicains.  Dans  ces  mêmes  archives,  il  existe 
une  pièce  plus  précieuse  encore  et  que  nous  n'avons 
pu  toucher  sans  un  profond  attendrissement.  C'est  une 
lettre  écrite  par  le  jeune  Frédéric  de  Beauregard,  l'aîné 
des  deux  enfants,  âgé  alors  de  huit  ans,  et  adressée  aux 
membres  du  Comité  révolutionnaire  de  Saumur.  Le 
style  et  l'orthographe  prouvent  qu'elle  ne  lui  a  pas  été 
dictée  ;  elle  est  ainsi  conçue  : 

«  Citoyens ,  rende  nous  notre  maman.  Cest  elle  qui 
»  nous  gouverne.  Mon  frère  est  toujours  malade.  Mon 
»  papa  abien  des  infirmités  que  maman  soigne.  Mon 
»  papa  est  bien  âgé  ill  a  80  ant.  Il  est  au  désespoir. 
»  Nous  allons  tous  trois  mourir  de  chagrin  ci  vous  ne 
»  nous  rende  pas  notre  bonne  maman.  De  grâce  rendez 
»  nous  la  et  croyé  à  notre  reconnoissans  fraternelle. 
»  Frédéric  et  HipoHle  Sourdeaux.  18  pluviôse  an  2  de 
))  la  république,  b 

Cette  date  correspond  au  6  février  1794. 

Croyons,  pour  l'honneur  de  la  nature  humaine,  que 
les  cœurs,  si  peu  accessibles  à  la  pitié,  des  membres 
du  Comité  révolutionnaire  auront  cependant  été  tou- 
chés des  larmes  de  ces  pauvres  enfants  presque  orphe- 
lins, et  que  W^^  de  Beauregard  a  peut-être  dû  à  son 
fils  sa  liberté  et  sa  vie. 

Elle  perdit  bientôt  son  mari,  et,  restée  seule  avec  ses 
deux  fils  ,  elle  se  consacra  avec  courage  aux  soins 
d'une  éducation  bien  difficile  alors,  puisque  tous  les 
établissements  d'instruction  avaient  été  détruits,  et  qu'il 
n'existait  que  de  bien  faibles  ressources  pour  les  rem- 
placer. 

Elle  résidait  dans  la  belle  habitation  que  possède  en- 


—  32|— 

core  la  famille  de  M.  de  Beauregard,  dans  le  village  de 
Sainl-Florent,  près  de  Saumur,  sur  les  bords  du  Thouet, 
à  quelques  pas  de  la  célèbre  abbaye  de  Bénédictins, 
fondée  au  commencement  du  xi^  siècle ,  et  qui  venait 
de  terminer  une  existence  de  plus  de  700  ans. 

Les  deux  jeunes  de  Beauregard  durent  prendre  sou- 
vent pour  but  de  leurs  promenades  cet  antique  et  vé- 
nérable monastère  ,  et  errer  dans  ces  vastes  bâti- 
ments, dans  ces  cloîtres  abandonnés  qui  frappaient 
par  leur  grandeur  et  leur  solitude,  et  surtout  dans 
cette  magnifique  église,  chef-d'œuvre  du  moyen  âge 
et  l'un  des  plus  remarquables  monuments  de  l'An- 
jou. Je  me  souviens  d'y  avoir  aussi  été  conduit,  au 
commencement  de  ce  siècle,  avec  d'autres  enfants.  On 
nous  faisait  admirer  deux  immenses  bas-reliefs  repré- 
sentant le  Paradis  et  l'Enfer,  et  je  n'ai  pas  encore  ou- 
blié l'impression  que  me  firent  éprouver  les  toits  en 
ruine ,  les  vitraux  brisés ,  les  voûtes  mouillées  par  la 
pluie  et  le  sanctuaire  envahi  par  les  reptiles  et  les  her- 
bes parasites. 

Ce  spectacle,  chaque  jour  sous  les  yeux  de  M.  de 
Beauregard  ,  dut  frapperai  son  esprit  naturellement 
grave  et  sérieux,^et  c'est  peut-être  de  là  que  vint  son 
goût  pour  l'archéologie  qui  fut  une  de  ses  études  fa- 
vorites. 

Cependant,  le  calme  avait  succédé  aux  orages  de  la 
Révolution.  L'ordre  avait  été  rétabli  par  une  main  puis- 
sante, et  sur  les  ruines  de  l'antique  abbaye  allait  s'éle- 
ver un  établissement  qui  dans  l'idée  de  son  fondateur 
devait  aussi  traverser  les  siècles,  quoique  sa  durée  n'ait 
été  que  bien  éphémère. 


-  33  — 

On  a  un  peu  oublié,  au  milieu  des  événements  qui 
ont  rempli  la  première  moitié  de  ce  siècle,  la  création 
des  sénatoreries,  de  ces  grands  bénéfices  civils  accom- 
pagnés de  dotations  opulentes,  qui  étaient  destinés  à  de 
hauts  dignitaires,  nouveaux  missi  dominici,  dépositaires 
de  la  pensée  du  souverain,  chargés  de  faire  exécuter  ses 
volontés,  d'exercer  une  surveillance  active  sur  toutes 
les  parties  de  l'administration,  et  qui  devaient  en  même 
temps  rétablir  dans  les  provinces  ces  grandes  exis- 
tences que  la  Révolution  avait  fait  disparaître.  La  sé- 
natorerie  d'Angers  comprenait  les  trois  départements 
qui  forment  aujourd'hui  le  ressort  de  la  Cour  impériale. 
Un  premier  décret  avait  ordonné  que  le  château  de 
Montgeoffroy  serait  la  résidence  du  sénateur.  Plus  tard 
on  désigna  le  château  de  Graon.  Le  choix  s'arrêta  en- 
fin sur  le  monastère  de  Saint-Florent,  où  les  religieux 
avaient  fait  élever  depuis  peu  de  temps  de  nouvelles  et 
élégantes  constructions.  L'église  masquait  cependant 
un  peu  la  vue  de  cette  somptueuse  résidence;  ce  fut 
alors  que"  fut  détruit  ce  monument  qui  avait  échappé 
aux  dévastations  de  la  Révolution  et  à  qui  des  répara- 
tions peu  dispendieuses  eussent  rendu  son  ancien  éclat. 
Ses  débris  furent  enfouis  dans  un  marais  pour  former 
une  chaussée  qui  abrégeait  le  chemin  de  Saumur  à 
Saint-Florent.  Gémissons  sur  cette  perte,  et  cependant 
ne  soyons  pas  trop  sévères  pour  les  auteurs  de  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  un  acte  de  vandalisme.  Per- 
sonne n'avait  alors  d'admiration  pour  ces  merveilleux 
monuments  du  moyen  âge.  Déjà,  au  xviF  siècle,  les 
hommes  les  plus  religieux,  Fénelon  lui-même,  n'en 
parlaient  qu'avec  dédain.  C'étaient  les  œuvres  d'un  goût 

soc.  d'ag.  3 


—  34  — 

grossier  el  barbare.  Avec  ces  idées  el  celles  qu'élait  venu 
y  joindre  le  xviiie  siècle,  on  ne  pouvait  trop  s'empres- 
ser de  les  faire  disparaître.  La  Belle-d'Anjou,  c'était  le 
nom  qu'on  donnait  à  cette  église,  fut  démolie  sans  pro- 
testations ni  regrets. 

M.  le  sénateur  Lemercier,  établi  à  Saint-Florent, 
connut  et  put  bientôt  apprécier  Mme  de  Beauregard. 
Le  voisinage  contribua  à  faii'e  naître  entre  les  deux 
familles  des  rapports  d'intimité.  Le  jeune  Frédéric 
fut  présenté  au  sénateur,  qui  fut  frappé  de  son  main- 
tien grave  et  distingué,  de  son  amour  de  l'étude  et 
de  son  désir  de  se  livrer  à  des  occupations  sérieuses  et 
honorables.  Pour  mieux  le  juger,  il  lui  donna  pendant 
quelque  temps  auprès  de  lui  un  emploi  de  confiance, 
et  lorsque  M.  Lemercier  visita  pour  la  première  fois  les 
trois  départements  de  sa  sénatorerie,  il  était  accompa- 
gné du  jeune  de  Beauregard. 

L'éducation  des  deux  frères  n'avait  pu  être  complète- 
ment achevée  à  Saint-Florent.  M«ie  de  Beauregard  se 
décida  à  conduire  elle-même  ses  enfants  à  Paris , 
où  elle  résida  pendant  plusieurs  années.  M.  de  Beaure- 
gard se  livra  avec  zèle  aux  études  les  plus  sérieuses. 
A  dix-huit  ans,  il  était  reçu  à  l'École  polytechnique; 
mais  il  en  sortit  au  bout  d'une  année  pour  se  préparer 
à  entrer  dans  la  carrière  de  la  magistrature,  qui  avait 
été  depuis  longtemps  celle  de  sa  famille.  Les  lois  et  la 
jurisprudence  furent  alors  pour  lui  l'objet  d'un  travail 
assidu  comme  l'avaient  été  les  sciences  mathématiques 
-et  physiques.  Il  fut  au  nombre  des  premiers  élèves  des 
écoles  de  droit  nouvellement  rétablies. 

Un  décret  du  16  mars  1808  avait  créé  près  des  tribu- 


—  35  — 

naux  d'appel  un  corps  de  juges  auditeurs.  M.  de  Beau- 
regard  obtint  ce  titre  en  4810.  C'est  à  cette  époque  que 
commença  pour  lui  cette  existence  si  honorable  de  ma- 
gistral que  nous  avons  vu  se  terminer  il  y  a  peu  de 
temps.  Successivement  auditeur  à  la  Cour  d'appel,  et 
après  l'institution  des  Cours  impériales ,  avocat-général 
et  président  de  chambre,  sans  avoir  jamais  quitté  la  Cour 
d'Angers,  il  mérita  et  obtint  à  tous  ces  degrés  de  la  hié- 
rarchie judiciaire  l'estime  qui  est  due  à  un  magistrat 
éclairé,  consciencieux  et  esclave  de  ses  devoirs.  Cette 
vie  régulière  et  paisible  offre  peu  de  faits  à  recueillir,  et 
sous  ce  rapport  nous  n'aurions  plus  rien  à  dire  de 
M.  de  Beauregard  si  nous  ne  devions  signaler  l'attache- 
ment qu'il  avait  conservé  pour  la  compagnie  dont  il  avait 
fait  partie  pendant  si  longtemps.  Il  se  plaisait  à  dire 
qu'il  considérait  la  Cour  d'Angers  comme  sa  famille, 
et  après  sa  retraite,  chaque  fois  que  nous  avions  une  de 
ces  assemblées  générales  où  les  magistrats  honoraires 
peuvent  se  réunir  à  leurs  collègues,  nous  étions  heureux 
de  le  voir  venir  reprendre  son  rang  à  notre  tête.  C'est 
ce  qu'il  faisait  encore  à  la  rentrée  de  la  Cour,  le  3 
novembre  dernier,  en  nous  disant  que  c'était  la  cin- 
quantième fois  qu'il  assistait  à  une  semblable  cérémonie. 
Chevalier  de  la  Légion-d'Honneur  depuis  longtemps, 
M.  de  Beauregard  avait  reçu  depuis  peu  d'années  la 
croix  d'officier  comme  récompense  de  ses  longs  services. 
Président  ou  membre  de  diverses  commissions,  appelé 
à  faire  partie  du  Conseil  académique,  il  n'était  pas 
resté  étranger  aux  affaires  administratives.  Lorsque  les 
dispositions  rigoureuses  de  la  loi  l'obhgèrent  à  prendre 
sa  retraite,  il  crut  qu'il  devait  encore  consacrer  au  ser- 


—  36  — 

vice  de  son  pays  les  forces  qui  lui  restaient  et  une  in- 
telligence que  l'âge  n'avait  pas  atteinte.  Il  accepta  les 
modestes  fonctions  de  maire  de  Saint- Florent,  voulant 
ainsi  terminer  paisiblement  sa  carrière  dans  les  lieux 
où  se  trouvaient  les  souvenirs  de  son  enfance. 

Il  nous  reste  à  parler  de  M.  de  Beauregard  sous  les 
rapports  qui  intéressent  principalement  notre  Société. 
A  l'étude  des  lois  civiles  et  administratives,  il  avait  tou- 
jours joint  celle  des  sciences  et  surtout  de  l'archéolo- 
gie; aussi  ce  fut  avec  empressement  qu'il  accueillit 
l'idée  de  faire  revivre  cette  ancienne  Académie  d'An- 
gers oïl  se  réunissait  l'élite  des  esprits  distingués  de 
notre  province.  Il  fut  un  des  fondateurs  de  la  Société 
d'agriculture,  sciences  et  arts.  C'est  à  lui  que  nous  de- 
vons l'organisation  de  cette  Société,  son  règlement,  l'é- 
tablissement du  jardin  fruitier  qui  fut  confié  à  la  direc- 
tion si  habile  de  M.  Millet ,  de  la  Commission  archéo- 
logique et  du  Comice  horticole. 

En  18-42,  il  remerciait  ses  collègues  de  l'avoir  déjà 
appelé  cinq  fois  au  fauteuil  de  la  présidence.  Depuis 
cette  époque,  cet  honneur  lui  fut  conféré  chaque  année, 
sans  interruption,  jusqu'au  moment  où  il  le  résigna 
volontairement,  ayant  cessé  en  1857  de  résider  habi- 
tuellement à  Angers.  Vous  n'avez  point  oublié  quel 
amour  et  quel  zèle  il  portait  à  ces  fonctions.  Il  avait 
pour  la  Société,  qu'il  considérait  comme  son  œuvre, 
une  affection  qu'on  pourrait  appeler  paternelle;  aux 
encouragements  il  ajoutait  l'exemple.  Il  existe  à  peine 
un  volume  de  nos  mémoires  dans  lequel  on  ne  trouve 
quelque  travail  important  de  M.  de  Beauregard,  soit  sur 
l'agriculture,  soit  sur  l'archéologie  ou  l'histoire  de  l'An- 


—  37  — 

jou.  Un  ouvrage  plus  étendu,  la  statistique  du  dépar- 
tement de  Maine  et  Loire,  a  été  le  résultat  de  longues 
et  profondes  recherches.  Enfin  il  a  enrichi  la  Revue  de 
l'Anjou  de  plusieurs  articles  pleins  d'intérêt. 

Nous  pouvions  compter  encore  sur  cette  collabora- 
tion si  précieuse  pour  nous,  lorsqu'une  maladie  rapide 
et  cruelle  a  terminé  cette  vie  pendant  le  cours  de  la- 
quelle M.  de  Beauregard ,  resté  étranger  aux  passions 
et  aux  haines  politiques,  n'avait  inspiré  que  des  senti- 
ments d'(^stime  et  d'affection  à  tous  ceux  qui  se  sont 
trouvés  en  rapport  avec  lui.  Dans  ses  derniers  moments, 
il  n'a  pas  oublié  notre  Société.  Votre  président,  qui 
avait  craint  de  ne  pouvoir  assister  aux  obsèques  de 
M.  Pavie,  avait  prié  M.  de  Beauregard  d'être  à  sa  place 
votre  interprète  dans  cette  douloureuse  circonstance. 
Sa  santé,  déjà  profondément  altérée,  ne  lui  permit  pas 
d'accepter  celte  mission;  il  le  regretta  vivement,  et 
peu  de  jours  avant  sa  mort  il  renouvelait  l'expression 
de  ce  regret  dans  une  lettre  louchante  que  sa  main  dé- 
faillante traçait  avec  peine.  Il  m'écrivait  : 

«  Mon  cher  collègue,  je  vous  remercie  d'avoir  sacrifié 
»  une  audience  de  la  Cour  impériale  pour  rendre  un 
»  dernier  devoir  au  respectable  et  si  regrettable  M,  Pa- 
»  vie.  Lorsque  vous  vîntes  m'offrir  cette  mission  et  que 
»  je  vous  dis  que  j'étais  trop  souffrant,  j'ai  craint  que 
»  vous  eussiez  pris  mon  refus  pour  de  la  mauvaise  vo- 
»  lonté  ;  mais  j'étais  alors  sous  la  pression  d'une  grave 
ï  maladie  dont  je  sentais  déjà  les  atteintes;  samedi  elle 
»  a  fait  explosion  par  d'horribles  souffrances.  Depuis 
»  ce  temps  je  ne  quitte  plus  le  lit.  Heureux  ceux  qui 
»  jouissent  d'une  bonne  santé  !  Je  vous  souhaite  que 
»  vous  conserviez  la  vôtre.  » 


—  38  — 

Quelques  jours  plus  tard  il  avait  cessé  d'exister. 

Les  restes  de  M.  de  Beauregard  ont  été  transportés 
à  Saint-Florent.  Vous ,  messieurs ,  qui  êtes  en  grande 
partie  voués  à  l'étude,  je  pourrais  dire  au  cuUe  de  l'ar- 
chéologie, vous  penserez  comme  moi  qu'il  était  diffi- 
cile de  trouver  une  place  plus  convenable  à  la  sépul- 
ture d'un  ami  de  cette  science.  Il  repose  dans  le  lieu 
où  s'écoula  son  enfance,  auprès  des  restes  du  véné- 
rable monastère,  devenus  de  nouveau"  un  asile  pieux 
consacré  au  recueillement  et  à  la  prière.  Son  tombeau 
est  à  peu  de  distance  de  celui  de  l'historien  de  Sau- 
mur  et  de  l'Anjou,  sur  cette  partie  du  coteau  de  la  rive 
gauche  de  la  Loire  qu'on  a  appelée  avec  raison  un  mu- 
sée archéologique,  tant  on  y  trouve  de  monuments  de 
tous  les  siècles,  et  surtout  de  ces  constructions  primi- 
tives, de  ces  dolmens  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit 
des  temps.  Antérieurs  à  la  civilisation  de  la  Grèce  et 
de  Rome,  témoins  aussi  de  la  naissance  de  la  nôtre, 
quand  elle  se  sera  éteinte  à  son  tour ,  ils  seront  sans 
doute  encore  debout  au  milieu  de  forêts  sombres  et  so- 
litaires comme  celles  qui  les  ont  ombragés  autrefois. 


OBSERVATIONS  MÉDICO-LÉGALES 


SUR 


LA  MORT  DE  M.  DE  BEAUREPAIRE 


COMUâNDâNT  DD  1"  BATAILLON  DES  VOLONTAIRES  DE  HAINE  ET  LOIRE 


par 


M.  LE  DOCTEUR  A.  LACHÈSE 


Lues  dans  la  séance  du  18  janvier  1860. 


Toute  ma  vie  j'ai  entendu  parler  de  la  prise  de 
Verdun  par  le  roi  de  Prusse,  en  1792;  car  toute  ma  vie 
j'ai  eu  des  rapports  plus  ou  moins  fréquents,  plus  ou 
moins  intimes  avec  d'anciens  volontaires  du  d^r  ba_ 
taillon  de  Maine  et  Loire,  bataillon  qui  faisait  partie 
de  la  garnison  de  la  ville  assiégée.  Longtemps,  en 
recueillant  les  récits  de  nos  compatriotes,  j'ai  espéré 
savoir  la  vérité  sur  la  mort  de  M.  le  lieutenant-colonel 


—  40  — 

de  Beaurepaire  (i);  mais  loin  de  là,  plus  je  question- 
nais, plus  j'écoutais,  plus  l'incertitude  devenait  grande 
dans  mon  esprit  sur  les  principales  circonstances  de 

(1)  Pour  fixer  l'orthographe  de  ce  nom ,  nous  croyons  devoir  citer 
Tacte  de  mariage  suivant,  extrait  des  registres  de  l'état-civil  de  la 
commune  de  Joué  : 

«  Le  t9e  jour  d'août  1776 ont  été  épousés    par  nous,  curé 

soussigné ,  messire  Nicolas  de  Beaurepaire ,  lieutenant  au  corps 
des  carabiniers  de  Monsieur,  fils  majeur  des  feu  sieur  Nicolas  de 
Beaurepaire,  ancien  échevin  de  la  ville  de  Coulommiers  (en  Brie), 
et  dame  Marguerite -Françoise  Lallemand ,  ses  père  et  mère ,  de 
la  paroisse  de  Saint-Nicolas  de  Saumur,  d'une  part,  et  demoiselle 
Marie-Anne  Banchereau-Dutail,  fille  majeure  des  feu  sieur  Jacques 
Banchereau-Dutail ,  négociant,  et  demoiselle  Anne  Phellipeaux,  ses 
père  et  mère,  de  cette  paroisse,  d'autre  part;  en  présence,  du  côté  de 
l'époux,  de  messire  Benoit-Joseph  Carault,  lieutenant  des  Carabiniers, 
de  messire  Jean-Baptiste  Guilleminot ,  porte-étendard  des  Carabiniers, 
de  maître  François-Jacques  Jouannes,  notaire  et  conseiller  du  roi, 
tous  de  la  ville  de  Saumur,  paroisse  Saint-Nicolas  ;  du  côté  de  l'é- 
pouse, de  maître  Jean-Pierre  Guérin,  fils  aîné,  négociant,  ancien 
consul  au  consulat  d'Angers,  et  de  dame  Rosalie-Françoise  Banche- 
reau,  son  épouse,  beau-frère  et  soeur  germains,  demeurant  à  Angers, 
paroisse  Saint- Maurille,  du  sieur  Antoine-Joseph  Lenormant-Dumé- 
nil,  négociant,  et  de -dame  Aimée-Renée-Jacquine  Banchereau,  son 
épouse,  aussi  beau-frère  et  sœur  germains,  demeurant  au  Plessis- 
Beaudouin,  paroisse  de  Joué,  de  dame  Claudine  Banchereau,  veuve 
de  feu  maître  Matthieu  Blouin,  négociant,  sa  tante,  demeurant  pa- 
roisse de  Montiliers,  diocèse  de  La  Rochelle,  de  monsieur  maître 
Pierre-Jean  Massé  de  Villeneuve,  conseiller  du  roi  et  son  président 
au  siège  du  grenier  à  sel  de  Vihiers  et  avocat  au  parlement,  et  de 
dame  Marie-Jacquine-Aiméc  Blouin,  son  épouse,  cousins  germains, 
demeurant  paroisse  de  Saint-Laud  d'Angers,  et  de  plusieurs  autres 
qui  ont  déclaré  bien  connaître  lesdits  époux,  le  lieu  de  leur  domicile 

et  ont  signé  avec  nous 

»  HouDBiNE,  curé  de  Joué.  » 


—  M  — 

cet  événement  qui  a  eu  un  si  grand  retentissement  en 
France.  L'opinion  généralement  admise  me  semblait  ne 
reposer  que  sur  des  allégations  plus  ou  moins  décla- 
matoires, plus  ou  moins  erronées,  et  j'entrepris  de 
recueillir  tous  les  documents  à  l'aide  desquels  je  pour- 
rais m'en  former  une  plus  satisfaisante.  Je  commençai 
alors  une  espèce  d'enquête  médico-légale  sur  cette 
question  :  Comment  est  mort  M.  de  Beaurepaire  dans 
la  nuit  du  1"'  au  2  septembre  1792?  s'esl-il  brûlé  la 
cervelle  ainsi  qu'on  le  dit  depuis  (57  ans,  ou  n'a-t-il 
pas  plutôt  été  assassiné?... 

C'est  avec  intention  que  je  me  suis  servi  du  terme 
d'enquête  médico-légale;  j'ai  voulu  de  suite  faire 
comprendre  que  toute  considération,  toute  discussion 
politique  serait  entièrement  écartée  de  mon  travail. 

C'est  le  6  septembre,  d'après  le  Moniteur,  qu'on 
parla  pour  la  première  fois  à  l'Assemblée  nationale  du 
suicide  de  M.  de  Beaurepaire.  —  «  A  la  suite  de  ces 
délibérations,  dit  le  représentant  Laporte,  qui  venait  de 
donner  lecture  des  différentes  pièces  de  la  capitulation 
de  Verdun,  M.  Beaurepaire,  commandant,  voyant  que 
les  habitants  exigeaient  impérieusement  la  reddition  de 
la  place,  s'est  brtàlé  la  cervelle  (1).  »  C'est  le  simple 
énoncé  d'un  fait,  rien  de  plus. 

Quelques  jours  après,  le  mercredi  12  septembre, 
M.  Delaunay  aîné,  l'un  des  représentants  de  notre 
ville,  en  demandant  pour  M.  de  Beaurepaire  les  hon- 
neurs du  Panthéon,  s'exprime  ainsi  (2)   :    «   //  s'est 

(1)  Moniteur  n"  252,  du  8  septembre  1792. 

(2)  Moniteur  no  258,  U  septembre  1792. 


—  42  — 

donné  la  mort  en  présence  des  fonctionnaires  publics 
lâches  et  parjures  qui  ont  livré  le  poste  confié  à  son 
courage.  »  Il  est  certain,  d'après  ces  paroles,  que  le 
commandant  s'est  brûlé  la  cervelle  en  présence  du 
conseil  de  guerre,  et  c'est  encore  aujourd'hui  l'opi- 
nion la  plus  populaire.  Cependaût  elle  repose  sur  une 
erreur  matérielle,  qui  fut  rectifiée  de  la  manière  la 
plus  formelle  le  9  février  1793  par  le  représentant 
Cavaignac,  chargé  par  le  Comité  de  sûreté  générale  et 
de  surveillance  de  faire  un  rapport  sur  la  reddition  de 
Verdun.  Après  la  plus  minutieuse  enquête,  M.  Cavai- 
gnac  affirme  (1)  que  le  conseil  de  guerre  se  sépara  à  sept 
heures  du  soir,  après  avoir  accepté  une  suspension  d'ar- 
mes ;  que  chacun  se  rendit  à  son  poste  ;  que  Beaurepaire 
se  tint  au  sien  jusqu'à  deux  heures  et  demie  du  matin; 
qu'il  se  retira  ensuite  dans  une  chambre  voisine,  en  di- 
sant aux  soldats  qui  servaient  auprès  de  lui  qu'il  allait 
y  prendre  du  repos. 

Cette  déclaration  détruit  radicalement  celle  de  M.  De- 
launay,  et  quand  une  semblable  contradiction  existe 
entre  d'aussi  graves  personnages,  quand  un  des  deux 
a  présenté  à  la  tribune  nationale  un  fait  matérielle- 
ment faux,  tout  est  remis  en  question  pour  qui  sait 
réfléchir,  et  on  reste  nécessairement  dans  le  doute  et 
la  méfiance  jusqu'à  ce  que  quelque  circonstance  im- 
prévue fasse  jaillir  la  lumière  et  paraître  la  vérité. 

J'ai  d'abord  consulté  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  la 
Révolution.  Les  uns,  et  en  tête  le  plus  grave  et  le  plus 
circonspect  de  tous,    M.   Thiers ,   n'en  parlent   pas; 

(1)  Moniteur  n»  42,  du  11  février  1793. 


—  43  — 

beaucoup  citent,  le  fait,  mais  sans  y  joindre  aucune 
réflexion  ;  quelques-uns  enfin ,  malgré  les  dénégations 
du  représentant  Cavaignac ,  ont  conservé  et  même 
amplifié  la  version  présentée  dans  les  premiers  jours 
par  M.  Delaunay  ;  M.  de  Lamartine ,  par  exemple , 
s'exprime  ainsi  dans  son  déplorable  ouvrage  des  Giron- 
dins : 

«  La  capitulation  fut  décidée.  Beaurepaire,  rejetant 
la  plume  qu'on  lui  présentait  et  saisissant  un  pistolet 
à  sa  ceinture  :  «  Messieurs,  dit-il,  j'ai  juré  de  ne 
rendre  qu'un  cadavre  aux  ennemis  de  mon  pays.  Sur- 
vivez à  votre  honte ,  si  vous  le  pouvez  ;  quant  à  moi , 
fidèle  à  mes  serments,  voici  mon  dernier  mol  :  je 
meurs  libre.  Je  lègue  mon  sang  en  opprobre  aux  lâches 
et  en  exemple  aux  braves!...  »  En  achevant  ces  mots, 
il  se  tire  un  coup  de  pistolet  dans  la  poitrine  et  tombe 
dans  la  salle  du  conseil.  » 

J'avais  donc  inutilement  consulté  ces  différents  écrits 
sans  y  puiser  aucun  renseignement  utile,  lorsque  M.  le 
capitaine  Alfred  La  Tour  m'apporta  de  Verdun,  où  il 
avait  séjourné  plusieurs  années  comme  officier  du 
Génie,  un  ouvrage  curieux  intitulé  Verdim  en  i792, 
épisode  historique  et  militaire,  par  M.  Paul  Mérat,  lieu- 
tenant au  24e  léger  (1849).  Je  trouvai  dans  cette  inté- 
ressante brochure,  outre  un  exposé  circonstancié  des 
faits,  avant  et  après  la  capitulation,  deux  pièces  qui 
sont  en  original  dans  les  Archives  de  la  guerre  à  Ber- 
lin, et  qui  n'ont  été  jusqu'ici  citées  par  aucun  auteur 
français.  Je  crois  devoir  transcrire  intégralement  ici 
tout  le  récit  de  la  mort  de  M.  de  Beaurepaire,  c'est  la 
pièce  la  plus  importante  de  mon  enquête  : 


—  u  — 

«  Le  conseil  s'ajourna  au  lendemain  pour  décider  la 
rédaction  de  la  capitulation,  et  M.  de  Beaurepaire, 
après  avoir  été  visiter  les  remparts  et  les  postes,  rentra 
chez  lui,  bien  convaincu  de  l'inutilité  de  la  défense. 
—  11  s'enferma  dans  son  appartement  en  recomman- 
dant à  son  domestique  de  ne  pas  le  déranger  et  à  la 
sentinelle  de  ne  laisser  entrer  personne,  prétextant 
qu'il  avait  le  plus  grand  besoin  de  repos.  La  chambre 
où  il  s'était  retiré  n'était  pas  son  logement  ordinaire, 
il  habitait  avec  sa  femme  et  son  enfant  dans  la  ville 
haute,  près  de  la  Roche;  mais  depuis  qu'il  était  com- 
mandant de  place,  il  avait  fait  disposer  à  la  maison 
commune  une  chambre  sise  au  premier  étage,  sur  la 
rue,  et  dans  laquelle  on  peut  arriver  également  par 
la  terrasse  et  par  la  grande  salle  du  Conseil  municipal. 

»  Environ  vers  trois  heures  du  matin ,  le  sieur 
Benoît  Petit,  sergent  au  l^r  bataillon  de  la  Meuse  et 
de  planton  à  la  mairie,  se  promenant  dans  la  cour  avec 
un  officier  municipal,  entendit  une  détonation  d'armes 
à  feu.  Comme  aucun  autre  appartement  n'était  éclairé, 
ils  montèrent  chez  M.  de  Beaurepaire,  et  comme  nul 
ne  répondit  à  l'invitation  d'ouvrir,  le  municipal  prit 
sur  lui  de  faire  enfoncer  la  porte.  C'est  alors  qu'ils 
trouvèrent  le  cadavre  de  M.  de  Beaurepaire  gisant  à 
terre  et  la  chambre  remplie  de  fumée  de  poudre.  On 
fît  mettre  à  la  porte  de  la  chambre  deux  soldats  et  un 
caporal  tirés  du  corps  de  garde  de  la  mairie,  fourni 
ce  jour-là  par  les  volontaires  d'Eure-et-Loir,  et  il  leur 
fut  interdit  de  laisser  entrer  personne  avant  l'arrivée 
des  magistrats, 

i>  Louis  Perrin,  juge  de  paix  du  canton  de  la  ville 


—  45  — 

basse  de  Verdun,  accourant  aussitôt  à  la  requête  de 
M.  Pichon,  le  commissaire  des  guerres,  rédigea  un 
procès-verbal  de  l'événement  qui  mettait  toute  la  ville 
en  émoi  pour  ne  pas  dire  en  révolution. 

»  M.  de  Beaurepaire  fut  trouvé  vêtu  d'un  habit  de 
garde  national ,  d'une  veste  de  basin  blanc ,  culotte  de 
peau  et  botté;  il  portait  la  croix  de  St-Louis  sur  la  poi- 
trine et  l'épée  au  côté;  deux  pistolets  étaient  à  côté  de  lui. 

»  Le  juge  de  paix ,  qui  était  assisté  de  deux  officiers 
municipaux,  MM.  CoUard  et  Gauyetle,  trouva  sur  lui 
un  portefeuille  contenant  deux  assignats  de  50  livres, 
trois  billets  de  confiance  de  5  sous  et  un  billet  de  con- 
fiance de  10  jous,  des  papiers  de  famille  qui  furent  trans- 
mis au  juge  de  paix  du  canton  de  la  ville  haute  pour  être 
remis  à  M""e  de  Baurepaire  et  quelques  papiers  concer- 
nantla  place,  qui  furent  envoyés  au  sieur Leuaux,  greffier 
secrétaire  de  la  place.  — Dans  une  bourse  de  soie  étaient 
neuf  assignats  de  5  livres  ployés  ensemble,  deux  doubles 
louis  d'or  et  28  livres  5  sous  en  argent  blanc  ;  plus  dans 
la  poche  du  gilet  une  montre  à  boîte  d'or  et  une  clef;  toutes 
choses  qui  furent  également  remises  à  M^e  de  Beaure- 
paire. 

»  M.  Charles  l'Espine,  maître  en  chirurgie,  do- 
micilié à  Verdun,  après  avoir  visité  et  examiné  ledit 
corps,  nous  a  dit  et  rapporté  qu'il  avait  trouvé  le 
menton,  les  deux  mâchoires  tant  supérieure  qu'infé- 
rieure, la  moitié  du  front,  tout  le  côté  droit  delà  tête, 
enlevés;  le  crâne  ouvert  et  la  moitié  de  la  tête  em- 
portée, dont  on  a  trouvé  plusieurs  morceaux  de  chair 
et  d'os  épars  en  la  chambre  ;  que  cette  mort  a  été  oc- 
casionnée par  deux  coups  de  pistolets  que  l'on  a  trouvés 


—  46  — 

déchargés  à  côté  de  lui.  —  Qii'il|n'y  a  pas  de  doute  que 
ce  ne  soit  ledit  sieur  de  Beaurepaire  qui  se  soit  donné 
la  mort,  ayant  trouvé  une  quantité  prodigieuse  de  sang 
répandu  à  côté  de  lui,  qui  a  jailli  jusqu'au  plafond  et 
après  la  boiserie  de  la  dite  chambre  et  sur  le  matelas 
qui  s'y  trouve. 

»  Les  témoins  qui  signèrent  avec  MM.  Perrin,Co]lard 
et  Gauyette  furent  :  Petit,  sergent  au  l^r  bataillon  de  la 
Meuse;  Bohef,  sergent  à  la  6^  compagnie  de  l'Allier; 
Gillet,  sergent  à  la  3^  d'Eure-et-Loir;  Dupoux,  volon- 
taire à  la  li'e  de  l'Allier;  Langlois ,  caporal  à  la  l^e  de 
Seine-et-Marne ,  tous  de  planton  à  l'Hôtel-de-Ville ,  et 
qui  déclarèrent  que  personne  n'avait  paru  ni  remué 
dans  la  maison  commune  depuis  huit  heures  du  soir, 
moment  de  la  rentrée  de  M.  de  Beaurepaire,  jusqu'à 
l'instant  où  le  bruit  du  coup  de  pistolet  était  parvenu  à 
leurs  oreilles.  » 

Ainsi  que  je  l'ai  dit,  ce  procès-verbal,  revêtu  de 
toutes  les  formalités  légales,  est  déposé  en  original  aux 
Archives  de  la  guerre  à  Berlin  ;  il  en  existe  une  copie 
aux  manuscrits  du  Dépôt  de  la  guerre  à  Paris ,  et  ce- 
pendant il  n'a  été  mentionné  par  personne.  Il  aurait 
dû  trancher  la  question  qui  nous  occupe;  mais  il  est 
rédigé  de  telle  façon,  qu'il  ne  peut  fournir  le  moindre 
argument  tant  soit  peu  concluant  pour  démontrer  qu'il 
y  a  eu  suicide. 

En  médecine  légale,  on  ne  doit  jamais  dire  qu'un 
fait  est  certain,  si  cette  certitude  n'est  pas  démontrée 
par  des  preuves  irrécusables,  et  on  ne  trouve  aucune 
de  ces  preuves  dans  les  documents  que  je  viens  de  citer. 
M.  le  juge  de  paix  Perrin  donne  les  détails  les  plus 


—  m  — 

précis  sur  les  habits  du  commandant,  sur  l'argent  et 
les  billets  qu'il  avait  dans  ses  poches  ;  mais  il  ne  dit 
pas  un  mot  de  la  position  du  cadavre,  et  il  ne  dit  rien 
non  plus  de  la  position  exacte  des  pistolets.  Ils  étaient 
à  côté  de  lui;  mais  l'un  était-il  à  droite,  l'autre  à  gauche 
du  cadavre,  ou  étaient -ils  tous  les  deux  du  même  côté, 
ainsi  que  le  procès-verbal  pourrait  le  faire  croire  ? 
Avaient-ils  récemment  fait  feu  tous  les  deux  ou  un  seul 
avait-il  été  tiré?  Toutes  ces  indications  étaient  indis- 
pensables et  on  n'en  dit  pas  un  mot. 

Dans  le  procès-verbal  de  M.  Charles  l'Espine, 
maître  en  chirurgie,  non  seulement  il  y  a  aussi  des 
omissions  qu'il  n'est  jamais  permis  de  faire  en  pareil 
cas,  mais  on  trouve  à  la  fin  une  affirmation  aussi  témé- 
raire qu'injustifiable.  «  Il  n'y  a  pas  de  doute,  dit  le 
»  médecin  expert,  que  ce  ne  soit  le  sieur  Beaurepaire 
»  qui  se  soit  donné  la  mort,  ayant  trouvé  une  quantité 
»  prodigieuse  de  sang  répandu  autour  de  lui,  qui  a 
»  jailli  jusqu'au  plafond^  après  la  boiserie  de  ladite 
»  chambre,  et  sur  le  matelas  qui  s'y  trouve.  » 

Pendant  plus  de  dix  ans,  j'ai  été  chargé  de  la  péni- 
ble mission  de  constater  les  morts  violentes  qui  avaient 
eu  lieu  dans  l'arrondissement  d'Angers,  de  rechercher  si 
elles  étaient  le  résultat  d'un  acte  volontaire,  d'un  crime 
ou  d'un  accident,  et  jamais  je  n'aurais  osé  émettre 
même  un  soupçon,  si  je  n'avais  eu  pour  le  justifier  que 
des  faits  aussi  peu  probants  que  ceux  présentés  à  l'ap- 
pui de  son  affirmation  par  M.  le  chirurgien  de  Verdun. 
Un  de  ces  faits  cependant  aurait  pu  démontrer  le  sui- 
cide, si  on  l'avait  constaté  dans  toutes  ses  particula- 
rités au  lieu  de  l'iadiquer  par  un  seul  mot  :  c'est  la 


—  AS  — 

présence  du  sang  au  plafond,  où  il  avait  jailli,  pré- 
Icnd-on.  S'il  y  avait  réellement  des  taches  au  pla- 
fond, il  eût  d'abord  fallu  démontrer  que  ces  taches 
étaient  bien  des  taches  de  sang.  Il  est  impossible  d'ad- 
mettre que  le  sang  ait  jailli  jusqu'au  plafond,  ainsi 
qu'on  le  dit;  il  n'aurait  pu  y  être  porté  que  parle  pro- 
jectile, et  c'est  le  passage,  la  direction  de  ce  projectile 
qu'il  aurait  fallu  surtout  indiquer.  Si,  en  effet,  on  avait 
trouvé  près  de  ces  taches,  directement  au-dessus  de  la 
tête  du  cadavre,  la  trace  d'une  ou  plusieurs  balles,  le 
suicide  était  plus  que  probable;  je  pourrais  citer  à 
l'appui  de  mon  opinion  plusieurs  faits  que  j'ai  observés 
et  qui  sont  aussi  démonstratifs  que  possible. 

En  omettant  ces  diverses  et  nécessaires  indications, 
M.  le  juge  de  paix  et  surtout  M.  l'Espine  ont  enlevé 
à  leurs  procès-verbaux  toute  espèce  de  valeur  médico- 
légale.  M.  le  chirurgien  a  eu  de  plus  le  grand  tort 
de  déclarer  vrai  un  fait  très  grave,  alors  qu'il  ne  ba- 
sait cette  assertion  que  sur  des  allégations  qui  ne 
prouvent  nullement  qu'il  y  a  eu  suicide. 

Même  avec  les  documents  si  précieux  que  nous  a 
fait  connaître  M.  le  lieutenant  Mérat,  il  est  donc  impos- 
sible de  trouver  jusqu'à  ce  jour  une  seule  preuve 
physique  qui  permette  d'affirmer  que  M.  de  Beaurepaire 
s'est  suicidé.  Nous  ne  pouvons  donc  obtenir  qu'une 
conviction  morale  basée  .sur  l'interprétation  tout  à  fait 
hypothétique  des  faits  constatés.  Voici  l'explication  don- 
née par  M.  Mérat  : 

«  Rentré  chez  lui,  seul,  livré  à  ses  pensées,  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  il  se  sentit  effrayé  de  la  responsabilité 
qui  allait  peser  sur  lui;  il  n'osa  piis  lutter  contre  le 


—  49  — 

sort  fatal  qui  lui  avait  fait  écheoir  le  commandement 
d'une  place  abandonnée,  peut-être  même  livrée  à  l'en- 
nemi avant  qu'elle  fut  attaquée  ;  il  vit  que  le  conseil 
défensif  voulait  la  capitulation...  Sa  tête  se  perdit^  son 
exaltation  l'égara;  il  se  comprit  déshonoré,  traîné  à 
l'échafaud,  et  le  désespoir  s'emparant  de  son  âme ,  il 
résolut  de  prouver  que  s'il  ne  pouvait  pas  vaincre,  tout 
au  moins  il  savait  mourir.  Ce  qui  me  porterait  surtout 
à  croire  cela,  continue  M.  Méral,  c'est  cette  lettre  qui 
nous  est  restée  de  l'écriture,  dit-on,  de  Beaurepaire , 
mais  sans  signature ,  et  sur  laquelle,  à  coup  sûr,  il 
médita  longtemps  avant  d'en  finir  avec  l'existence  : 


«  Du  1  "=>■  septembre  1792,  à  trois  heures  du  soir. 

»  Le  commandant  de  la  place  aura  l'honneur  de 
faire  parvenir  demain  à  M.  le  duc  de  Brunswick,  avant 
l'expiration  des  vingt-quatre  heures,  sa  réponse  défini- 
tive aux  conditions  qui  lui  sont  proposées  ;  mais  il  a 
l'honneur  d'observer  que  deux  corps  de  troupes  de  la 
garnison  sont  entrés  avec  chacun  deux  pièces  de  cam- 
pagne faisant  partie  de  leur  armement,  et  qu'ils  espè- 
rent qu'on  voudra  bien  les  leur  accorder  comme  une 
des  conditions  intégrantes  de  la  capitulation  proposée. 

»  Le  commandant  militaire  de  Verdun.  » 

Cette  version  est  certainement  acceptable,  et  il  est 

possible  que  les  faits  se  soient  passés  ainsi.  Tout  autour 

du  commandant  était  trahison  et  mort.  S'il  acceptait  la 

capitulation  avant  un  assaut,  il  lui  fallait  fuir  la  France 

soc.  d'ag.  4 


—  50  — 

ou  livrer  sa  tête  au  hideux  couperet  de  la  guillotine  (1)  ; 
s'il  persistait  à  ne  pas  vouloir  la  signer  malgré  l'avis 
des  corps  administratif  et  judiciaire,  malgré  les  démons- 
trations énergiques  de  la  population  et  de  la  garde 
nationale,  il  s'exposait  aussi  à  la  mort  dont  le  mena- 
çait l'émeute,  et  on  conçoit  que,  dans  une  position 
semblable,  une  espèce  de  désespoir  fasse  accepter  par 
un  homme  faible  de  caractère  ou  surexcité  par  les  pas- 
sions politiques,  les  résolutions  les  plus  extrêmes. 

Mais  tel  n'était  pas  M.  de  Beaurepaire  Celles  de  ses 
lettres  qui  ont  été  publiées  donnent  à  penser  qu'il  tra- 
versait avec  un  très  grand  calme  les  événements  extraor- 
dinaires au  milieu  desquels  il  se  trouvait  lancé.  Né 
le  7  janvier  1740,  il  avait  plus  de  cinquante-deux  ans 
au  moment  de  sa  mort.  Entré  au  service  comme  soldat 
en  1760,  il  était,  en  1768,  officier  et  porte-étendard 
dans  le  magnifique  régiment  des  Carabiniers  de  Mon- 
sieur, et  en  1789  capitaine  et  chevalier  de  Saint-Louis. 
Dans  ces  conditions,  avec  de  tels  états  de  service ,  un 
militaire  se  préoccupe  fort  peu  de  ressembler  à  Caton 
ou  à  Brutus ,  mais  il  est  inflexible  sur  le  devoir,  et  il 
sait  que  l'honneur  du  soldat  est  avant  tout  de  défendre, 
tant  qu'il  a  un  souffle  de  vie,  le  poste  que  la  patrie  lui 
a  confié.  M.  de  Beaurepaire  le  savait  mieux  que  per- 
sonne, et  il  était  décidé,  j'en  suis  convaincu,  à  mourir 

(•1)  L'article  1er  du  décret  du  25  juillet  1792  est  ainsi  conçu  : 
«  Tout  commandant  de  place  forte,  revêtue  ou  bastionnée,  qui  la 
»  rendra  avant  qu'il  n'y  ail  brèche  accessible  et  praticable  au  corps 
»  de  ladite  place,  qu'il  n'ait  soutenu  au  moins  un  assaut,  dans  le  cas 
»  seulement  où  il  y  aurait  un  retranchement  intérieur,  fait  à  l'avance 
)i  ou  pendant  le  siège,  sera  puni  de  mort.  » 


—  54  — 

l'épée  haute  et  le  commandement  à  la  bouche ,  lors- 
qu'après  avoir  parcouru  tous  les  postes,  il  rentra  dans 
sa  chambre  et  y  trouva  la  mort. 

Si  les  contradictions  qui  ont  existé  dans  les  détails 
donnés  dès  les  premiers  temps  à  la  tribune  nationale; 
si  les  incertitudes  maintes  fois  signalées  dans  les  récits 
de  nos  compatriotes,  anciens  volonlaires  du  l^r  ba- 
taillon; si  l'absence,  dans  les  procès-verbaux  officiels 
du  juge  de  paix  et  du  médecin,  des  renseignements  les 
plus  nécessaires  sur  la  position  du  cadavre  et  des  pisto- 
lets, l'état  des  pistolets,  le  trajet  et  la  direction  du  ou 
des  projectiles  (car  il  est  impossible  de  dire  si  un  seul 
coup  de  pistolet  a  été  tiré  ou  s'il  y  en  a  eu  deux);  si 
l'ensemble  de  toutes  ces  circonstances  doit  faire  regar- 
der comme  très  douteux  le  suicide  de  M.  de  Beaure- 
paire,  il  a  de  plus  pour  conséquence  immédiate,  forcée, 
de  faire  penser  que  si  le  commandant  ne  s'est  pas 
donné  la  mort,  il  l'a  reçue  d'une  main  étrangère  ;  et 
c'est  ici  le  cas  de  parler  d'un  document  presqu'aussi 
intéressant  et  tout  aussi  peu  connu  que  le  travail  de 
M.  Mérat. 

En  1836,  le  roi  Louis-Philippe  demanda  au  général 
Lemoine,  qui  avait  assisté  au  siège  de  Verdun  comme 
commandant  en  second  du  bataillon  de  Maine  et  Loire, 
de  rédiger  ses  souvenirs  sur  ce  sujet.  Le  général  en- 
voya un  mémoire  qui  fut  ensuite,  parles  ordres  du  roi, 
porté  aux  manuscrits  du  Dépôt  de  la  guerre.  Nous  y 
trouvons  une  nouvelle  explication  de  la  mort  de  M.  de 
Beaurepaire;  la  voici  : 

<(  Le  lendemain  2  septembre,  à  5  heures  du  matin, 
dit  le  général  Lemoine,  lorsque  le  pont-levis  de  la  cita- 


—  52  — 

délie  fui  baissé,  on  vint  me  prévenir  que  le  commandant 
Beaurepaire  s'était  brûlé  la  cervelle  dans  sa  chambre  à 
coucher.  Je  courus  à  la  maison  de  ville  où  je  trouvai 
le  corps  du  commandant  sans  vie,  horriblement  mutilé 
et  baigné  dans  son  sang  par  l'effet  d'un  de  ses  pistolets 
qui  se  trouva  déchargé  et  qui  parut  avoir  été  tiré  du 
côté  de  la  face,  ce  qui  lui  enleva  une  partie  delà  tête. 
J'interrogeai  le  secrétaire,  le  domestique  qui  était  à  sa 
porte  au  moment  de  la  détonation  du  pistolet;  ce  der- 
nier me  déclara  a^oir  entendu  marcher  sur  la  terrasse 
et  ouvrir  la  porte  de  la  chambre  où  reposait  le  com- 
mandant, et  après  la  détonation,  il  entendit  encore 
fermer  cette  même  porte  et  marcher  sur  la  terrasse 
avec  précipitation  et  se  dirigeant  vers  l'appartement  où 
étaient  en  permanence  les  membres  de  la  municipalité. 

»  Cet  appartement  avait  également  une  porte  par 
laquelle  on  communiquait  sur  cette  terrasse ,  et  par 
conséquent  avec  l'appartement  du  commandant  Beaure- 
paire. Nous  fîmes  aussitôt  des  recherches  dans  ses 
papiers  pour  nous  assurer  s'il  avait  laissé  quelques 
notes  pour  sa  famille,  pour  moi  ou  pour  quelqu'autre 
personne.  Mais  nous  ne  trouvâmes  rien ,  absolument 
rien  qui  pût  faire  penser  qu'il  s'était  préparé  à  cette 
catastrophe.  Aussi  je  déclare  hautement  que  je  n'ai 
jamais  pu  ployer  ma  raison  jusqu'à  croire  que  cette 
mort  fût  l'effet  d'un  suicide.  » 

Tout  dans  ce  récit  me  semble  l'expression  de  la  vé- 
rité, de  la  part  de  l'homme  qui  mieux  que  personne 
devait  connaître  les  plus  intimes  pensées  de  son  com- 
mandant. M.  de  Beaurepaire,  je  le  crois  comme  le  géné- 
ral Lemoine,  aimait  trop  tendrement  sa  femme  et  son 


—  53  — 

fils,  qui  l'avaient  suivi  dans  sa  périlleuse  campagne^ 
pour  ne  pas  leur  écrire  quelques  mots  d'adieu  avant 
de  se  donner  la  mort;  il  était  trop  bon  militaire  pour 
ne  pas  transmettre  avant  de  mourir,  à  celui  qui  devait 
immédiatement  le  remplacer  à  la  tête  du  bataillon,  ses 
dernières  volontés,  ses  dernières  instructions,  ses  ordres 
suprêmes.  J'admets  donc  de  tous  points  l'explication 
donnée  par  le  général  Lemoine,  et  je  crois  d'autant 
mieux  que  cette  opinion  est  la  véritable  qu'elle  a 
été  formellement  émise  et  énergiquement  soutenue  par 
M.  Gosselin,  colonel  du  génie,  dans  un  écrit  que  je  n'ai 
malheureusement  pas  pu  me  procurer ,  mais  dont  on 
m'a  fait  connaître  le  sens  et  l'esprit.  Après  avoir  ques- 
tionné souvent  à  Verdun  les  hommes  qui  par  leur  âge, 
par  leur  position ,  étaient  le  mieux  en  mesure  de  con- 
naître la  vérité;  après  avoir  causé  avec  eux  de  la  ma- 
nière la  plus  intime,  le  colonel,  qui  est  lui-même  de 
Verdun,  est  persuadé  qu'à  l'issue  de  la  séance  du 
conseil  de  défense,  à  sept  heures  du  soir,  plusieurs 
officiers  municipaux  étaient  restés  à  la  maison  com- 
mune, ce  que  constate  le  procès-verbal  de  M.  le  juge 
de  paix.  On  attendait  avec  anxiété  la  réponse  que  de- 
vait donner  M.  de  Beaurepaire,  et  vers  la  fin  de  la  nuit, 
comme  tout  devait  faire  croire  que  le  commandant 
persisterait  dans  sa  résolution  de  ne  pas  capituler,  un 
personnage  inconnu,  porteur  de  la  lettre  au  duc  de 
Brunswick  qu'on  a  trouvée  non  signée  auprès  du  cadavre, 
a  pénétré  dans  la  chambre  du  commandant  par  la  ter- 
rasse, lui  a  demandé  s'il  voulait  signer,  et  sur  son  refus  a 
fait  feu,  puis  s'est  retiré  précipitamment  par  la  même 
terrasse.  L'explosion  est  entendue  du  sergent  et  de 


_  54  — 

l'officier  municipal  qui  se  promenaient  dans  la  cour; 
ils  heurtent  chez  le  commandant ,  enfoncent  la  porte , 
et  placent  des  factionnaires  avec  consigne  de  ne  lais- 
ser entrer  personne.  M.  le  juge  de  paix  Perrin ,  M.  le 
maître  en  chirurgie  l'Espine,  rédigent  leur  procès- 
verbal,  et  à  cinq  heures,  lorsque  le  pont-levis  est 
baissé,  les  volontaires  du  l^r  bataillon,  qui  tous  avaient 
passé  la  nuit  dans  la  citadelle,  apprennent  que  leur 
commandant  est  mort  et  qu'on  a  constaté  qu'il  s'était 
suicidé.  Au  même  instant  le  conseil  de  défense  se  réunit 
de  nouveau,  accepte  la  capitulation  avec  des  expres- 
sions presqu'identiques  à  celles  de  la  lettre  trouvée  près 
de  M.  de  Beaurepaire,  et  avant  midi,  Marceau,  comme 
le  plus  jeune  officier  supérieur  de  la  place,  la  remet- 
tait au  roi  de  Prusse. 

Telle  est,  je  n'en  doute  pas,  la  vérité  sur  la  mort 
du  commandant  du  l^r  bataillon  de  Maine  et  Loire., 
et  sur  la  reddition  de  Verdun.  Si  cette  vérité  a  été  si 
longtemps  méconnue,  c'est  qu'elle  a  été  tout  d'abord 
couverte  d'un  voile  épais  par  des  gens  intéressés  à  le 
faire,  qui  ont  présenté  à  sa  place,  comme  un  acte 
d'héroïsme  ,  ce  qui  n'était  réellement  qu'un  prudent  et 
adroit  mensonge.  On  ne  se  vante  jamais  d'avoir  tué  un 
homme  par  surprise,  même  quand,  en  se  portant  à 
cette  extrémité,  on  a  pour  but  d'épargner  à  une  ville 
les  horreurs  d*un  bombardement  et  d'un  assaut;  on 
tâche  au  contraire,  par  tous  les  moyens  possibles,  de 
rejeter  bien  loin  de  soi  la  terrible  responsabilité  d'un 
tel  acte.  C'est  ce  qu'ont  fait  ceux  qui,  comme  je  le 
suppose,  ont  tué  M.  de  Beaurepaire.  Ils  ont  immédia- 
tement déclaré  que  le  commandant  s'était  suicidé  ;  ils 


—  55  — 

l'ont  fait  constater  avec  toutes  les  formalités  légales,  et 
ils  ont  ainsi  échappé  à  toute  crainte  d'enquête  posté- 
rieure ,  d'instruction  judiciaire ,  de  représailles.  En 
relisant  même  avec  attention  le  post-scriptum  qui  ter- 
mine le  procès-verbal,  on  se  demande  si  en  constatant 
que  personne  n'avait  paru  ni  remué  dans  la  maison 
commune  depuis  huit  heures  du  soir,  moment  de  la 
rentrée  do  M.  de  Beaurepaire,  jusqu'à  l'instant  où  on  ' 
a  entendu  le  coup  de  pistolet,  on  n'a  pas  voulu,  dès  le 
premier  moment,  détruire  autant  que  possible  un  fait 
qui  mieux  qu'aucun  autre  pouvait  conduire  à  la  décou- 
verte de  la  vérité. 

De  son  côté,  le  gouvernement  d'alors  trouva  dans  le 
suicide  de  M.  de  Beaurepaire,  un  puissant  moyen  d'ac- 
tion sur  les  masses  armées  qu'il  précipitait  au-devant 
de  la  coalition  qui  envahissait  la  France.  «  Beaurepaire, 
disait  M.  Delaunay,  n'est  pas  mort  en  homme  faible  et 
désespéré  ;  son  trépas  n'a  été  que  le  refus  de  revoir  la 
lumière  après  qu'elle  a  éclairé  des  trahisons  et  des 
perfidies  ;  il  a  jugé  que  sa  mort  nous  serait  plus  utile 
que  sa  vie,  qu'il  fallait  que  cette  grande  et  terrible  leçon 
encourageât  les  timides,  raffermît  les  chancelants  ;  qu'elle 
devînt  le  premier  supplice  des  cœurs  lâches  qui  ont 
abjuré  la  liberté,  et  qu'enfin  elle  apprît  aux  satellites 
de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  qu'on  n'asservit  point  un 
pays  tant  qu'il  existe  des  hommes  qui  n'ont  pas  vaine- 
ment juré  de  vivre  libres  ou  mourir.  »  Beaurepaire  fut 
le  héros  populaire;  on  joua  sur  plusieurs  théâtres  des 
pièces  qui  finissaient,  aux  grands  applaudissements  de 
la  foule,  par  le  suicide  et  l'apothéose  du  commandant 
angevin,  et  dans  presque  toutes  les  villes,  on  donna  à 


—  56  — 

l'une  des  rues  les  plus  fréquentées  le  nom  du  chef  de 
notre  premier  bataillon. 

Il  était  donc  du  plus  haut  intérêt  pour  un  certain 
nombre  d'habitants  de  Verdun  de  faire  croire  au  suicide 
de  M.  de  Beaurepaire,  et  personne  n'avait  intérêt  à 
prouver  le  contraire;  il  était  utile  au  gouvernement 
d'assimiler  cette  mort  volontaire  aux  actes  les  plus 
fameux  dans  l'histoire  de  la  vieille  Rome  et  de  la  vieille 
Grèce,  pour  surexciter  dans  la  nation  un  enthousiasme 
qui  lui  était  plus  que  jamais  nécessaire  :  un  seul  indi- 
vidu devait  en  souffrir  si  ce  n'est  dans  sa  personne,  au 
moins  dans  le  respect  qu'on  devait  à  sa  mémoire,  et 
cet  individu  était  M,  de  Beaurepaire  lui-même.  Tout 
l'enthousiasme  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  ne  dura 
pas  longtemps,  car  dans  son  fameux  rapport,  le  repré- 
sentant Cavaignac  prononçait,  cinq  mois  après  la  prise 
de  Verdun,  cette  phrase  sévère  :  «  Je  ne  ferai  aucune 
réflexion  sur  la  mort  de  Beaurepaire,  je  laisse  à  l'his- 
toire le  soin  d'apprécier  une  action  qui  lui  a  mérité  les 
honneurs  de  l'apothéose.  Je  me  contenterai  d'observer 
qu'il  est  à  regretter  que  cet  officier,  au  lieu  de  se  donner 
la  mort,  ne  l'ait  pas  reçue  de  la  main  d'un  ennemi  sur 
la  brèche  ou  dans  la  citadelle  :  c'est  là  que  son  sang 
pouvait  couler  utilement  pour  la  patrie.  »  Quel  démenti 
donné  aux  phrases  ampoulées  du  rapport  du  mois  de 
septembre! 

Bien  souvent,  pendant  cinquante  ans,  la  mort  de 
M.  de  Beaurepaire  a  été  jugée  comme  elle  l'avait  été 
en  pleine  Convention  ;  bien  souvent  elle  a  été  stigma- 
tisée, d'une  manière  plus  cruelle  encore,  au  nom  de 
la  morale  et  de  la  religion ,  mais  jamais  dans  une  cir- 


—  57  — 

constance  plus  grave  qu'en  1842,  à  Angers  même,  dans 
le  sein  du  Conseil  municipal,  oii  l'on  agitait  la  question 
de  savoir  si  une  statue  serait  élevée  au  commandant 
du  1er  bataillon.  Un  militaire  aussi  brave  que  distingué, 
officier  supérieur  comme  M.  de  Beaurepaire,  comme 
lui  chevalier  de  Saint-Louis  (4),  déclara  formellement 
qu'il  voterait  contre  un  semblable  projet:  «  Je  ne 
consentirai  jamais,  dit-il,  à  honorer  la  mémoire  d'un 
officier  qui,  chargé  d'un  commandement,  aurait  aban- 
donné son  poste,  et  se  brûler  la  cervelle  quand  on  est 
en  face  l'ennemi ,  c'est  la  plus  honteuse  manière  de 
déserter.  » 

Eh  bien  !  c'est  pour  détourner  de  M.  de  Beaurepaire 
une  pareil  note  d'infamie,  c'est  pour  augmenter  et 
rendre  plus  irréprochable  aux  yeux  de  tous  le  prestige 
qui  entoure  encore  aujourd'hui  son  nom;  c'est  par 
respect  pour  la  mémoire  de  son  fils  qui  m'honora 
souvent  du  titre  d'ami  ;  c'est  par  affection  pour  plu- 
sieurs de  ses  parents  qui  jouissent  dans  notre  ville 
d'une  haute  et  juste  considération,  que  je  voudrais 
porter  dans  tous  les  esprits  la  conviction  qui  s'est  for- 
mée dans  le  mien,  et  faire  admettre,  contrairement  à 
ce  qui  a  été  dit  et  écrit  jusqu'à  ce  jour,  les  conclusions 
suivantes  : 

M.  de  Beaurepaire  ne  s'est  point  volontairement 
donné  la  mort  à  Verdun,  dans  la  nuit  du  l^r  septem- 
bre 1792; 

Décidé  à  rejeter  une  capitulation  qu'il  ne  pouvait, 
sans  se  déshonorer,  accepter  dans  les  conditions  oîi  on 

(1)  M.  La  Tour,  commandant  du  génie. 


—  58  — 

la  lui  présentait ,  il  a  été  tué  par  ceux  qui  voulaient 
évitera  la  ville  les  horreurs  d'un  bombardement  et 
d'un  assaut  ; 

M.  de  Beaurepaire  est  mort  à  son  poste  ;  il  l'a  dé- 
fendu jusqu'à  son  dernier  soupir,  comme  doit  le  faire 
tout  brave  et  loyal  officier. 

Si  ces  vérités  avaient  été  reconnues  et  proclamées 
en  temps  opportun,  les  monuments  votés  pour  immor- 
taliser le  commandant  du  l^r  bataillon  de  Maine  et 
Loire,  ne  seraient  pas  restés  jusqu'à  ce  jour  de  vains 
et  stériles  projets. 


RAPPORT 

SUR  LE   MÉMOIRE   DE    M.    ADOLPHE   LACHÈSE 
intitulé  : 

OBSERVATIONS  MÉDICO-LÉG\LES  SUR  U   «ORT  DE  M.   DE  BEAUREPMRE 

Commandant  du  premier  bataillon  des  voluntalres 
de  Maine  et  Loire  (1), 

PAR  M.  A.  LEMARCHAND. 


La  mort  de  Beaurepaire  est  un  de  ces  épisodes  tra- 
giques qui  ont  le  privilège  de  frapper  tous  les  esprits. 
Mais  cet  événement  doit  nous  inspirer  un  intérêt  tout 
spécial ,  puisque  le  héros  du  drame  était  le  chef  d'un 
bataillon  composé  de  volontaires  angevins. 

Beaurepaire  s'est-il  donné  la  mort  pour  échapper 
à  la  honte  d'une  capitulation?  Ou  bien  a-t-il  été  vic- 
time d'un  assassinat,  et  peut- on  dégager  sa  mémoire 
d'une  popularité  fausse  et  flétrissante?  Telle  est  la 
question  que  M.  Adolphe  Lachèse  s'est  proposé  d'exa- 

(1  )  Ce  rapport  a  été  présenté  au  nom  d'une  Commission  composée 
de  MM.  Coutret,  Farge  et  Lemarchand. 


—  60  — 
miner  dans  le  travail  dont  vous  avez  entendu  la  lec- 
ture.*I1  s'est  entouré  de  nombreux  documents;  il  a 
recueilli  de  graves  témoignages,  soumis  les  assertions 
déclamatoires  et  passionnées  au  contrôle  d'une  raison 
.  sévère,  et,  tout  bien  pesé,  il  croit  pouvoir  affirmer, 
contrairement  à  l'opinion  commune,  que  Beaurepaire 
ne  s'est  pas  rendu  coupable  d'un  suicide. 

Résumons  les  faits  : 

Le  31  août  1792,  les  Prussiens  et  les  émigrés,  sous 
les  ordres  du  duc  de  Brunswick,  investissent  Verdun 
et  somment  les  habitants  de  livrer  la  place. 

Le  Conseil  de  défense ,  formé ,  suivant  les  lois  de 
l'époque,  de  tous  les  chefs  de  corps  de  la  garnison,  du 
commandant  de  la  garde  nationale  et  des  membres 
du  corps  administratif,  s'assemble  à  la  maison  de  ville, 
et,  après  une  longue  délibération,  il  est  décidé  qu'on 
soutiendra  le  siège. 

Beaurepaire  envoie  au  duc  de  Brunswick  la  réponse 
suivante,  dictée  à  neuf  heures  du  matin  : 

«  Le  commandant  et  les  troupes  de  la  garnison  de 
»  Verdun  ont  l'honneur  de  faire  observer  à  M.  de 
B  Brunswick  que  la  défense  de  la  place  leur  a  été  con- 
»  fiée  par  le  roi  des  Français ,  de  la  loyauté  duquel 
))  ils  ne  sauraient  douter.  En  conséquence  ils  ne  peu- 
»  vent,  sans  manquer  au  roi,  à  la  nation  et  aux  lois, 
»  livrer  la  ville,  tant  qu'il  leur  restera  des  moyens  de 
»  défense.  Ils  espèrent  être  assez  heureux  pour  méri- 
»  ter  par  là  l'estime  de  l'illustre  guerrier  qu'ils  ont 
»  l'honneur  de  combattre.  » 

Le  soir  du  même  jour  (à  six  heures,  suivant  les  uns, 
à  onze  heures ,  suivant  les  autres)  le  bombardement 


—  61  — 

commence.  Il  est  interrompu  le  ler  septembre ,  à  une 
heure  du  malin;  mais  il  reprend  à  trois  heures  et  se 
prolonge  jusqu'à  huit. 

Verdun  n'avait  qu'une  faible  garnison  et  ses  fortifi- 
cations étaient  en  mauvais  état. 

Le  Conseil  se  réunit  de  nouveau  et  se  déclare  en 
permanence.  Les  ingénieurs,  consultés,  donnent  des 
détails  peu  rassurants,  et  des  murmures  éclatent  dans 
la  ville.  Quatre  maisons  sont  réduites  en  cendres,  et 
quatre-vingts  menacent  de  s'écrouler. 

Les  Prussiens  envoient  une  nouvelle  sommation. 

Le  péril  est  extrême.  Cependant  le  Conseil  hésite 
encore  à  rendre  la  place,  et  demande  une  trêve  de 
vingt-quatre  heures,  qui  lui  est  accordée. 

Il  faut  citer  ici  une  pièce  fort  importante  dont  le 
texte  a  été  reproduit  par  deux  historiens  du  siège  de 
Verdun,  MM.  François  Grille  et  Paul  Mérat.  C'est  une 
lettre  adressée  à  Brunswick  et  ainsi  conçue  : 

«  Du  lei-  septembre  ild'i,  à  3  heures  du  soir. 

»  Le  commandant  de  la  place  aura  l'honneur  de 

»  faire  parvenir  demain  à  M.  le  duc  de  Brunswick, 

»  avant  l'expiration  des  24  heures ,  la  réponse  défini- 

»  tive  aux  conditions  qui  lui  sont  proposées;  mais  il 

))  a  l'honneur  de  faire  observer  que  deux  des  corps  de 

»  troupes  de  la  garnison  sont  entrés  à  Verdun,  chacun 

»  avec  deux  pièces  de  campagne  faisant  partie  de  leur 

»  armement,  et  qu'ils  espèrent  qu'on  voudra  bien  les 

»  leur  accorder,  comme  une  des  conditions  intégrantes 

»  de  la  capitulation. 

»  Le  commandant  militaire  de  Verdun.  » 


—  62  — 

Cette  lettre,  sans  signature,  aurait  été,  suivant 
M.  Grille,  portée  au  camp  prussien,  à  l'insu  du  com- 
mandant des  volontaires  de  Maine  et  Loire,  et  ne  serait 
qu'une  œuvre  frauduleuse.  M.  Mérat  est  d'un  autre 
avis.  La  pièce,  suivant  lui,  ne  fut  pas  envoyée.  On  la 
trouve  encore  aujourd'hui  aux  archives  du  Dépôt  de 
la  guerre,  et  elle  est,  dit-on,  de  la  main  même  de 
Beaurepaire.  Il  serait  important  de  vérifier  l'exactitude 
de  cette  dernière  assertion  ;  car  si  elle  est  vraie ,  le 
caractère  donné  jusqu'ici  au  commandant  de  Verdun 
se  modifie  singulièrement,  et,  à  la  place  du  stoïcisme 
antique  qu'on  a  tant  applaudi ,  on  ne  voit  plus  qu'in- 
certitude et  perplexité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  que  la  suspension  d'armes 
fut  obtenue,  le  Conseil  se  fit  de  nouveau  rendre  compte 
des  ressources  de  la  place.  L'ingénieur  Bousmard  af- 
firme que  la  défense  des  remparts  est  impossible;  le 
commandant  de  l'artillerie,  Vercly,  atteste  que  la  plu- 
part de  ses  pièces  sont  démontées;  et  le  commissaire 
des  guerres,  Pichon,  déclare  que  les  approvisionne- 
ments sont  aux  trois  quarts  épuisés.  En  présence  de 
cette  situation,  vingt-trois  membres  des  corps  adminis- 
tratif et  judiciaire  écrivent  au  Conseil  pour  demander 
que  la  ville  capitule. 

Pendant  toute  la  journée  du  1er  septembre,  on  déli- 
bère, on  discute;  mais  aucune  décision  n'est  prise,  et 
il  est  fort  difficile  de  savoir  quelles  sont  les  paroles 
prononcées  par  Beaurepaire,  dans  ces  longs  et  orageux 
débats,  tant  les  narrateurs  ont  ici  mêlé  le  roman  à 
l'histoire. 

A  sept  heures  du  soir,  la  séance  est  levée,  et  tous 


les  officiers  qui  faisaient  partie  du  Conseil  retournent 
à  leurs  postes. 

Beaurepaire,  accompagné  de  deux  officiers,  va  visi- 
ter les  remparts. 

Vers  le  milieu  Je  la  nuit,  il  rentre  à  la  Maison  de 
ville,  et  s'enferme  dans  la  chambre  qu'il  s'y  était  ré- 
servée depuis  qu'on  lui  avait  confié  la  défense  de  Ver- 
dun. On  pouvait,  dit  M.  Mérat,  arriver  dans  cette 
chambre  de  deux  côtés  :  par  une  terrasse  et  par  la 
salle  des  délibérations  du  Conseil. 

Que  fait  alors  Beaurepaire?  Se  jelte-t-il  sur  son  lit 
et  s'y  endort-il  ?  Ou  bien  réfléchit-il  sur  les  événements 
de  la  journée,  et  pése-t-il  toutes  les  graves  responsa- 
bilités de  son  commandement?  C'est  le  secret  de  sa 
tombe. 

Tout-à-coup,  une  détonation  retentit.  Un  sergent  du 
premier  bataillon  de  la  Meuse  et  un  officier  municipal, 
tous  les  deux  de  garde  en  ce  moment^  se  promenaient 
dans  la  cour  de  la  mairie.  Ils  s'élancent  vers  la  cham- 
bre du  commandant,  qui  était  encore  éclairée  et  d'où 
le  bruit  leur  avait  semblé  venir  :  Beaurepaire  gisait 
sur  le  sol,  la  tête  fracassée. 

Quelques  instants  après,  un  juge  de  paix,  Louis 
Perrin,  accompagné  de  deux  officiers  municipaux  et 
d'un  maître  en  chirurgie,  Charles  l'Espine,  arrive  à  la 
maison  de  ville  et  dresse  procès-verbal. 

La  nouvelle  de  l'événement  se  répand  avec  rapidité 
dans  la  ville,  et  produit  une  vive  émotion  parmi  les 
volontaires  de  Maine  et  Loire. 

Cependant,  dès  cinq  heures  du  matin,  les  membres 
du  Conseil  se  rassemblent  à  la  mairie,  investissent  du 


—  64  — 

commandement  de  Verdun  M.  de  Neyon^  lieutenant- 
colonel  du  2e  bataillon  des  volontaires  de  la  Meuse, 
puis  décident  qu'il  y  a  lieu  de  rendre  la  place. 

Dans  la  soirée  du  2  septembre ,  la  capitulation  est 
signée,  et  le  lendemain,  les  troupes  françaises  sortent 
de  Verdun  par  la  porte  de  France,  avec  armes  et 
bagages. 

Tels  sont  les  faits  incontestés.  Rappelons  mainte- 
nant les  opinions  qui  ont  été  émises  sur  la  mort  de 
Beaurepaire. 

La  première  est  celle  de  Charles  l'Espine.  D'après 
ce  maître  en  chirurgie,  qui  verbalise  d'une  façon  très 
laconique,  il  n'est  pas  douteux  que  le  commandant 
des  volontaires  angevins  ne  se  soit  tué  lui-même  à 
l'aide  de  deux  pistolets  qu'on  a  trouvés  déchargés  près 
du  cadavre. 

Vient  ensuite  la  déclaration  du  représentant  Laporte, 
qui,  le  6  septembre  1792,  annonce  à  l'Assemblée 
législative  que  Beaurepaire ,  n'ayant  pu  déterminer  le 
Conseil  de  défense  de  Verdun  à  repousser  les  proposi- 
tions de  Brunswick ,  s'est  brûlé  la  cervelle. 

Le  12  septembre,  dans  une  séance  de  la  même 
Assemblée,  M.  Delaunay  aîné,  l'un  des  représentants 
de  l'Anjou,  reproduit  la  même  assertion,  mais  avec 
amplification  oratoire ,  afin  d'obtenir  pour  le  chef  de 
ses  concitoyens  les  honneurs  du  Panthéon.  «  Beaure- 
»  paire,  dit-il,  s'est  donné  la  mort  en  présence  des 
»  fonctionnaires  publics,  lâches  et  parjures,  qui  ont 
»  livré  le  poste  confié  à  son  courage.  » 

En  1793,  le  représentant  Cavaignac  est  chargé  de 
faire  une  enquête  sur  la  reddition  de  Verdun,  et  le 


—  65  — 
9  février,  il  lit  à  la  Convention  un  rapport  dont  on 
connaît  les  implacables  conclusions.  Cavaignac  croit 
aussi  au  suicide,  mais  à  un  suicide  accompli  dans  la 
solitude,  sous  l'empire  d'un  sentiment  qu'il  juge  avec 
sévérité,  non  au  suicide  théâtral  raconté  par  Delaunay. 

Enfin,  en  1836,  le  général  Lemoine,  dans  un  mé- 
moire rédigé  sur  la  demande  du  roi  Louis-Phi- 
lippe, se  prononce  énergiquement  contre  l'opinion 
précédente.  Lemoine  avait  fait  partie  du  bataillon  des 
volontaires  de  Maine  et  Loire ,  et  assisté  au  siège  de 
Verdun,  en  qualité  de  commandant  en  second.  Il  a  in- 
terrogé, assure -t-il,  le  soldat  qui  était  de  faction  à  la 
porte  de  Beaurepaire,  à  l'heure  de  l'événement,  et  cette 
sentinelle  lui  a  déclaré  qu'elle  avait  entendu  un  bruit 
de  pas,  avant  et  après  la  détonation,  sur  la  terrasse 
dont  nous  avons  parlé.  Lemoine  en  conclut  qu'il  y  a  eu 
assassinat,  et  ce  qui  l'affermit  dans  sa  conviction,  c'est 
qu'on  n'a  trouvé  prés  du  commandant  aucune  recom- 
mandation adressée  soit  à  sa  famille  soit  à  l'un  de  ses 
compagnons  d'armes. 

M.  Adolphe  Lachèse  adopte  complètement  les  expli- 
cations données  par  le  général  Lemoine,  et  invoque,  à 
l'appui  du  mémoire  de  1836,  un  travail  de  M.  Gosse- 
lin,  colonel  du  génie,  écrit  dans  le  même  sens.  Mais 
notre  collègue,  qui  a  l'honneur  d'appartenir  au  corps 
médical,  s'attache  surtout  à  faire  remarquer  tout  ce 
qu'il  y  a  de  vague,  d'incomplet,  de  peu  concluant  dans 
le  procès-verbal  du  chirurgien  Charles  l'Espine.  C'est 
là,  dit-il,  la  pièce  importante  à  consulter,  celle  qui  de- 
vrait fournir  les  renseignements  les  plus  précis.  Or, 
toutes  les  conditions  prescrites  par  la  médecine  légale 
soc.  d'ag.  5 


—  66  — 

y  sont  tellement  méconnues,  qu'elle  ne  saurait  avoir  la 
moindre  autorité  devant  aucun  tribunal.  M.  Lachèse 
souhaite  donc  vivement  que  la  mémoire  de  Beaurepaire 
soit  réhabilitée,  et  que  l'histoire  cesse  de  lui  attribuer 
une  action  sur  laquelle  un  gouvernement  en  lutte  contre 
toutes  les  lois  morales  et  religieuses  a  pu  tenter  d'ap- 
peler l'admiration  de  la  postérité,  mais  qui  sera  tou- 
jours incompatible  avec  les  principes  sacrés  et  les  no- 
bles traditions  de  l'honneur  chrétien. 

On  ne  peut  nier,  messieurs,  que  les  conclusions  de 
M.  Lachèse  ne  soient  appuyées  sur  des  inductions  fortes 
et  nombreuses,  et  nous  nous  plaisons  à  rendre  hom- 
mage aux  sentiments  élevés  qui  l'ont  guidé  dans  son 
travail.  Cependant,  il  faut  l'avouer,  ses  arguments  n'ont 
pas  produit  la  certitude  dans  l'esprit  des  membres  de 
votre  Commission. 

Sans  doute,  le  procès -verbal  [du  chirurgien  de  Ver- 
dun est  fort  imparfait.  Mais  il  a  été  rédigé  dans  une 
ville  assiégée ,  pleine  de  tumulte,  et,  pour  ainsi  dire, 
sous  le  feu  de  l'armée  prussienne.  Ce  ne  sont  pas  les 
conditions  ordinaires  des  enquêtes  médico-légales,  et  il 
y  a  lieu  de  se  montrer  indulgent  envers  M.  Charles 
l'Espine.  D'ailleurs,  de  ce  qu'un  rapport  est  incomplet, 
insuffisant,  il  ne  s'en  suit  pas  qu'il  soit  erroné  ou  men- 
songer, et  pour  contester  le  suicide  de  Beaurepaire,  il 
ne  faut  rien  moins  qu'accuser  d'ineptie  l'auteur  du  pro- 
cès-verbal, ou,  ce  qui  est  plus  grave  encore,  s'inscrire 
en  faux  contre  les  principaux  détails  de  cet  acte. 

D'un  autre  côté,  si  le  mémoire  du  général  Lemoine 
est  clair  et  circonstancié,  il  existe  une  pièce  de  la  même 
main  qui  le  contredit  formellement.  C'est  une  lettre 


—  67  — 

datée  du  40  septembre  179-2,  c'est-à-dire  écrite  huit 
jours  après  la  reddition  de  Verdun,  et  adressée  aux 
administrateurs  de  Maine  et  Loire.  On  y  trouve  les 
lignes  suivantes  :  ...  «  M.  de  Beaurepaire  se  retira  dans 
»  sa  chambre  pour  réfléchir  au  parti  qu'il  avait  à 
B  prendre,  et  c'est  après  avoir  jugé  qu'il  ne  pouvait 
»  plus  rien,  que  ses  efforts  allaient  devenir  nuls,  qu'il 
»  a  terminé  une  vie  qui  nous  avait  toujours  été  utile 
»  et  qui  nous  serait  très  précieuse  aujourd'hui.  »  Il  y  a 
loin  de  là,  on  le  voit,  au  récit  de  1836.  Cette  lettre  est 
citée  dans  le  recueil  de  documents  publié  en  1850  par 
M.  Grille,  pour  servir  à  l'histoire  du  l^r  bataillon  des 
volontaires  de  Maine  et  Loire.  M.  Grille,  il  est  vrai,  ne 
dit  pas  où  il  l'a  empruntée;  mais  rien  ne  prouve  qu'elle 
ne  soit  pas  authentique.  Du  reste,  il  est  un  autre  fait 
qui  est  de  nature  à  inspirer  une  certaine  défiance  à 
l'endroit  des  assertions  du  général  Lemoine  :  nous 
voulons  parler  du  démenti  catégorique,  donné  par 
M.  de  Joinville,  capitaine  d'état-major  et  auteur  d'une 
relation  de  la  campagne  de  1792,  au  passage  du 
mémoire  de  1836,  dans  lequel  Lemoine  se  vante 
d'avoir  défendu  jusqu'au  4  septembre  la  citadelle  de 
Verdun  (1). 

M.  Lachèse  nous  a  signalé  encore  une  phrase  d'un 
discours  prononcé  à  la  Convention  nationale,  le  28  oc- 
tobre 1792,  par  le  capitaine  Delaage,  l'un  des  volon- 
taires de  Maine  et  Loire  :  «  Beaurepaire  n'est  plus  ! 
»  s'écrie  l'orateur  ;  il  n'est  plus,  citoyens,  et  ses  assassins 
»  vivent  encore  1  »  Ainsi  détachée,  cette  phrase  semble 

(1)  Verdun  en  1792,  par  M.  Paul  Mérat,  page  64. 


—  68  — 

très  probante  et  directement  accusatrice.  Mais  on  ne 
lui  trouve  plus  le  même  caractère,  quand  on  lit  le  dis- 
cours en  entier,  ou,  tout  au  moins,  le  sens  en  devient 
très  équivoque.  Le  style  du  capitaine  Delaage  ressemble 
beaucoup  à  celui  du  citoyen  Delaunay,  et  il  est  permis 
de  croire  que  le  mot  assassins  est  employé  en  manière 
d'hyperbole  pour  désigner  les  membres  du  Conseil, 
dont  la  faiblesse  ou  la  lâcheté  aurait  conduit  Beaure- 
paire  à  se  donner  la  mort. 

Le  doute  !  Voilà,  Messieurs,  tout  ce  que  nous  avons 
recueilli ,  après  une  longue  exploration  à  travers  les 
documents  de  la  cause.  C'est  un  fruit  de  saveur  naé- 
diocre,  pour  qui  n'a  pas  le  palais  accommodant  de  Mon- 
taigne; mais  il  serait  imprudent  peut-être  de  ne  pas 
s'en  tenir  aujourd'hui  à  cet  aliment  inoffensif.  Est-ce 
à  dire  que  nous  apprécions  mal  les  laborieuses  recher- 
ches de  notre  cher  et  savant  collègue?  Non,  Messieurs. 
Son  œuvre,  après  tout,  peut  recevoir  demain  une  consé- 
cration qui  dissipe  nos  incertitudes,  et  votre  Commission 
vous  propose  de  lui  donner  place  au  meilleur  endroit 
de  vos  annales. 


COWBS  PODR  LE  PRIX  DE  1860. 


La  Société  a  décidé  que  le  prix  à  décerner  par  elle, 
sous  les  auspices  du  Conseil  général  du  déparlement , 
serait  affecté,  pour  l'année  1860,  à  une  question  con- 
cernant l'agriculture.  Le  sujet  mis  au  concours  est  ce- 
lui-ci: 

«  Etudier  le  drainage  appliqué  aux  terres  du  dépar- 
»  tement  de  Maine  et  Loire. 

»  Quelles  sont  celles  de  ces  terres  auxquelles  il  peut 
»  être  utile  ? 

»  Comment  doit -il  être  appliqué?  —  Divers  modes 
»  de  drainage  :  drainage  à  ciel  ouvert  ;  drainage  sou- 
»  terrain  ;  différents  systèmes  suivis  pour  ce  dernier 
»  genre  de  drainage. 

»  Pourrait-on  réduire  les  frais  qu'entraîne  actuelle- 
»  ment  le  drainage  ? 

»  Sur  tous  les  points  de  la  question  ,  produire  au- 
»  tant  que  possible  ,  à  l'appui  de  la  théorie  ,  des  ren- 
»  seignements  recueillis  auprès  des  propriétaires  de 
»  Maine  et  Loire  qui  ont  fait  des  expériences  de  drai- 
»  nage.  > 


—  70  — 

Le  prix  ,  consistant  en  une  médaille  d'or  ,  sera  dé- 
cerné au  mois  d'août. 

Les  mémoires  seront  reçus  jusqu'au  15  juillet  inclu- 
sivement. Ils  devront  être  adressés  à  M.  le  conseiller 
E.  Lachèse ,  secrétaire  général  de  la  Société^  rue  des 
Lices,  33. 

Chaque  mémoire  aura  pour  épigraphe  une  devise, 
répétée  sur  la  partie  extérieure  d'un  billet  cacheté, 
renfermant  le  nom  de  l'auteur. 

Angers,  le  26  janvier  1860. 

%    Le  Président,  Le  Secrétaire  général, 

J.  SoRiN.  E.  Lachèse. 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIiTi  IMPiBIALE  D'AGRiCCLTDRE 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

•     (ANCIENNE    ACADÉMIE    D'ANGERS) 

NOUVELLE  PÉRIODE 


TOME  TROISIEME  —  DEUXIEME  CAHIER. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACHÈSE 
Chaussée-Saint-Pierre,  13 

1860 


SOMMAIRE 


li  Note  sur  la  chaux  de  falhun,  par  M.  le  docteur  Farge. 

2.  Position  des  fossiles  dans  les  derniers  étages  du  terrain  crétacé 

des  environs  de  Saumur,  par  M.  COURTILLER  jeune. 

3.  Quelques  mots  sur  le  plain-chant,  par  M.  E.  Lachèse. 
4..  Epître  à  M.  Bodinier,  peintre,  par  M.  A.  Maillard. 

5.  Du  droit  d'anoblissement  et  de  l'usurpation  de  la  noblesse  avant 

1789,  par  M.  Th.  Crépon. 

6.  Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  du  18  janvier  1860. 
Séance  du  22  février. 
Séance  du  22  mars. 
Séance  du  25  avril. 
Séance  du  23  mai. 


NOTE 


SUR 


LA  CHAUX  DE  FALHUN. 


En  plaçant,  à  côté  des  terrains  granitiques  de  la 
Vendée,  les  vastes  dépôts  calcaires  qui  bordent  les  deux 
rives  du  Layon ,  les  révolutions  géologiques  avaient 
préparé  la  voie  de  la  révolution  agricole  qui  a  trans- 
formé ce  pays ,  et  l'a  placé  au  premier  rang  des  grandes 
cultures  de  France  (1). 

La  chaux,  en  effet,  rendant  au  sol  argilo- siliceux 
des  granits  la  plupart  des  qualités  physiques  et  chi- 
miques qui  lui  manquaient,  a  été  le  point  de  départ 
et  la  base  de  cette  richesse,  de  cette  fécondité  trop  bien 
constatée  pour  que  nous  croyions  devoir  nous  y  arrêter 
aujourd'hui.  Mais  tous  les  calcaires  de  l'Anjou  ne  pré- 

(1)  Voir  tous  les  travaux  sur  l'agriculture  de  l'Anjou ,  de  l'Ouest,  etc. 
et  notamment  celui  de  M.  L.  de  Lavergne.  Bulletins  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  ,  i857. 

soc.  d'ag.  6 


—  72  — 

sentent  pas  la  même  composition,  et  c'est  sur  un 
nouvel  élément  de  fécondité  contenu  dans  quelques- 
uns  d'entre  eux  que  nous  venons  appeler  l'attention. 

De  Beaulieu  à  Ghalonnes  et  au-delà  jusqu'à  Lire, 
les  calcaires  marbres  (1)  sur  lesquels  a  porté  princi- 
palement l'exploitation  ,  sont  remarquables  par  leur 
pureté.  La  proportion  énorme  de  carbonate  de  chaux 
(87  à  93  o/o)  qu'ils  renferment  et  qui  en  rend  presque 
la  totalité  assimilable ,  leur  proximité  des  pays  argi- 
leux, leur  ont  assuré  pendant  longtemps  presque  le 
monopole  des  amendements  calcaires. 

Cependant  il  existe  à  l'est,  de  Gonnord  et  du  Champ 
jusqu'aux  limites  de  la  Touraine ,  une  vaste  plaine  oij 
le  calcaire  grossier,  connu  sous  le  nopi  de  molasse  ou 
de  falhun ,  offre  une  source  de  richesse  encore  trop 
timidement  exploitée. 

Une  nouvelle  extension  et  des  perfectionnements  ap- 
portés par  M.  Ch.  de  la  Guesnerie  à  cette  exploitation, 
ont  été  pour  nous  l'occasion  d'une  étude  dont  nous 
venons  vous  présenter  les  résultats. 

Un  peu  moins  riche  en  carbonate  de  chaux  (75  à 
77  o/o),  un  peu  plus  chargée  de  silice,  la  chaux  de  falhun 
rachète  cette  légère  infériorité  par  la  présence  d'un 
élément  précieux,  exceptionnel  et  contenu  dans  d'im- 
portantes proportions,  le  phosphate  de  chaux. 

Les  analyses  exactes  et  multipliées  dues  au  talent  de 
M.  l'ingénieur  Brossardde  Corbigny(2),  ont  démontré, 

(i)  Terrain  devonien  ou  de  transition  supérieur. 
(2)  Ingénieur  des  mines,  professeur  de  chimie  à  l'école  d'enseigne- 
ment supérieur  d'Angers. 


^  73  - 

dans  des  échantillons  variés  pris  à  des  carrières  diverses, 
où  puise  M.  de  la  Guesnerie,  une  moyenne  de  5  %  de 
phosphate  calcaire.  Nous  donnons  ici  le  tableau  de  ces 
analyses  pour  en  faire  apprécier  la  rigueur  et  démon- 
trer la  constance  du  phosphate  (note  A). 

Le  phosphate  du  falhun  est  dû  aux  ossements  fos- 
siles de  vertébrés  rencontrés  en  proportion  notable 
dans  toutes  les  carrières.  Les  côtes  ou  vertèbres  de  la- 
mantins, os  de  halitherium,  de  métaxitherium,  dents  de 
squales,  qu'on  trouve  fréquemment  dans  cet  étage  ne 
sont  que  du  phosphate  de  chaux  presque  pur.  Des 
essais  de  ces  substances  fossiles  faits  au  laboratoire  de 
l'école  des  ponts  et  chaussées,  par  M.  Hervé  Mangon, 
ont  donné  63,6  et  66,9  o/o  de  phosphate  pur.  Nous  joi- 
gnons également  le  texte  de  ces  intéressantes  analyses 
(note  B). 

Dire  maintenant  l'importance  d'un  amendement  phos- 
phaté en  agriculture,  serait  revenir  sur  l'un  des  faits 
les  mieux  démontrés  de  la  science,  rappeler  les  succès 
du  noir  animal  autrefois  rejeté  comme  un  gênant  re- 
but, aujourd'hui  vendu  15  fr.  l'hectolitre,  redire  l'ac- 
tion de?  os  recherchés  partout,  même  sur  les  champs 
de  bataille,  par  les  agronomes  anglais.  Les  coprolites 
broyées  qui  enrichissent  les  Ardennes,  doivent  encore 
leurs  propriétés  et  leur  prix  au  phosphate  de  chaux. 

«  Ces  sels  sont,  en  effet,  après  les  sels  calcaires,  les 
»  éléments  les  plus  abondants  des  cendres  des  plantes 
»  herbacées.  Solubles  à  l'aide  de  l'acide  carbonique , 
»  ils  pénètrent  dans  les  plantes,  s'y  fixent  et  en  ac- 
»  tivent  la  végétation  (i).  » 

(1)  Ch.  d'Orbigny  ,  Géologie  appliquée  à  l'agriculture,  2e  édition, 
p.  431. 


—  74  — 

Mais  laissons  ces  généralités  qui  forment  un  chapitre 
important  de  tous  les  ouvrages  d'agriculture,  pour  ar- 
river à  quelques  applications  spéciales  à  notre  pays. 

Les  sels  de  chaux  conviennent  en  proportions  di- 
verses à  presque  toutes  les  plantes  de  la  grande  culture, 
mais  il  en  est  qui  réclament  principalement  ce  corps 
à  l'état  de  phosphate.  Après  les  travaux  de  M,  Bous- 
singault,  les  savantes  recherches  de  MM.  Malaguti  et 
Durocher  sur  les  cendres  des  plantes  éclairent  cette 
question  d'un  nouveau  jour  (1).  Nous  y  voyons  figurer 
comme  assez  riches  en  acide  phosphorique  :  les  cendres 
des  graminées  (8  %),  puis  des  solanées  (9  %),  mais 
surtout  au  sommet  de  la  série,  comme  très  riches  en 
acide  phosphorique,  les  crucifères  et  principalement  les 
choux  et  les  navets  (15  o/o). 

Et  si  nous  prenons  la  partie  employée  à  la  nourri- 
ture de  l'homme  et  des  animaux,  les  proportions  d'acide 
phosphorique  augmentent  encore  : 

Pomme  de  terre,  tubercules,  11  %; 

Froment,  grains,  47  %; 

Avoine,  grains,  •  15  %  (2); 

Navets,  racine,  17  %  (3). 

En  choisissant  dans  ces  tableaux  les  espèces  les  plus 
riches  en  prosphate ,  il  semble  ,  Messieurs ,  que  nous 
ayons  trié  tout  exprès  les  plantes  spéciales  à  la  grande 
culture  vendéenne. 

Or  cet  élément  indispensable  et  qui  manque  plus 
complètement  que  la  chaux  aux  terres  de  la  Vendée, 

(1)  Annales  de  chimie  et  physique ,  t.  LIV. 

(2)  Boussingault,  Chimie  agricole. 

(3)  Malaguti  et  Durocher.  Loc.  cit. 


—  75  — 

leur  était  exclusivement  fourni  par  les  sécrétions  ani- 
males contenues  dans  le  fumier  de  ferme.  Aucun  amen- 
dement ne  l'avait  incorporé  à  la  terre  en  proportions 
notables  et  permanentes,  et  telle  est  l'heureuse  modi- 
fication apportée  à  l'amendement  calcaire  par  ]&  chaux 
de  falhun. 

On  comprend  maintenant  le  succès  des  tentatives 
empiriques  qui  ont  précédé  de  longtemps  ces  études  : 
«  La  chaux  de  Thouarcé,  nous  disait  un  cultivateur, 
»  est  souveraine  pour  les  choux ,  ce  qui  ne  l'empêche 
»  pas  d'être  très  bonne  pour  le  froment.  » 

Quand  elle  n'aurait  que  cette  supériorité  d'être  l'a- 
mendement par  excellence  des  crucifères,  la  chaux  de 
falhun  aurait  encore  droit  à  nos  encouragements. 
Donner  aux  terres  de  notre  Vendée  l'aliment  des  choux, 
qu'on  nous  passe  cette  expression,  c'est  l'enrichir  par 
son  grand  côté  agricole. 

Le  choux,  c'est  la  base  de  l'engraissement  du  bétail,  et 
par  le  bétail  vient  l'argent  au  cultivateur  et  le  fumier  à  la 
terre,  et  par  le  fumier  froment  au  grenier,  dit  le  proverbe. 

Mais  permettez-nous  encore  une  remarque  sur  cette 
utilité  des  phosphates,  elle  touche  l'hygiène  et  fera  peut- 
être  pardonner  au  médecin  cette  excursion  agronomique. 

Puisque  les  os  des  animaux  sont  principalement  for- 
més de  phosphates  calcaires ,  il  faut  que  les  plantes  dont 
se  nourrissent  les  herbivores  contiennent  ces  sels  en  pro- 
portions assez  considérables.  Il  n'est  donc  pas  indiffé- 
rent pour  la  santé  du  cheval ,  du  bœuf,  de  la  vache 
et  de  son  produit,  de  l'homme  même ,  car  le  lait  est 
fortement  phosphaté,  que  l'herbe,  le  navet,  le  chou, 
contiennent  plus  ou  moins  de  phosphate.  La  plante  du 


—  76  — 

sol  phosporé  est  un  aliment  plus  énergique  et  plus 
sain;  privée  de  ce  sel,  elle  expose  à  l'allanguissement, 
aux  dégénérescences,  comme  le  démontre  l'observation 
suivante  :  «  Un  agronome  anglais,  voyant  dégénérer  ses 
»  vaches  et  ses  prairies  malgré  d'abondants  fumiers, 
»  résolut  de  rendre  directement  à  la  terre  le  phosphate 
»  de  chaux  enlevé  chaque  année  par  le  pâturage;  à 
B  cet  effet ,  il  fit  répandre  sur  le  sol  des  os  pulvérisés. 
»  En  peu  de  temps,  il  rétablit  ainsi  des  prairies  rui- 
»  nées,  et  ce  qui  est  mieux  encore,  il  réintégra  ses 
»  vaches  dans  leur  état  normal  (1).  »  Vous  savez  si 
cet  exemple  a  été  suivi  et  avec  quels  succès  ! 

En  présence  de  cette  incontestable  valeur  de  la  chaux 
de  falhun ,  il  convient  d'indiquer  en  quelques  mots 
les  causes  qui  en  ont  retardé  l'emploi.  Les  routes  plus 
nombreuses  et  depuis  longtemps  tracées ,  l'habitude , 
l'imitation,  et  un  peu  la  distance  entraînent  toujours 
le  cultivateur  vendéen  vers  le  littoral  de  la  Loire. 
Aussi  l'industrie  de  l'Ouest  avait-elle  pris  un  vaste  es- 
sor, tandis  qu'isolés,  difficilement  abordables,  les  fours 
du  bassin  Est  ne  marchaient  que  timidement  sur  une 
plus  faible  échelle. 

Aujourd'hui  que  des  routes  nouvelles  et  faciles  met- 
tent Gonnord  et  Thouarcé  aux  portes  de  l'arrondisse- 
ment de  Cholet,  le  propriétaire  généreux  et  éclairé  que 
nous  avons  déjà  cité,  M.  Ch.  de  la  Guesnerie,  est  entré 
hardiment  dans  la  voie  du  progrès.  Le  vaste  four  d'Orillé 
est  établi  d'après  les  données  les  plus  rationnelles  et 
les  plus  parfaites  reconnues  jusqu'ici. 

(1)  Ch.  d'Orbigny,  Géologie  appliquée  à  l'agriculture,  p.  432. 


—  ni  — 

L'application  du  système  de  M.  l'ingénieur  civil  Si- 
monneau  (1),  en  permettant  une  grande  économie  de 
combustible,  assure  la  rapidité,  l'égalité  de  la  cuisson. 
Une  exploitation  évidemment  moins  dangereuse,  plus 
économique  et  plus  régulière,  semble  donc  marquer 
aujourd'hui  une  ère  nouvelle  pour  l'une  des  plus 
grandes  et  des  plus  bienfaisantes  industries  du  pays. 


1er  mai  1860. 


Dr  FARGE. 

Professeur  d'histoire  naturelle  appliquée 
à  l'École  supérieure. 


NOTE  A. 


Ministère  des  travaux  publics.  —  Mines.  —  Sous-arrondissement 
minéralogique  d'Angers. 

Analyse  de  quatre  échantillons  des  calcaires  fournis  par 
M.  de  la  Guesnerie. 


Perte  par  calcination. . 
Silice  et  oxide  de  fer, . 
Acide  phosphorique. . . 
Chaux 

1. 

ORILLÉ. 

2. 

FAVERAYE. 

3. 

ORILLÉ. 

38,17 

17,55 

1,60 

42,03 

4. 

ORILLÉ 

36,10 

18,50 

3,00 

42,60 

36,80 

14,30 

6,00 

41,34 

35,40 

16,80 

4,50 

42,50 

Total 

Eau . . . , 

100,20 

98,44 

99,35 

99,20 

3,80 
18,50 
73,73 

4,17 

6,40 
14,30 
69,40 

8,34 

4,30 
17,55 

75,27 
2,33 

3,50 
16,80 
72,64 

6,26 

Silice  et  oxide  de  fer . . 
Carbonate  de  chaux. . . 
Phosphate  de  chaux. . . 

Total 

100,20 

98,44 

99,35 

99,20 

(i)  Voir  le  rapport  de  la  Société  d'encouragement  pour  l'industrie 
nationale,  1856. 


—  78  — 

La  silice  et  l'oxide  de  fer  ont  été  dosés  ensemble,  la  pro- 
portion d'oxide  de  fer  n'excède  nulle  part  1  °/o.  Il  n'a  été 
trouvé  ni  magnésie  ni  acide  azotique. 

Angers ,  26  avril  1860. 

L'ingénieur  des  mines,  H.  Brossard. 


NOTE  B. 


Ecole    impériale    des    ponts-et-chaassées.    —   Laboratoire. 
('Extrait  du  registre  des  essaisj. 

Echantillons  de  calcaires  remis  par  M.  Simonneau ,  au 
nom  de  M.  de  Charbonnier  de  la  Guesnerie,  proprié- 
taire dans  les  communes  de  Thouarcé ,  du  Champ ,  de 
Gonnord  et  de  Faveraye  (Maine  et  Loire). 

Numéros  1  et  2. 

Les  n''^  1  et  2  de  cet  envoi  proviennent,  d'après  l'étiquette 
qui  les  accompagnait,  de  la  carrière  de  Maisonneuve,  commune 
de  Thouarcé.  Le  premier  était  un  fragment  de  vertèbre  et  le  se- 
cond un  os  de  metaxilherium,  curieux  animal  voisin  du  laman- 
tin et  du  dugong.  L'analyse  de  ces  échantillons  a  donné  : 

No  1.      No  2. 

Résidu  siliceux  insol.  dans  les  acides.  0,3  0,2 

Alumine  et  peroxide  de  fer 13,6  11,5 

Phosphate  de  chaux 63,6  66,9 

Carbonate  de  chaux.." 11,8  14,1 

Eau  et  matières  non  dosées 10,7  7,3 

Total 100,0    100,0 

Ces  fragments  d'os  sont  de  véritables  phosphates  naturels, 
il  ne  faut  que  les  calciner  très  légèrement  ou  seulement  les 
réduire  en  poudre  pour  les  employer  en  agriculture. 


—  79  — 

Numéros  3  el  4.. 

Ces  deux  calcaires  sont  extraits  de  la  carrière  précédente  ; 

l'un  appartient  à  la'  couche  supérieure ,  l'autre  à  la  couche 

inférieure. 

No  3.      No  4. 

Résidu  insoluble  dans  les  acides H, 7  13,7 

Alumine  et  peroxide  de  fer 1 ,0  1,3 

Carbonate  de  chaux 87,0  84,2 

Carbonate  de  magnésie 0,2  0,2 

Eau  et  matières  non  dosées 0,1  0,6 

Total 100,0    100,0 

La  cuisson  de  ces  calcaires  donnera  des  chaux  hydrauliques 
ordinaires;  ces  produits  ne  renferment  pas  de  phosphates  en 
quantités  sensibles. 

Paris,  le  4  avril  1860. 

H.  Mangon. 

Vm  'par  l'inspectew  de  l'école  , 
Cavalier. 


POSITION  DES  FOSSILES 

DANS  LES  DERNIERS  ÉTAGES  DU  TERRAIN  CRÉTACÉ 


ENVIRONS  DE  SAUMUR 


Des  sept  étages  qui,  d'après  d'Orbigny,  forment 
l'ensemble  des  terrains  crétacés,  les  trois  derniers  seu- 
lement sont  visibles  dans  l'arrondissement  de  Saumur: 
ce  sont  les  étages  cénomanien ,  turonien  et  sénonien. 
L'étude  de  la  partie  supérieure  de  l'étage  cénoma- 
nien qui  se  montre  seul  sur  quelques  points ,  ne 
peut  pas  nous  faire  connaître  la  disposition  de  ses  fos- 
siles ,  qui  semblent  irrégulièrement  disséminés  et 
donnent  une  faune  nombreuse  en  espèces  qu'on  ne 
trouvait  pas  avant,  et  qu'on  ne  retrouve  plus  après. 
Il  semble,  d'après  l'inspection  des  couches  qui  for- 
ment ces  derniers  étages,  qu'après  chaque  période,  la 
terre  ait  eu  besoin  de  se  reposer  et  que  la  création  de 
nouveaux  êtres  n'ait  pu  avoir  lieu  qu'après  un  temps 
plus  ou  moins  prolongé,  comme  le  sol  de  nos  champs, 


—  81  — 

appauvri  par  des  cultures  successives,  a  besoin  de 
puiser  des  forces  nouvelles  pour  continuer  à  nourrir 
les  semences  qu'on  lui  confie. 

Les  premiers  dépôts  qui  constituent  et  commencent 
l'étage  turonien,  ne  contiennent  que  peu  ou  pas  de 
fossiles.  Ceux  qu'on  y  rencontre  semblent  plutôt  égarés 
dans  cette  masse  compacte  que  placés  dans  un  milieu 
011  ils  ont  pu  vivre ,  milieu  formé  en  partie  de  sable 
très  fin  et  peut-être  aussi  de  cette  poussière  des  mers, 
produit  des  innombrables  infusoires  qui  peuplent  en- 
core aujourd'hui  comme  autrefois  les  profondeurs  de 
l'Océan  et  en  élèvent  insensiblement  le  fond  avec  les 
débris  microscopiques  de  leurs  enveloppes.  Lorsqu'on 
est  arrivé  à  peu  près  à  moitié  de  cette  formation,  qui 
constitue  dans  son  ensemble  presque  toute  la  hauteur 
des  coteaux  de  la  Loire,  la  vie  prend  toul-à-coup  une 
grande  activité  :  une  couche  de  fossiles ,  parfaitement 
horizontale,  de  trente  centimètres  à  un  mètre  d'épais- 
seur, traverse  tout  l'étage  et,  sous  le  nom  vulgaire  de 
banc  de  Liron ,  sert  de  toit  à  toutes  les  exploitations 
du  tufîeau  qu'on  extrait  de  nos  carrières.  C'est  dans 
cette  couche,  où  les  coquilles  entassées  les  unes  sur  les 
autres,  se  touchent  et  se  pressent  dans  tous  les  sens , 
qu'on  rencontre  les  débris  d'animaux  qui  la  caracté- 
risent. Des  nautiles,  d'énormes  et  nombreuses  ammo- 
nites, des  mollusques  d'espèces  variées,  des  restes  de 
crabes ,  des  os  de  tortues ,  des  dents  de  sauriens ,  de 
squales,  etc.,  annoncent  qu'à  cette  époque  la  vie  était 
dans  toute  sa  puissance  et  arrivée  à  son  apogée  ;  car 
à  mesure  qu'on  s'élève  les  débris  dominent,  quelques 
coquilles  éparses  se  montrent  encore,  quelques  échi- 


—  82  — 

nides  présentent  leur  lest,  autrefois  hérissé  de  pointes, 
quelques  zoophytes  allongent  encore  leurs  tiges  ra- 
meuses et  élégantes.  Mais  la  vie  semble  s'éteindre  peu 
à  peu  et  disparaît  complètement  dans  les  couches  su- 
périeures qui  terminent  cette  sixième  formation. 

Une  nouvelle  création  va  lui  succéder  et  donner 
naissance  à  l'étage  sénonien.  Dessables  très  fins,  d'une 
couleur  verdâtre  due  à  des  petits  grains  d'oxyde  de 
fer,  se  rassemblent  et  forment  comme  dans  l'étage  pré- 
cédent une  masse  assez  importante,  presque  sans  traces 
de  fossiles;  enfin  quelques  coquilles  commencent  à  se 
montrer  en  nombre  encore  assez  restreint  ;  l'élément 
calcaire  a  presque  entièrement  disparu  et  ces  sables 
réunis  offrent  quelquefois  la  dureté  du  grès.  A  une 
élévation  qui  atteint  souvent  six  à  huit  mètres,  on  ren- 
contre une  nouvelle  couche  de  débris  d'animaux  qui 
mesure  quelquefois  plus  d'un  mètre  d'épaisseur  et  qui, 
comme  dans  l'étage  précédent,  renferme  les  espèces 
caractéristiques  de  cette  époque;  mais  cependant  com- 
posée en  plus  grande  partie  de  bryozoaires,  d'échino- 
dermes,  de  zoophytes,  tous  animaux  d'un  ordre  infé- 
rieur, et  qui  dominent,  si  ce  n'est  par  le  nombre  des 
espèces ,  au  moins  par  le  nombre  des  individus ,  puis 
la  vie  semble  cesser  encore.  D'énormes  dépôts  de  sable, 
tantôt  d'une  couleur  ferrugineuse,  tantôt  parfaitement 
blancs,  d'autrefois  offrant  des  couches  alternativement 
blanches  et  ferrugineuses ,  produit  d'une  mer  calme 
et  tranquille ,  recouvrent  les  fossiles  précédents  sans 
en  présenter  aucune  trace  ;  quelques  débris  de  petites 
huîtres,  quelques  mollusques,  brachiapodes  nouveaux, 
apparaissent  bientôt  ;  puis  un  dernier  effort  semble  se 


—  83  — 

faire  et,  pour  la  troisième  fois^  une  couche  d'êtres  or 
ganisés  se  présente,  mais  ayant  à  peine  trente  à  qua- 
rante centimètres  d'épaisseur.  Là  seulement  se  ren- 
contrent, mêlés  à  quelques  mollusques  d'un  ordre  in- 
férieur, tous  ces  nombreux  amorphozoaires,  tous  ces 
spongiaires  d'espèces  si  variées  et  si  variables,  classés 
comme  appartenant  à  l'étage  sénonien ,  derniers  repré- 
sentants de  l'animalité,  espèce  de  gelée  vivante,  ne  don- 
nant souvent  pour  tout  signe  de  vie  qu'un  peu  de  sen- 
sibilité ou  d'irritabilité.  On  dirait  qu'arrivée  à  la  fin  de 
son  existence,  cette  grande  période  des  terrains  secon- 
daires ne  pouvait  presque  plus  produire  que  les  êtres 
les  pîus  simples,  avant  de  s'anéantir  complètement. 
Enfin  une  légère  couche  de  sable  sans  fossiles  vient , 
comme  un  immense  linceul ,  couvrir  toutes  ces  géné- 
rations éteintes  et  disparues  à  jamais ,  et  termine  la 
série  des  terrains  crétacés. 

Cette  mer,  jadis  si  vivante,  si  animée,  épuisée  main- 
tenant, se  retire  et  laisse  à  découvert  une  partie  des 
continents  qu'elle  a  formés  avec  les  débris  accumulés 
parles  siècles^de  tous  les  êtres  qu'elle  a  nourris  dans 
son  sein.  La  mort,  seule  alors,  devait  planer  sur  ces 
terres  tristes  et  désolées.  Mais  au  souffle  de  la  divine 
puissance,  la  vie  se  réveille  et  surgit  sur  tous  les  points  : 
une  création  nouvelle,  pleine  de  force  et  de  jeunesse, 
complète,  instantanée,  apparaît,  (Peut-on  comprendre 
des  êtres  créés  sans  une  organisation  parfaite  et  sans 
tous  leurs  moyens  d'existence  :  comment  le  lion  vivrait- 
il  sans  la  gazelle,  le  mouton  sans  l'herbe  des  prairies, 
le  papillon  sans  la  fleur?)  Les  eaux  pluviales,  retenues 
dans  les  parties  basses  du  sol,  se  peuplent  de  lyramées, 


—  u  — 

de  paludines^  etc. ,  espèces  inconnues  jusqu'à  ce  jour, 
et  forment  ces  premiers  dépôts  de  terrain  tertiaire  dont 
les  lambeaux  couvrent  encore  une  partie  du  sommet 
de  nos  coteaux,  reste  des  anciens  lacs,  dont  l'écoule- 
ment a  dû  creuser  les  vallées  oîi  serpentent  nos  fleuves 
et  nos  rivières.  Sous  l'influence  d'une  chaleur  qui 
nous  est  maintenant  inconnue ,  la  terre  se  couvre  de 
végétaux,  dont  les  empreintes  restées  sur  les  sables 
solidifiés,  les  troncs  fossiles  des  arbres  et  les  fragments 
de  succin  répandus  à  sa  surface,  nous  attestent  l'exis- 
tence et  la  variété.  Des  mastodontes,  des  éléphants,  des 
rhinocéros  et  d'autres  animaux  perdus,  peuplaient  ces 
forêts  nouvelles  où  des  palmiers  balançaient  leurs  tiges 
longues  et  flexibles.  La  mer  qui  baignait  ces  rivages, 
animée  de  nouveau  comme  la  terre,  préparait  en  même 
temps  les  immenses  dépôts  de  nos  faluns ,  par  une  vie 
si  active  que,  pour  maintenir  cette  loi  si  merveilleuse 
mais  si  cruelle  de  l'équilibre  des  êtres,  il  fallait  la  pré- 
sence de  ces  immenses  reptiles ,  de  ces  gigantesques 
requins  dont  plusieurs  espèces  avaient  plus  de  quatre- 
vingts  pieds  de  longueur. 

Telle  est,  en  quelques  mots,  l'impression  que  pro- 
duit l'examen  de  tous  les  dépôts  successifs  qui  forment 
'nos  coteaux  et  que  la  géologie  nous  apprend  à  distin- 
guer, étude  admirable  qui,  en  nous  dévoilant  le  passé, 
nous  fait  mieux  apprécier  le  présent  et  nous  permet 
d'entrevoir  quelques-uns  des  sentiers,  bien  obscurs  il 
est  vrai,  de  cette  voie  immense  qui  conduit  dans  les 
profondeurs  de  l'infini. 

COURTILLER  jCUnC. 


QUELQUES  MOTS 


SUR 


LE    PLAIN-CHÂNT 


Méthode  élémentaire  et  pratique  de  p lain- chant , 
par  M.  l'abbé  Tardif,  chanoirie  honoraire. 


La  Commission  archéologique  de  cette  Société  m'a 
chargé  récemment  de  lui  présenter  un  rapport  sur  la 
Méthode  élémentaire  et  pratique  de  plain-chant  que  vient 
de  publier  M.  l'abbé  Tardif,  chanoine  et  directeur  de 
la  maîtrise  de  la  cathédrale  d'Angers.  Après  avoir  le 
mieux  qu'il  m'était  possible,  rempli  ma  mission,  il  m'a 
semblé  qu'il  convenait  de  ne  négliger  aucun  moyen  de 
rectifier,  sur  la  nature  de  chant  à  laquelle  est  consacré 
ce  livre,  des  appréciations  dont  l'erreur  est  encore  trop 


—  86-^ 

répandue  et,  pour  atteindre  ce  but^  je  n'hésite  pas  à 
vous  soumettre  les  réflexions  que  m'ont  semblé  devoir 
inspirer  à  tous,  en  celte  circonstance,  l'histoire  et  l'é- 
tude bien  comprise  des  chants  de  nos  sanctuaires. 

La  Commission  archéologique,  vous  ai- je  dit,  avait 
créé  mon  mandat.  Cette  origine  était,  à  elle  seule,  un 
avant-propos  pour  mon  sujet.  C'est,  en  efîet,  au  culte 
du  passé  dans  tout  ce  qu'il  a  laissé  de  grand  et  de  beau, 
à  l'évocation  des  souvenirs  dans  tout  ce  qu'ils  présentent 
du  noble  et  d'exemplaire,  que  l'archéologie  consacre 
son  étude  persévérante.  Or,  le  caractère  auguste  que 
donne  la  longue  consécration  des  siècles ,  le  respect 
qu'inspire  une  institution  rappelant  des  noms  illustres 
et  qui,  dans  les  deux  mondes,  en  paix  comme  en  guerre, 
n'a  cessé  de  s'associer  à  la  célébration  des  grands  évé- 
nements de  notre  histoire,  comme  elle  s'associe  encore 
aux  prières  dont  retentissentchaque  jour  nos  temples: 
tel  est  le  premier  trait  qui  frappe  dans  le  sujet  dont 
nous  voulons  vous  entretenir. 

Nous  ne  sommes  plus,  heureusement,  au  temps  où 
il  eût  fallu  de  longs  discours  pour  obtenir  sur  un  tel 
objet  l'attention  bienveillante  d'un  auditoire.  Depuis 
vingt  ans,  une  foule  d'écrits,  les  travaux  d'un  congrès 
spécial,  les  publications  mensuelles  du  savant  organiste 
Danjou  et  le  recueil  intitulé  la  Maîtrise ,  fondé  par 
le  savant  compositeur  Niedermeyer,  ont  appris  à  tous 
que  le  plain-chant  était  autre  chose  qu'un  reste  de  bar- 
barie, et  que  certaines  hymnes  destinées,  pensait-on 
il  y  a  quatre-vingts  ans ,  à  périr  dans  la  poussière  des 
sacristies,  dépassaient  en  grâce  et  en  noblesse  ce  que 
peuvent  produire  les  premiers  maîtres  de  notre  époque. 


-  87  - 

Mais,  à  part  ces  mérites  de  l'expression  ou  de  la  lorme, 
qui  ne  comprend,  à  ne  considérer  même  le  plain-chant 
que  sous  son  rapport  purement  historique,  au  seul  point 
de  vue  de  l'archéologie ,  comme  nous  l'avons  dit  il  y 
a  un  instant ,  qui  ne  comprend  à  quel  degré  ce  lan- 
gage se  lie  intimement,  nécessairement,  à  la  célébration 
du  culte  chrétien? 

On  n'ignore  pas  que,  lorsque  le  Christ  eut  apporté 
la  loi  nouvelle,  et  à  l'heure  même  où  de  pauvres  igno- 
rants, devenus  tout-à-coup  d'éloquents  apôtres,  répan- 
daient au  milieu  des  nations  la  semence  de  la  doctrine 
qui  devait  régénérer  le  monde,  une  foule  toujours 
croissante  d'adeptes,  aujourd'hui  croyants,  demain  mar- 
tyrs, commença  à  célébrer  les  saints  mystères  au  sein 
des  catacombes  ténébreuses  qui,  après  avoir  été  pour 
beaucoup  d'entre  eux  un  lieu  de  retraite,  étaient  de- 
venues pour  un  nombre  bien  plus  grand  encore  un  lieu 
de  sépulture.  Tout  ne  rappelle-t-il  pas ,  chaque  jour 
encore,  cet  humble  commencement,  cette  lueur  que 
la  puissance  des  empereurs  semblait  devoir  éteindre  si 
facilement  et  qui,  bientôt,  allait  étendre  son  rayonne- 
ment sur  le  monde  entier?  L'autel  ne  garde-t-il  pas  la 
forme  des  tombeaux  sur  lesquels ,  en  attendant  les  lic- 
teurs, se  faisaient  en  commun  les  premiers  sacrifices; 
les  cierges  ne  rappellent-ils  pas,  entr'autres  significa- 
tions,, les  torches  qui  éclairaient  ces  assemblées  primi- 
tives? Chaque  jour,  on  y  priait  pour  les  chrétiens  morts 
en  témoignage  de  la  foi  commune  et  on  célébrait  leur 
exemple  :  aujourd'hui  encore,  dans  le  Canon  de  la 
messe,  ne  rappelle-t-on  pas  le  nom  de  quelques-uns 
des  martyrs,  et  l'Eglise  ne  consacre-t-elle  pas  un  jour 
soc.  d'ag.  7 


—  88  — 

à  la  mémoire  de  chacun  d'eux?  Puis,  lorsque  le  culte 
nouveau  put  sortir  des  ténèbres  et  que  le  paganisme 
commença  à  se  retirer  devant  son  irrésistible  expan- 
sion, ne  sait-on  pas  encore  que  les  édifices  servant  aux 
assemblées  de  commerce  et  nommés  basiliques ,  furent 
choisis  pour  réunir  les  fidèles,  qui  devaient  plus  tard 
transmettre  ce  nom  tout  terrestre  à  leurs  plus  splen- 
dides  cathédrales? 

A  la  même  époque,  et  pour  chanter  en  commun  les 
premières  prières ,  on  emprunta  la  mélopée  antique 
dont  les  Grecs  et  les  Juifs  se  servaient  dans  leurs  céré- 
monies. On  emprunta  même  les  dénominations  par- 
tielles de  ce  chant,  telles  que  modes  dorien,  phrygien, 
lydien,  myxolidien 

Le  christianisme,  on  le  devine ,  ne  pouvait  manquer 
de  modifier  et  de  rendre  conformes  à  ses  hautes  inspi- 
rations, ces  chants  déjà  séculaires.  Quelques-uns  de  ses 
plus  illustres  pontifes  y  apportèrent  leurs  soins  éclairés. 
Dans  le  iv^  siècle,  saint  Damase,  pape,  né  en  Portugal, 
saint  Ambroise,  évêque  de  Milan,  fils  d'un  préfet  des 
Gaules,  établirent  sur  ce  point  important  des  règles 
que  compléta,  à  la  fin  du  vF  siècle,  saint  Grégoire-le- 
Grand,  dont  le  nom  de  chant  grégorien  rappelle  à  ja- 
mais le  souvenir.  Dès  lors ,  le  culte  chrétien  eut  sa 
mélodie;  plus  tard,  il  devait  avoir  son  instrument, 
l'orgue.  Il  n'avait  plus  rien  à  joindre  à  ces  richesses. 
Et  en  vain  le  talent  et  même  le  génie  de  l'homme  a-t-il 
tenté  de  créer  pour  le  sanctuaire  des  chants  qui  pussent 

lutter  avec  ceux-ci  de  solennité   et  d'expression 

Nous  avons  entendu  exécuter,  non  sans  émotion, 
l'hymne  nationale  des  Anglais,  chantée  par  des  voix 


—  89  — 

nombreuses  ;  l'hymne  impériale  russe  présente  aussi  un 
caractère  imposant  et  grandiose.  Mais  ces  chants  ne  sont 
que  beaux  :  nés  d'hier,  ils  ne  nous  parlent,  quel  que 
soit  leur  éclat,  que  du'présent,  au  lieu  de  nous  appor- 
ter, comme  le  chant  grégorien^  le  reflet  des  temps 
passés  et  le  prestige  attaché  à  toutes  les  choses  dont 
l'origine  se  noie  dans  le  lointain  des  âges.  Une  fois  de 
plus,  à  l'égard  de  ces  chants  sacrés,  on  se  plait  à  dire 
ces  paroles  que  l'Eglise  aime  à  répéter  :  Sicut  erat  in 
principio.  Puis,  si  nous  voulons  restreindre  notre  pen- 
sée aux  hommes  de  notre  temps  et  de  notre  pays,  nous 
demandons  comment  il  serait  possible  de  jamais  rem- 
placer pour  nous  ces  mélodies  que  nous  avons  enten- 
dues s'élever  vers  Dieu  pour  l'implorer  aux  jours  de 
désastre  ou  le  remercier  aux  jours  de  triomphe ,  qui 
ont  eu  des  accents  de  fête  pour  les  pompes  qui  réjouis- 
saient notre  enfance,  des  accents  funèbres  pour  bénir 
les  morts  que  nous  avons  aimés!...  Non,  ces  choses  ne 
se  refont  pas  et  nous  comprenons  que  de  tels  chants, 
selon  l'expression  de  Mgr  Pie,  l'éloquent  évêque  de 
Poitiers,  remuent  «  l'âme  jusque  dans  les  dernières 
profondeurs  de  son  baptême  !  » 

Faut-il  proclamer,  toutefois,  que  le  plain-chant  donne 
le  dernier  mot  de  l'art  musical  et  que  la  science  des 
siècles  derniers  n'a  pu  perfectionner  son  langage?  Loin 
de  là  ;  et,  si  l'on  regarde  hors  du  sanctuaire,  on  découvre 
parfaitement  à  quel  point  les  règles  de  la  musique 
laïque  sont  supérieures  par  leur  fixité  et  leur  clarté,  à 
celles  du  chant  grégorien.  Ainsi,  la  musique  du  monde 
a  ses  tons  majeurs  et  mineurs  naissant  toujours  dans 
des  conditions  identiques  et  on  ne  peut  plus  aisés  à 


—  90  — 

discerner,  au  lieu  de  ces  tons  authentiques  et  plagaux 
qui  ne  se  forment  pas  tous  d'une  manière  uniforme  et 
qui  sont  souvent  très-difficiles  à  bien  saisir;  elle  a  sur- 
tout, et  c'est  ici  principalement- que  se  trouve  une  dif- 
férence profonde  entre  les  deux  langages,  elle  a  son 
chant  parfaitement  mesuré  jusque  dans  le  moindre  dé- 
tail, jusqu'aux  notes  les  plus  rapides,  jusqu'aux  inter- 
valles de  silence  les  plus  courts ,  tandis  que ,  dans  le 
plus  grand  nombre  des  cas ,  le  plain-chant  ne  forme 
son  rhylhrae,  indiqué  il  est  vrai,  mais  indiqué  d'une  ma- 
nière très  incomplète  par  la  forme  des  notes  carrées, 
en  losange  ou  caudées,  qu'à  l'aide  du  sentiment  essen- 
tiellement variable  de  la  prosodie  et,  surtoat,  à  l'aide 
de  la  tradition.  Nous  disons  dans  le  plus  grand  nombre 
des  cas,  nous  gardant  bien  d'oublier  les  mélodies  rhyth- 
mées  qui,  d'abord  répandues  dans  les  Gaules  par  saint 
Hilaire  à  son  retour  de  la  Phrygie,  où  les  Ariens,  com- 
battus par  lui,  l'avaient  fait  envoyer  en  exil  vers  le  mi- 
lieu du  ive  siècle,  furent  bientôt  adoptées  et  régularisées 
par  saint  Ambroise  :  elles  devinrent  plus  tard  la  source  de 
ces  hymnes,  de  ces  proses,  de  ces  séquences  si  remar- 
quables par  leur  grâce  et  leur  onction,  dont  l'Eglise  a 
placé  les  accents  au  milieu  de  ses  principales  solen- 
nités et  parmi  lesquelles  nous  nous  contenterons  de 
citer  ici  l'hymne  Quid  truces  iras ,  qui  se  chante  aux 
4res  vêpres  de  la  fête  de  saint  Maurice.  Oui ,  nous  le 
reconnaissons,  sous  ces  divers  rapports  la  musique  li- 
turgique est  restée  étrangère  aux  progrès  accomplis  de- 
puis sa  formation,  mais  nous  nous  hâtons  d'ajouter  que 
l'adoption  de  ces  perfectionnements,  du  rhythme  inva- 
riable surtout,  aurait  complètement  changé  sa  physio- 


—  91  — 

nomie  et  dénaturé  son  caractère.  Qu'en  conclure?  c'est 
que,  faite  pour  le  sanctuaire  et  comme  inspirée  par  la 
prière  elle-même ,  vaste  parfois  comme  le  temple  aux 
voûtes  duquel  elle  monte  avec  l'encens ,  elle  ne  doit 
pas  franchir  le  seuil  de  l'église,  pas  plus  qu'elle  ne  doit 
donner  asile  aux  mélodies  du  monde  qui  n'auraient  pas 
pris  soin  de  se  conformer  au  langage  pieux  et  grave 
de  sa  demeure  et  ne  se  seraient  pas  assez  affranchies  des 
formes  recherchées  du  salon  ou  des  accents  passion- 
nés du  théâtre. 

Considéré  de  ce  point  de  vue  et  avec  ces  réserves,  le 
chant  liturgique ,  grave  et  austère  comme  l'habit  des 
officiants  qui  le  font  entendre,  n'a  rien  à  envier  aux 
combinaisons  plus  exactes  et  plus  détaillées  des  mélo- 
dies du  siècle,  pas  plus  que  les  monuments  révérés  de 
l'antiquité  n'ont  à  regretter  les  formes  plus  délicates 
et  le  poli  plus  parfait  des  œuvres  de  l'architecture  et 
de  la  sculpture  modernes. 

Après  avoir  ainsi  insisté  sur  les  mérites  et  sur  l'im- 
portance du  chant  grégorien  ,  qu'on  nous  permette 
quelques  réflexions  sur  l'utilité  des  enseignements  que 
vient  de  donner  M.  l'abbé  Tardif. 

Les  précédents  de  ce  diocèse  offraient  à  cet  égard 
un  exemple ,  mais  un  exemple  éloigné  et  surtout  fort 
incomplet.  En  1684,  sous  l'épiscopat  de  Mgr  Henry  Ar- 
nauld,  il  parut  à  Angers  un  livre  intitulé  :  Règles  et 
pratiques  pour  chanter ,  à  l'usage  du  diocèse  d'Angers , 
les  choses  les  plus  ordinaires  de  V office  divin.  Mais,  comme 
l'indique  ce  titre,  les  règles  générales  du  plain-chant 
n'y  figuraient  pas.  L'Avertissement  mis  en  tête  du  livre 
le  dit  nettement  :  «  On  n'a  pas  jugé  nécessaire  de  don- 


—  92  — 

»  ner,  dans  cet  ouvrage,  les  premiers  principes  du 
»  chant ,  y  ayant  assez  d'autres  livres  qui  en  traitent, 
»  ainsi  on  suppose  ou  qu'on  les  sçait,  ou  qu'on  peut 
»  les  apprendre  ailleurs.  » 

M.  l'abbé  Tardif  avait  à  remplir  une  tâche  bien  au- 
trement étendue  et  sans  restriction  à  ce  diocèse  de 
l'utiUté  qu'elle  présente ,  quoiqu'il  ait  eu  en  vue  tout 
d'abord,  chose  bien  naturelle,  les  séminaires,  collèges 
et  écoles  de  ce  diocèse  même. 

Ne  pouvant  donner  du  contenu  de  son  ouvrage 
une  analyse  qui,  sous  peine  de  n'être  pas  comprise, 
exigerait  elle-même  un  premier  traité  de  la  matière 
et  excéderait  dix  fois  les  bornes  d'une  simple  notice, 
nous  croyons  devoir  ici  rechercher  uniquement  si  son 
œuvre  offre  les  avantages  d'une  méthode  élémentaire  et 
pratique ,  ainsi  que  le  porte  son  titre ,  ou  si  elle  offre 
plutôt  les  mérites  élevés ,  mais  plus  rarement  utiles , 
d'une  explication  théorique  sur  chacun  des  points  de 
l'art  dont  il  s'occupe. 

Le  livre^  à  nos  yeux,  présente  ce  double  caractère. 

C'est  un  avantage,  sans  nul  doute;  mais  sous  la  con- 
dition que  les  personnes  tout-à-fait  étrangères  au  plain- 
chant  puissent  commencer  par  connaître  les  indications 
élémentaires,  les  appliquer  quelque  temps  par  l'usage 
et,  ainsi  familiarisées  avec  les  effets,  passer  à  l'explica- 
tion des  principes  qui,  sans  ce  préliminaire,  risquerait 
de  rester  vaine  pour  eux.  Le  savant  auteur  semble  l'a- 
voir un  peu  compris  ainsi  lui-même,  car,  tout  en  an- 
nonçant dans  son  avant -propos  <(.  qu'il  se  bornera  à 
»  exposer  brièvement  les  principes  et  à  en  montrer 
»  l'application  par  quelques   exemples»,  il  donne  cet 


—  93  — 

avis  très  important ,  croyons-nous ,  pour  la  prompte 
mise  à  profit  de  la  lecture  de  son  livre,  «  que  les  prin- 
»  cipes  fondamentaux  seront  toujours  distingués  de  leurs 
»  développements  par  un  texte  en  caractères  plus  gros.» 
•  Cette  seule  indication  suffira  pour  guider  les  personnes 
essayant  pour  la  première  fois  cette  étude,  dans  le  choix 
des  règles  qu'elles  devront  retenir  tout  d'abord  au  mi- 
lieu des  vingt-neuf  chapitres  et  des  trois  cent  sept  ali- 
néas qui  forment  l'ouvrage. 

Nous  ne  hasarderions  pas  un  tel  conseil  s'il  s'agis- 
sait d'apprendre  la  musique  ordinaire.  Là,  en  effet,  se 
rencontre  dès  le  premier  pas  une  étude  sans  laquelle 
tout  essai  demeure  nul  et  toute  mélodie  reste  informe, 
nous  voulons  parler  de  la  mesure.  La  division  des 
temps,  la  connaissance  et  surtout  l'observation  exacte 
des  signes  qui  marquent  cette  division,  offrent  une  diffi- 
culté telle ,  demandent  une  habitude  de  précision  tel- 
lement grande  et  suivie,  que  nous  voyons  chaque  jour 
des  musiciens  ,  doués  d'ailleurs  d'intelligence  et  de 
goût,  se  montrer  à  cet  égard ,  on  peut  le  dire,  beau- 
coup plus  sans  peur  que  sans  reproche.  Se  passer  de 
la  direction  d'un  maître  serait  donc  ici  chose  bien  dif- 
ficile et,  si  le  maître  intervient  une  fois^  il  pourra,  en 
même  temps  qu'il  guidera  dans  l'application  des  règles, 
expliquer  d'une  manière  plus  ou  moins  complète,  se- 
lon l'aptitude  de  l'élève,  la  raison  même  de  ces  règles. 

Mais  en  général,  la  mesure  exacte  de  la  musique  du 
monde  reste  étrangère  et  même  doit  rester  étrangère 
au  chant  grégorien.  L'auteur  lui-même  énonce  (pages 
19-475)  cette  vérité  ,  que  l'on  reconnaît  unanimement 
aujourd'hui.  Or,  cet  obstacle  enlevé,  le  commençant 


—  94  — 

pourra  bien  vite  arriver  aux  premiers  essais  en  suivant 
l'exécution  du  chœur  et  la  tradition,  si  puissante  dans 
le  chant  liturgique.  Sans  ce  moyen  ou  autre  méthode 
d'application  équivalente  pour  les  intonations,  son  étude 
serait  tout-à-fait  sans  fruit.  Vainement,  en  effet,  lirait- 
il  qu'une  tierce  mineure,  par  exemple,  comprend  un  ton 
•  et  demi;  il  n'aura  aucune  idée  précise  de  cet  intervalle 
s'il  n'entend  pas  les  sons  qui  le  forment.  Quelques  mois 
plus  tard ,  il  pourra  passer  à  des  études  nouvelles  sur 
des  points  que  l'audition  lui  aura  fait  comprendre ,  et 
dont  il  demandera  au  livre  l'explication  théorique  après 
les  avoir  tout  d'abord  acceptés  de  confiance.  Nous  in- 
diquerons comme  devant  figurer  au  premier  rang  de 
ces  études  rudimentaires,  les  intervalles  (chap.  3),  la 
notation  telle  que  l'a  créée  Guy  d'Arezzo,  les  posi- 
tions diverses  des  clefs  d'ut  et  de  fa,  les  formes  des 
notes,  indiquant  leur  durée  et  leur  accent,  l'altération 
de  la  noie  si  ,  autrefois  désignée  par  la  lettre  B,  selon 
que  ce  B,  d'une  forme  anguleuse  ou  carrée,  prenait 
une  forme  molle  et  arrondie,  d'où  sont  venus  le  bé- 
mol et  le  bé-carre,  dont  le  nom  s'est  conservé,  quoique 
en  France,  du  moins,  les  lettres  ne  soient  plus  guères 
en  usage  (1)  ;  une  courte  notion  du  dièze,  les  barres  ver- 
ticales qui,  selon  qu'elles  coupent  seulement  quelques- 
unes  des  lignes,  ou  s'étendent  de  la  première  à  la  qua- 
trième, ou  enfin  se  montrent  doubles,  répondent  à  la 
virgule,  au  point  avec  virgule,  ou  au  point  du  discours 

(1)  Les  facteurs  s'en  servent  pour  indiquer  les  notes  que  donnent 
les  cordes  du  piano ,  ils  s'en  servaient  encore  il  y  a  quelques  an- 
nées pour  marquer  les  corps  de  rechange  de  plusieurs  instruments  à 
vent. 


—  95  — 

ordinaire  (ch.  5);  quelques  exercices  sur  ces  principes 
de  notation  (ch.  6)  ;  la  connaissance  et  surtout  la  pra- 
tique des  intervalles  (ch.  7),  un  aperçu,  sans  toutefois 
qu'on  doive  y  insister  trop  tout  d'abord ,  sur  les  tons 
(ch.  9,  §  2,  page  50)  :  telles  sont  les  parties  dont  se- 
lon nous  l'étude,  aidée  de  quelques  conseils,  pourra 
suffire  pour  un  commencement  d'initiation.  Viendra 
ensuite  l'examen,  bien  autrement  ardu,  des  divers  tons 
du  plain-chant  (ch.  40);  puis  peu  à  peu,  en  prenant 
ainsi  le  soin  de  bien  assurer  chaque  pas ,  on  arrivera, 
guidé  par  l'auteur,  à  posséder  la  partie  essentielle  des 
connaissances  qu'exige  cette  éttide  d'autant  plus  diffi- 
cile que,  sur  plus  d'un  point,  elle  est  peu  arrêtée. 

C'est  alors  aussi  que  l'on  pourra  lire  utilement  le  cha- 
pitre trèsintéressant(ch.  21)  qui  donneles  régies  de  l'hym- 
nodie  et  cite  des  exemples  nombreux  de  ces  créations,  si 
remarquables  à  la  fois  par  la  simplicité  et  le  sentiment. 

M.  l'abbé  Tardif,  voulant  que  rien  ne  manque  à  son 
œuvre,  termine  (ch.  29)  par  des  considérations  sur  l'ac- 
compagnement du  plain-chant.  Sans  restreindre  d'une 
manière  absolue  à  l'orgue,  de  tous  points  préférable 
pourtant,  l'accomplissement  de  cet  office,  il  exclut  avec 
raison  les  instruments  dont  le  son  ne  serait  ni  assez 
grave  ni  assez  plein  pour  s'unir  aux  mélodies  du  sanc- 
tuaire. L'ophicléide,  qni  est  venu  par  une  fâcheuse  in- 
novation remplacer  les  instuments  de  bois  autrefois  en 
usage,  lui  semble  pouvoir  être  toléré,  mais  à  condition, 
semble-t-il  dire ,  qu'il  sera  joué  avec  assez  de  réserve 
et  de  douceur  pour  faire  oublier  qu'il  est  de  cuivre.  Il 
faut  prendre  note  de  ce  conseil  puisque,  chose  éton- 
nante, il  n'est  pas  inutile.  On  pourrait,  en  effet,  trouver 


—  96  — 

certaines  localités  où  des  instruments  d'un  timbre  aigu 
et  criard  viennent  s'unir  aux  chants  des  offices,  et,  à 
part  même  du  chant  grégorien ,  nous  avons  entendu , 
il  y  a  moins  de  deux  ans,  choisir  parmi  les  richesses 
d'un  orchestre,  non  pour  faire  retentir  le  Tuba  mirum 
à  l'instar  de  l'œuvre  de  Berlioz ,  mais  pour  accompa- 
gner à  l'élévation  un  0  salutaris  hostia,  l'instrument 
favori  des  musiques  en  plein  vent,  un  cornet  à  pistons. 

Un  dernier  paragraphe  est  consacré  à  l'accompagne- 
ment du  grand  orgue. 

—  Comme  on  le  voit,  rien  n'échappe  aux  soins  de 
M.  l'abbé  Tardif.  Après  avoir  tracé  la  route,  il  a  voulu 
encore  signaler  les  écueils  qui  l'avoisinent.  C'est  qu'il 
comprend  toute  l'importance  d'une  bonne  exécution 
liturgique.  Il  y  a  bientôt  deux  siècles ,  l'évêque  Henry 
Arnauld  pensait  ainsi  et  disait  en  recommandant  les 
règles  et  pratiques  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  : 
«  Le  chant  tient  un  rang  considérable  entre  les  fonc- 
»  tions  ecclésiastiques  et  peut  notablement  contribuer 
»  à  l'édification  des  fidèles.  Nous  reconnaissons  pour- 
»  tant  tous  les  jours,  avec  un  sensible  déplaisir,  que 
»  la  plupart  des  ecclésiastiques,  particulièrement  des 
»  paroisses  de  la  campagne,  ont  si  peu  de  soin  de  le 
»  bien  apprendre  et  de  s'acquitter  comme  il  faut  de 
»  cette  sainte  fonction,  qu'au  lieu  d'exciter  par  leur 
»  chant  la  dévotion  dans  le  cœur  des  fidèles,  ils  ne  font 
»  que  les  mal  édifier..  » 

Cet  avis  si  grave  n'était  pas  isolé ,  car ,  au  moment 
même  ou  le  satirique  Boileau  parlait  dans  son  Lutrin 
de  laisser 

à  des  chantres  gagés  le  soin  de  louer  Dieu, 


—  97  — 

l'auteur  du  livre  publié  en  1684  disait  :  «  Pour  chan- 
»  ter  roffice  divin  d'une  manière  digne  de  Dieu,  il  faut 
»  avoir  une  très  grande  estime  de  ce  saint  employ.  » 
Or^  la  première  preuve  d'estime  à  donner  à  un  em- 
ploi, c'est  de  le  bien  connaître  et,  grâces  à  l'ouvrage 
sur  lequel  nous  venons  de  jeter  un  rapide  aperçu,  l'E- 
glise, notre  diocèse  surtout,  va  recevoir  sur  ce  point 
des  lumières  toutes  nouvelles. 

En  écrivant  ce  livre,  preuve  d'un  zèle  aussi  persévé- 
rant qu'éclairé,  M.  l'abbé  Tardif,  fidèle  aux  habitudes 
de  toute  sa  vie,  aura,  une  fois  de  plus,  fait  un  acte 
méritoire  et  pieux.  Nous  sommes  heureux  de  le  pro- 
clamer ,  et  notre  plus  vif  désir  serait  de  le  faire  com- 
prendre à  tous. 

E.  Lachèse. 


EPITRE 


A   M.    BODINIER 


PEINTRE 


Manibus  date  lilia  plenis. 
Virgile. 


Dans  nos  temps  abaissés,  où  chacun  n'a  d'audace 
Que  pour  courir  l'argent,  où  le  cœur  se  cuirasse 
Contre  tout  ce  qui  fut  nos  chères  voluptés  : 
L'illusion,  pays  des  rêves  enchantés, 
La  poésie ,  assise  en  pleurs  sur  les  ruines , 
L'art,  portant  la  nature  à  des  grandeurs  divines; 
Dans  nos  temps ,  on  devra  réveiller  en  sursaut 
Tout  le  monde,  et  sonner  la  trompette  bien  haut, 
Dès  qu'en  im  coin  caché  de  la  province  obscure , 
La  poésie  et  l'art,  timides  à  l'injure 
Et  faciles  à  fuir,  n'osant  pas  résister, 
Trouvent  un  cœur  d'ami  qui  les  vient  abriter. 


—  99  — 

Or,  il  bat  près  de  nous,  ce  cœur  vaillant  d'artiste  ; 

Quand  tout  cède  et  tout  croule ,  il  est  là  qui  résiste. 

Non  content  de  lutter,  par  son  pinceau  charmant , 

Contre  l'insouciance,  ou  l'envaliissement 

Des  stériles  calculs  que  le  siècle  suggère , 

n  convoite ,  à  prix  d'or,  aux  ferveurs  de  l'enchère , 

Pour  l'arracher  au  pic  des  modernes  païens , 

Et  l'offrir  en  pur  don  à  ses  concitoyens , 

Quelqu'un  de  ces  débris,  qu'en  leurs  veines  accrues, 

Complaisantes  aux  chars,  effaceraient  nos  rues. 

Il  veut  que  notre  histoire  ait  encor  ses  jalons. 

Cette  histoire  locale  aujourd'hui  sans  blasons. 

Voilà  pourquoi ,  sauvant  nos  dernières  masures , 

Lavant  le  front  terreux  de  nos  architectures , 

n  garde  à  nos  neveux ,  moins  vandales  que  nous , 

Du  vieil  âge  qui  fuit  les  trop  rares  bijoux. 


Dans  l'un  de  nos  quartiers  hérissés  d'encoignures , 
Où  le  cocher  jurant  écorche  les  voitures  ; 
Près  du  modeste  hospice  où  sourit  la  douleur 
Au  baume  que  lui  tend  une  angéliqlie  Sœur, 
Il  est  un  noble  hôtel  aux  royales  façades , 
Qu'étreignent  à  l'envi  vingt  demeures  maussades. 
Quand  on  était  enfant,  et  qu'on  sonnait,  le  soir, 
Aux  portes ,  pour  troubler  les  duègnes  au  dortoir. 
On  s'effrayait  parfois  de  ses  hauts  pignons  sombres , 
Qui ,  dans  la  rue  autour,  accentuaient  les  ombres. 
Pourtant,  ce  n'était  point  un  de  ces  lourds  donjons, 
Qui ,  n'étant  plus  châteaux ,  s'attristent  en  prisons  ; 
Ce  n'était  point  un  fort  criblé  de  meurtrières, 
Pour  épancher  la  mort  en  des  luttes  guerrières 
Où  se  plurent  souvent  nos  remparts  angevins  ; 


—  100  — 

Non  :  c'était  la  maison  de  graves  échevins, 
L'Hôtel  Pincé,  connu  pour  ses  fières  tourelles , 
Dont  les  guivres,  veillant  comme  des  sentinelles, 
Profilant  hors  des  toits  leur  poitrail  menaçant, 
D'une  triple  cascade  arrosaient  le  passant. 
C'est  un  logis  qu'avait,  dans  sa  magnificence, 
Pour  éblouir  les  yeux ,  bâti  la  Renaissance , 
A  l'heure  où  se  voûtaient  les  combles  de  Ghambord, 
Aussi,  l'on  y  verra  serpenter  sans  effort 
Cannelures  et  fleurs,  amours  et  salamandres, 
Qu'aux  fenêtres  tailla,  dans  nos  basaltes  tendres, 
Sur  les  plans  somptueux  d'un  l'Epine ,  la  main 
De  quelque  ciseleur  pisan  ou  florentin. 
C'est  un  fouillis  sans  fin  de  dentelles  de  pierres. 
Il  semble  qu'une  fée  ait,  jusques  aux  gouttières. 
Promené  sa  baguette ,  et  qu'un  magicien 
Des  contes  d'Arabie,  à  qui  ne  coûte  rien. 
Sur  chaque  assise,  au  front  de  chaque  galerie, 
Ait  versé  le  trésor  de  sa  sorcellerie. 


Or,  cet  hôtel  peut-être,  hélas  !  ce  beau  réduit. 

Pour  élargir  la  rue,  un  jour,  on  l'eût  détruit. 

11  ne  fût  rien  resté  de  ses  splendeurs  passées , 

Sous  la  pioche,  un  matin,  à  plaisir  renversées; 

Et  cet  échantillon  de  l'art  de  Palladio , 

Se  fût  évanoui ,  dispersé  par  lambeau , 

Par  moellons  qu'un  manoeuvre  ahuri  met  en  pile; 

L'oubli  l'eût  englouti  comme  chose  inutile  ; 

Et  l'Anjou,  dans  dix  ans,  n'eût  pas  même  cherché 

De  quel  coin  de  son  sol  on  l'avait  retranché. 


—  401  — 

Voilà  ce  que  craignaient  notre  peintre,  et  bien  d'autres. 

Mais  l'art  n'est  pas  fécond  en  généreux  apôtr^ 

Prêts  à  lui  faire  honneur,  à  lui  sacrifier 

Cette  bourse  qu'on  a  tant  peine  à  délier. 

Qui  n'aime  mieux  raser  de  l'aile  l'Italie , 

L'Espagne ,  caresser  quelque  sotte  folie , 

S'acheter  un  cheval  sarrazin ,  andalous , 

Jour  et  nuit  encenser  Aspasie  à  genoux , 

Prodiguer  sur  sa  table  un  luxe  ridicule, 

Où  Falstaff  trop  gorgé  devant  les  plats  recule , 

Que  d'offrir  en  hommage  à  ces  beaux  arts  exquis 

Le  délicat  tribut  qui  relève  un  pays  ! 


Notre  artiste  fait  mieux.  Tandis  que  sa  palette 

Par  Robert  saluée ,  attentive ,  discrète , 

Dans  un  calme  dessin  puissante  de  couleur. 

D'un  rayon  de  Venise  apporte  la  chaleur, 

Son  génie  en  travail  tente  un  autre  problême  : 

Il  veut  qu'un  monument,  fin  chef-d'œuvre  lui-même, 

Loge ,  —  dût  son  pécule  y  sombrer  tout  entier,  — 

Sur  des  bahuts  luisants  de  chêne  ou  de  noyer, 

Sous  le  regard  pensif  de  ses  brunes  Romaines , 

Ces  urnes  d'Etrurie  aux  formes  souveraines , 

Ces  médailles  portant  des  faces  de  Césars, 

L'une  au  chauve  profil,  l'autre  aux  cheveux  épars, 

Ces  disques  qu'à  Pœstum  soulevaient  les  athlètes, 

Ces  coupes,  ces  anneaux  d'airain,  ces  bandelettes. 

Ces  bustes  grecs  tirés  des  flancs  de  Pompeï , 

Qu'en  les  noyant  la  lave  arracha  de  l'oubli , 

Et  que  nous  a  légués,  d'une  main  libérale, 

Crissé,  doux  bienfaiteur  de  sa  ville  natale. 


—  102  — 

Tel  sera  le  destin  du  vieil  hôtel  Pincé  : 

Servir  d'icrin  brillant  aux  joyaux  des  Crissé. 

Sa  gloire,  sans  pâlir,  s'est  métamorphosée  : 

Il  n'était  qu'un  palais,  il  devient  un  musée. 

L'étranger,  qui  vantait  ses  merveilleux  dehors , 

S'il  entre,  admirera  de  plus  riches  trésors. 

Car,  dans  les  escaliers  se  tordant  en  spirales , 

Sous  les  caissons  dorés  qui  plafonnent  les  salles, 

D'où  retombe  en  glaçon  l'élégant  pendentif. 

Partout  s'ouvre  un  spectacle  au  savant,  à  l'oisif. 

La  lumière  aux  paliers  pavés  de  mosaïques 

N'arrive  qu'à  travers  de  longs  vitraux  mystiques. 

Sur  les  dressoirs  d'ébène  éclatent  les  émaux 

De  Bernard  Palissy,  serpents,  poissons,  oiseaux. 

Bruges  se  reconnaît  aux  tons  rouilles  des  bistres, 

Madrid  à  ses  portraits  d'inquisiteurs  sinistres. 

Voilà  Poussin,  Van  Dyck,  Bubens  le  grand,  Holbein 

Près  d'Erasme  appendant  la  pâle  Anne  Boleyn  ; 

Ceux  qui  peignent  sur  bois,  ceux  qui  brossent  sur  toiles 

Soudards  buveurs  de  gin ,  vierges  aux  chastes  voiles  ; 

Ceux  qui  du  Christ  sanglant  ont  redressé  la  croix, 

Ou  conduit  vers  Cana  se  délecter  les  rois 

Dans  ces  vaisselles  d'or  qu'allume  Véronèse; 

Ceux  qui  montrent  le  flot  égrenant  la  falaise. 

Les  cartons  sont  peuplés  d'harmonieux  crayons, 

D'autographes  signés  des  plus  illustres  noms  ; 

L'Egypte  a  là  ses  sphynx ,  riant  des  figurines 

Dont  notre  moyen  âge  encombre  les  vitrines 

Où  dorment  côte  à  côte ,  en  la  mort  apaisés , 

Cimeterres  d' A  sie  et  dagues  de  croisés. 

La  fresque  ailleurs  se  mêle  aux  groupes  de  statues , 

Et  les  missels  d'église  aux  antiquités  nues. 

C'est  un  miroitement  radieux,  infini, 

Qui  rend  à  notre  Angers  un  hôtel  de  Cluny. 


—  103  — 

Oh  !  quand  un  citoyen  nous  promet  ces  délices , 

Qu'il  donne  au  lieu  natal  un  de  ces  édifices, 

Vase  vide,  à  remplir  d'une  noble  liqueur, 

Qui  ne  battra  des  mains ,  ne  sentira  son  cœur 

S'embraser  tout-à-coup  d'une  flamme  nouvelle  ! 

Qui  ne  croira  qu'enfin  le  siècle  prend  modèle 

Sur  ces  âges  lointains,  dans  la  poudre  assoupis, 

Où  vinrent  Périclès ,  Auguste  et  Léon  dix  ! 

Ce  culte  tout  sacré  pour  les  choses  vieillies , 

Ces  fleurs  dans  le  passé  partout  un  peu  cueillies , 

Ces  monuments  sauvés ,  j>ar  un  suprême  effort , 

Du  pic  qui  jette  à  bas,  du  sarcasme  qui  mord  ; 

Ces  frises  aux  festons  tournoyants  et  splendides , 

Du  souffle  du  sculpteur  éteint  encore  humides , 

Au  moins  proclameront  qu'im  généreux  esprit 

Brava  les  préjugés  par  qui  le  beau  périt. 

Sans  doute,  on  n'abat  plus  par  fiel  et  par  envie, 

Mais  pour  s'accommoder  une  plus  douce  vie, 

Salons  plus  chauds,  jardins  plus  frais,  soleil  meilleur  : 

Mais  le  mou  sybarite  est  bientôt  destructeur. 

Or,  celui-là  qui  fait  la  guerre  au  sybarite, 

Et  n'a  point  de  repos  qu'il  ne  l'ait  mis  en  fuite, 

Bien  loin,  dans  la  campagne ,  où  l'on  taille  en  plein  drap, 

Conservera  plus  d'art  que  l'autre  n'en  perdra. 


Ce  ne  sont  point  les  murs  tout  blancs  qui  nous  enseignent; 

Ce  sont  ceux  qui,  vêtus  de  longs  lierres,  se  ceignent 

Le  front  de  giroflée ,  aux  haleines  de  mai , 

Et  balancent  dans  l'air  un  bouquet  parfumé. 

A  leur  pied,  qu'ils  ont  vu  passer  de  nos  ancêtres, 

Et  de  visages  frais  sourire  à  leurs  fenêtres  ! 

Don  Juan  prit  leurs  balcons  souvent  pour  confidens 

soc.  d'ag.  8 


—  404  — 

Des  sons  de  sa  guitare ,  et  des  drames  ardens 

Que ,  sous  le  réverbère ,  il  tranche  à  coups  d'épée  ; 

Ils  vous  diraient  Zerline  ingénue  et  trompée. 

Qu'ils  savent  de  berceaux,  d'hymens  brochés  de  fleurs, 

De  cercueils  descendus  aux  bras  des  fossoyeurs  ! 

Ils  furent  les  témoins  de  nos  intimes  choses , 

De  nos  jours  parsemés  d'épines  et  de  roses , 

Des  espoirs  qu'on  nourrit,  des  amours  qu'on  pleura, 

Des  chants  qu'au  clair  de  lune  en  chœur  on  célébra, 

Des  conseils  qu'à  pas  lents  dictait  un  ami  sage 

Pour  distiller  la  paix  dans  notre  âme  à  l'orage. 

Si  vous  tuez  ces  murs^  parce  qu'ils  sont  trop  vieux, 

Nos  plus  chers  souvenirs  s'en  iront  avec  eux. 

D'ailleurs,  ne  font-ils  pas  un  relief  à  l'histoire? 

On  y  lit  d'autant  mieux  que  leur  face  est  plus  noire. 

Ici ,  nos  durs  aïeux  bataillaient  assiégés  ; 

Là ,  des  rois  visiteurs  un  soir  sont  hébergés. 

Voici  les  écussons  conquis  en  Terre-Sainte  : 

Le  granit  en  retient  la  féodale  empreinte 

Aux  portes  d'où  sortaient,  sous  leurs  rouges  cimiers, 

Nos  ducs  marchant  en  guerre  avec  leurs  chevaliers. 

Près  des  tours  par  le  fer,  le  feu ,  démantelées , 

Découpant  leurs  tronçons  dans  les  nuits  étoilées , 

Yoilà  le  seuil  qui  fut  l'asile  des  proscrits. 

La  gloire  et  les  revers  sur  les  murs  sont  écrits. 


Donc,  l'artiste  qui  lègue  aux  futurs  antiquaires 
Un  SI  pompeux  festin  de  ces  vivantes  pierres , 
Et,  sans  voir  s'il  réduit  son  bien-être  à  l'étroit, 
Dote  un  hôpital  neuf,  ou  rachète  un  vieux  toit, 
Dans  l'unanime  accueil  de  la  foule  empressée 
Sent  un  écho  pai-tout  répondre  à  sa  pensée. 


—  105  — 

Qu'il  s'asseye  au  théâtre,  ou  qu'il  paraisse  au  bal. 

Qu'il  parcoure  à  midi  le  boulevard  banal, 

Chacun  dira  :  Yoilà  le  croyant,  l'homme  juste, 

Qui  ne  veut  pas  qu'on  livre  aux  haches  de  Procuste 

Nos  débris  consternés  du  zèle  des  maçons. 

Quand  il  prêche  si  bien  d'exemple,  applaudissons  ! 

C'est  lui  qui  nous  rattache  aux  vieux  us,  qu'on  balaie, 

Lui  qui  de  nos  regrets  cicatrise  la  plaie  ; 

Qu'il  soit  béni  !  Par  lui  nos  enfants,  transportés, 

Sauront  ce  que  valaient  de  gothiques  cités  , 

Quand  l'art  y  prodiguait  sa  chère  fantaisie. 

Que  sa  place  parmi  nos  maîtres  soit  choisie  ; 

Qu'on  grave ,  avec  son  nom ,  sur  un  double  rinceau  : 

Respect  de  la  ruine  et  gloire  du  pinceau  ! 

A,  Maillard. 


DD  DROIT  DMOBLISSEllEPiT 


ET 


DE  L'USURPATION  DE  LA  NOBLESSE 


AVANT  1789. 


Un  des  faits  dominants  de  la  Révolution  c'est  la  spon- 
tanéité ,  la  fureur,  l'ensemble  des  attaques  dirigées 
contre  la  noblesse  à  laquelle  il  faut,  en  cela,  associer  le 
clergé.  La  noblesse  a  vraiment  été  traitée  comme  une 
ennemie  par  le  reste  de  la  nation,  ce  qu'il  ne  faut  pas 
entendre  seulement  de  celte  partie  du  peuple,  instru- 
ment de  toutes  les  sanglantes  orgies,  mais  encore  des 
classes  moyennes.  Suffit-il ,  pour  rencontrer  l'explica- 
tion de  ce  mouvement,  de  reporter  son  esprit  vers  ce 
besoin  d'égalité  qui,  dans  ses  dernières  années,  sem- 
blait travailler  si  vivement  noire  ancienne  société  fran- 
çaise? Je  ne  le  crois  point.  Ce  sentiment  d'égalité  était- 
il  d'ailleurs  aussi  complet ,  aussi  puissant  qu'on  le 
suppose?  l\  est  peut-être  permis  d'en  douter.  Très  ab- 
solu quant  à  la  répartition  des  droits  et  des  charges , 
je  suis  porté  à  penser  qu'il  l'était  moins  quant  aux 
personnes.  Pour  peu  que  l'on  étudie ,  en  effet ,  notre 


—  407  — 

organisation  d'autrefois ,  on  remarque  vite  que,  s'il  est 
un  caractère  qui  lui  appartienne,  c'est  la  hiérarchie  et 
le  classement,  et  l'on  est  conduit  à  se  demander  où 
l'esprit  public  aurait  puisé  cette  ardente  et  universelle 
pensée  de  nivellement,  quand  partout  on  s'en  trouvait 
éloigné  par  les  traditions  reçues,  le  spectacle  de  ce  qui 
se  mouvait  autour  de  soi  comme  les  habitudes  prises 
dans  la  vie  de  chaque  jour.  La  distinction  était  partout, 
non-seulement  entre  les  trois  ordres  principaux  qui  re- 
présentaient le  pays,  mais  encore  dans  chacun  de  ces 
ordres;  non-seulement  entre  leurs  principaux  éléments, 
mais  encore  dans  les  plus  petites  de  leurs  fractions. 
Ainsi  l'ordre  de  la  noblesse,  loin  de  se  composer  de 
membres  égaux,  se  divisera  en  haute,  moyenne  et 
petite  noblesse,  et  jamais  le  grand  seigneur  n'acceptera 
de  laisser  monter  à  son  rang  le  simple  gentilhomme. 
La  bourgeoisie  présentera  le  spectacle  d'un  nombre 
presque  infmi  de  classes  et  de  corporations ,  mais 
ayant  toutes  leur  place  hiérarchique  les  unes  vis-à- 
vis  des  autres ,  et  dans  chacune  de  ces  corporations , 
les  individus  également  classés  et  rangés. 

Je  veux  bien  que  l'excès  du  classement  ait  pu  pro- 
duire une  réaction  en  sens  contraire,  et  qu'on  ait  i-es- 
senli  le  besoin  de  briser  tant  de  petits  cercles  dans  les- 
quels l'activité  individuelle  commençait  à  se  trouver 
trop  à  l'étroit;  je  n'en  répète  pas  moins  que  l'habi- 
tude de  la  distinction  et  de  l'inégalité  avait  dû  résulter 
pour  chacun  d'un  état  de  choses  où,  si  l'on  avait  beau- 
coup de  gens  au-dessus  de  soi,  on  en  trouvait  presque 
toujours  un  plus  grand  nombre  au-dessous. 

L'esprit  français ,  à  l'heure  même  où  nous  vivons , 


—  i08  — 

est  un  singulier  assemblage  d'instincts  démocratiques 
et  d'aspirations  contraires.  En  réalité ,  loin  de  vouloir 
passionnément  l'égalité  des  personnes,  je  le  soupçonne 
d'être  très  amoureux  de  leur  inégalité  :  nous  sommes 
envieux  des  supériorités,  mais  tous  nos  efforts  tendent 
à  nous  en  créer  ;  les  situations  qui  dominent  la  nôtre 
nous  gênent  jusqu'à  ce  que  nous  les  ayons  atteintes; 
nous  crions  encore  par  habitude  contre  le  peu  qui  reste 
des  distinctions  nobiliaires,  mais  nous  faisons  volontiers 
de  ridicules  tentatives  pour  nous  en  donner  les  appa- 
rences; de  telle  sorte  qu'aujourd'hui,  après  la  secousse 
de  1789,  nous  ne  sommes  parvenus,  sous  beaucoup 
d'aspects ,  à  nous  donner  qu'un  faux  vernis  d'idées  et 
de  sentiments  démocratiques  ;  au  fond  ,  nation  vani- 
teuse, nous  sommes  demeurés  partisans  de  tout  ce  qui 
distingue  et  de  tout  ce  qui  classe;  fils  de  la  Révolution, 
pour  ce  qui  est  de  l'égalité  civile  et  politique,  il  nous 
reste  encore,  au  regard  les  uns  des  autres,  beaucoup 
du  sang  et  des  idées  de  nos  aïeux. 

Un  fait  d'ailleurs  me  frappe  dans  l'histoire  de  notre 
période  révolutionnaire  :  c'est  au  moment  où  les  privi- 
lèges viennent  d'être  sacrifiés,  où  la  noblesse  aban- 
donne ces  droits  dont  elle  jouissait  depuis  tant  de  siècles, 
que  les  personnes  sont  attaquées  avec  un  redoublement 
de  fureur;  il  y  a  là  l'indice  de  colères  amassées,  de 
malédictions  longtemps  contenues  que  l'influence  d'une 
idée  et  d'un  principe  est  impuissante  à  expliquer,  mais 
qui  trouvent  bien  mieux  leur  cause  dans  les  souffrances 
répandues  sur  tout  le  pays'  par  d'intolérables  abus. 
Pour  comprendre  ces  souffrances  et  ce  que  devait  être 
l'explosion  des  haines  qu'elles  avaient  nourries,  ce  n'est 


—  109  — 
point  assez  de  songer  au  nombre  et  au  caractère  des 
privilèges ,  il  faut  encore  et  surtout  peut-être  songer 
au  nombre  et  au  caractère  des  privilégiés,  en  suivre  le 
développement  successif,  voir  constamment  grandir  ces 
catégories  de  personnes  qui  ne  s'exemptaient  des  charges 
que  pour  les  laisser  retomber  plus   lourdement  sur 
ceux  qui  demeuraient  condamnés  à  les  porter.   C'est 
cette  histoire  que  je  voudrais  esquisser  pour  l'ordre  de 
la  noblesse.  Elle  permet  à  elle  seule  de  nettement  aper- 
cevoir ce  double  travail  :  d'une  part  une  augmentation 
constante  et  effrayante  des  charges;  de  l'autre  une  di- 
minution non  moins  soutenue  et  dans  des  proportions 
non  moins  larges  de  ceux  qui  devaient  les  acquitter. 
La  noblesse,  en  effet,  loin  d'être  une  caste  fermée, 
était  devenue  au  contraire,  et  depuis  plusieurs  siècles, 
une  caste  trop  ouverte  dans  laquelle  l'abus  fait  par  la 
royauté  du  droit  d'anoblissement,  les  prérogatives  d'of- 
fices multipliés  avec  une  imprévoyante  prodigalité ,  et 
l'usurpation  avaient  introduit  une  immense  quantité  de 
familles.  Son  caractère  primitif  s'était  ainsi  altéré;  les 
privilèges   avaient  perdu  leur  justification,  en  même 
temps  que  les  exemptions  dont  elle  jouissait,  tout  en 
blessant  cette  idée  d'égalité  des  charges  qu'une  fois  née 
le  temps  développe  si  vite ,  rendaient  le  fardeau  plus 
insupportable  pour  ceux-là  qui  se  trouvaient  au-dessous 
d'elle.  Quand  une  pareille  situation  ne  se  modifie  pas 
par  le  fait  même  de  ceux  à  qui  elle  profile,  elle  con- 
duit nécessairement  à  une  catastrophe. 


Le  système  féodal  imposait  à  la  noblesse  une  grande 
et  belle  charge  :   la  défense  du  territoire.   Cette  con- 


—  ilO  — 

tribulion  du  sang,  d'ailleurs  si  généreusement  payée, 
aurait  promptement  épuisé  des  forces  qui  n'auraient 
point  trouvé,  par  l'adjonction  de  nouveaux  membres, 
à  s'entretenir  et  à  se  réparer.  Au  xiip  siècle,  on  aper- 
çoit déjà  deux  voies  ouvertes  à  la  bourgeoisie  pour 
pénétrer  dans  la  classe  supérieure  et  combler  ainsi  les 
vides  que  la  guerre  a  faits  dans  ses  rangs;  je  veux 
parler  de  l'achat  des  fiefs  et  du  droit  d'anoblissement 
exercé  par  la  royauté. 

Des  seigneurs  qui  avaient  suivi  le  roi  de  France  dans 
les  guerres  saintes ,  beaucoup  avaient  été  dévorés  par 
ces  lointaines  expéditions,  beaucoup  étaient  revenus 
ruinés  et  avaient  été  contraints  de  vendre  leurs  fiefs. 
La  bourgeoisie  déjà  formée  se  trouva  toute  prête  pour 
acheter  les  seigneuries  vacantes  et  les  terres  de  ceux 
qui  ne  les  pouvaient  plus  garder  ;  une  quantité  consi- 
dérable de  ses  membres  se  trouva  de  la  sorte  agrégée 
au  corps  de  la  noblesse.  Les  établissements  de  saint 
Louis  (1)  qui  posent  en  principe  «  qu'un  roturier  ac- 
quérant un  fief,  ses  descendants  sont  nobles  au  troi- 
sième hommage  du  même  fief  et  partagent  noblement 
ledit  fief  à  la  troisième  génération ,  »  des  passages  de 
deux  auteurs  cités  par  Laurière  :  Desfontaines,  qui  écri- 
vait sous  saint  Louis ,  et  Beaumanoir,  qui  vivait  peu 
de  temps  après ,  ne  peuvent  laisser  de  doute  sur  ce 
point  (2).  Philippe-le-Hardi,  en  1275,  et  après  lui  Phi- 
lippe-le-Bel ,  en  1291,  consacrèrent  pour  les  roturiers 
la  faculté  d'acquérir  des  héritages  nobles,  mais  à  charge 


(1)  Ordonnances  des  rois  de  France,  tome  I,  page 

(2)  Préface  des  ordonnances,  par  Laurière,  art.  81  et  82. 


—  111  — 

d'acquitter  au  profit  de  la  royauté  un  impôt  conservé 
par  tous  leurs  successeurs  et  connu  sous  le  nom  de 
droit  de  franc-fief  (1).  Cette  indemnité  qui ,  en  même 
temps  qu'elle  assurait  de  nouvelles  ressources  au  tré- 
sor ,  semblait  destinée  à  maintenir  la  qualité  de  ceux 
qui  possédaient  les  terres,  ne  paraît  point,  jusqu'au 
cours  du  xvie  siècle,  avoir  empêché  les  roturiers,  ac- 
quéreurs de  fiefs,  d'y  trouver  la  noblesse  :  «  Les  mar- 
chands et  les  artisans  enrichis,  dit  Pogge,  qui  achètent 
un  héritage  dans  la  campagne  où  ils  vont  s'établir  après 
avoir  abandonné  la  ville,  et  se  contentent  des  revenus 
de  leur  domaine,  acquièrent  une  sorte  de  noblesse 
et  communiquent  à  leurs  descendants  une  noblesse 
réelle  (2).  »  Henri  III  le  premier,  par  l'ordonnance  de 
Blois,  posa  nettement  le  principe  du  non-anoblisse- 
ment des  roturiers  par  les  terres. 

A  côté  du  mouvement  des  fiefs,  j'ai  indiqué  l'anoblis- 
sement par  le  souverain.  Ce  droit  nouveau  que  s'attri- 
bue et  qu'exerce  la  royauté  vers  la  fin  du  xiii^  siècle 
et  principalement  au  commencement  du  siècle  suivant, 
ce  pouvoir  de  créer  des  nobles  qui  ne  relèveront  plus 
que  de  la  volonté  et  du  bon  plaisir  du  roi,  ne  saurait 
à  mon  sens  être  trop  signalé  et  l'on  n'en  pourrait  trop 
faire  ressortir  là  signification  et  la  portée. 

Il  fallait,  en  effet,  que  la  suprématie  de  la  royauté 
sur  toutes  les  puissances  féodales  fût  désormais  bien 
conquise  et  bien  incontestée,  pour  qu'elle  pût  prétendre 
seule  à  l'exercice  d'un  droit  qui  allait  lui  permettre 

(1)  Ordonnances,  pages  304  et  324. 

(2)  Préface  des  ordonnances,  Laurière,  art.  85. 


—  112  — 

d'introduire  dans  les  rangs  d'une  aristocratie  remuante 
et  toujours  en  lutte  avec  elle  des  hommes  sans  passé  et 
sans  histoire,  et  qui  devaient  trouver  des  titres  suffi-- 
sants  à  de  pareilles  faveurs  dans  les  services  qu'ils  lui 
auraient  rendus.  La  royauté  devenait  ainsi,  non-seu- 
lement le  pouvoir  dominant  tous  les  autres,  mais  en- 
core le  centre  vers  lequel  allaient  se  diriger  l'activité 
et  les  aspirations  d'une  fraction  considérable  du  pays, 
de  cette  partie  de  la  société  qui  s'éveillait  à  des  besoins 
nouveaux  et  qui  commençait  à  trouver  que ,  si  tout 
était  bien  dans  le  régime  féodal  pour  les  possesseurs 
de  fiefs,  ceux  qui  vivaient  en  dehors  de  cette  aristo- 
cratie avaient  peut-être  le  droit  d'aspirer  à  une  condi- 
tion meilleure.  A  bien  des  gens  déjà  tout  devait  sem- 
bler mort  autour  du  fief,  car  l'homme  du  seigneur  ne 
pouvait  point  espérer  voir  changer  une  situation  qui 
se  mouvait  dans  un  cercle  trop  étroit.  Du  côté  de  la 
royauté,  au  contraire,  on  apercevait  le  mouvement  et 
la  vie,  on  entrevoyait  la  possibilité  de  faire  accepter 
par  elle  des  services  qu'elle  seule  avait  le  moyen  de 
magnifiquement  récompenser. 

L'anoblissement  allait  d'ailleurs,  dans  un  avenir  pro- 
chain, apporter  une  altération  profonde  au  caractère 
que  la  noblesse  avait  conservé  jusqu'alors. 

La  noblesse ,  au  xiip  siècle ,  c'était  uniquement  les 
degrés  supérieurs  de  la  hiérarchie  féodale.  Elle  avait 
ses  charges  et  ses  obligations  en  regard  de  ses  béné- 
fices et  de  ses  droits,  et  de  telle  sorte  que  les  seconds 
ne  semblaient  qu'être  la  conséquence  et  la  compensa- 
tion des  premières.  Si  le  vassal  était  tenu  dans  une 
étroite  dépendance  vis-à-vis  de  son  seigneur ,  il  trou- 


—  113  — 

vait  aussi  près  de  lui  protection  et  défense;  si  le  pays 
se  sentait  enserré  dans  les  liens  de  la  puissance  sei- 
gneuriale, il  avait  dans  l'aristocratie  desfeudataires  une 
armée  pour  le  défendre  contre  les  entreprises  de  l'é- 
tranger. La  noblesse  était  donc  toute  territoriale  et 
toute  militaire.  Mais  lorsque  l'argentier  du  roi,  le  doc- 
teur es  lois  ou  le  grand  propriétaire  d'herbages  en 
Normandie  seront  anoblis  par  le  souverain,  la  no- 
blesse se  trouvera  grandement  menacée  dans  son  ca- 
ractère primitif  et  comme  essentiel,  car  elle  verra 
chaque  jour  pénétrer  dans  son  sein  des  hommes  qui 
auront  désormais  comme  préoccupation  constante  d'é- 
carter les  charges  et  les  obligations  pour  ne  conserver 
que  les  bénéfices  et  les  droits. 

Enfin  si  l'on  veut  considérer  que  le  pouvoir  royal , 
loin  d'être  dirigé  par  le  désir  de  conserver  à  l'aristo- 
cratie féodale  toute  sa  grandeur,  sera  bien  plutôt  pré- 
occupé de  l'amoindrir,  on  comprendra  facilement  que 
l'anoblissement  puisse  devenir  entre  ses  mains  une 
arme  terrible  k  l'aide  de  laquelle  il  saura  beaucoup 
mieux  énerver  et  décomposer  les  forces  de  la  noblesse 
que  les  entretenir  et  les  réparer. 

C'est  vers  la  fin  du  xiii^  siècle  que  paraît  avoir  com- 
mencé l'exercice  du  droit  d'anoblissement  :  la  première 
charte  que  l'on  rencontre  est  celle  par  laquelle,  en 
4274,  Philippe  III  le  Hardi  confère  la  noblesse  à  Raoul, 
l'orfèvre.  La  royauté ,  en  se  donnant  cette  attribution 
nouvelle,  prétend  du  premier  coup  se  la  réserver  pour 
elle  seule  comme  un  gage  et  une  conséquence  de  sa 
suprématie;  et  si  des  tentatives  d'usurpation  se  pro- 
duisent de  la  part  de  quelque  puissant  vassal,  elle  sait 


—  114  — 

vite  les  réprimer  car  elle  est  désormais  assez  forte  pour 
assurer  le  respect  de  tous  ses  droits  (1). 

Avec  Philippe-le-Bel ,  les  chartes  de  noblesse  appa- 
raissent déjà  plus  nombreuses  en  même  temps  que 
l'on  aperçoit,  par  le  cajarafctère  de  ceux  à  qui  elles  sont 
concédées,  de  quel  côté!  le  roi  de  France  cherche  et 
trouve  des  appuis  dans  ses  luttes  violentes  contre  la 
papauté.  Ainsi  parmi  les  nouveaux  nobles  on  remarque 
Gilles  de  la  Cour  supérieure,  Jean  Jacques,  natif  de 
Cahors  et  Jean  Marc,  docteur  es  lois  à  Montpellier, 
anoblis  eux  et  leur  postérité  en  récompense  des  agréables 
services  qu'ils  ont  rendus  (2).  Les  enfants  de  Philippe-" 
le-Bel  se  gardèrent  de  renoncer  à  une  prérogative  qui 
devait  assurer  tant  de  dévouements  à  la  royauté  et  qui 
allait  bientôt  lui  apporter  tant  de  profits  d'une  autre 
sorte  (3). 

Dès  lors  le  droit  se  trouvait  consacré,  et  chacun  des 
souverains  qui  allaient  se  succéder  sur  le  trône  de 
France  devait  en  user  d'autant  plus  largement  qu'à 
cette  faculté  étaient  venus  se  joindre  des  avantages  que 
vraisemblablement  n'entrevoyait  point  la  pensée  de  celui 
qui  le  premier  en  avait  doté  la  couronne.  La  royauté 
comprit  vite  quel  parti  elle  pouvait  tirer  du  pouvoir  de 
faire  des  nobles  et,  toujours  besogneuse  d'argent,  com- 
ment, en  s'assurant  des  hommes^  elle  pourrait  remplir 

(1)  Arrêt  du  Parlement,  1280.  —  Ord.  de  Louis  Xlt,  mars  1498, 
Coll.  Isambert,  tome  II,  p.  666.  —  Tome  XI,  p.  353. 

(2)  Registre  de  la  Chambre  des  comptes  commencé  en  1275.  —La 
Roque,  Traité  de  la  noblesse ,  chap.  xxi,  édition  de  1734. 

(3)  Ibid. 


—  ii5  — 

ses  coffres  et  se  procurer  des  ressources  qu'elle  de- 
mandait trop  souvent  à  la  violence  et  à  la  fraude.  Les 
premiers  anoblissements  avaient  été  faits  sans  finance 
et  seulement  pour  récompenser  des  services  rendus  ; 
mais  ce  motif  premier  et  d'un  ordre  supérieur  fut  bientôt 
dominé  par  des  considérations  moins  élevées  :  en  fai- 
sant payer  les  privilèges  qu'elle  conférait,  en  prélevant 
sur  l'anobli  ce  qu'on  appelait  une  finance,  la  royauté 
s'ouvrit  une  voie  dans  laquelle  elle  se  trouva  presque 
immédiatement  entraînée  ,  et  qui  fatalement  devait 
changer  le  caractère  de  la  noblesse  et  le  décom- 
poser. 

Ce  trafic  de  la  noblesse  parle  roi  ou,  comme  on  l'a 
appelé,  celte  pratique  des  anoblissements  bursaux  me 
paraît  être  une  des  causes  les  plus  incontestables  de 
décadence  pour  le  corps  dont  j'examine  les  destinées. 
Dès  maintenant,  en  effet,  on  peut  apercevoir  les  con- 
séquences qui  vont  d'elles-mêmes  sortir  de  cet  usage 
introduit  par  la  royauté  de  demander  à  l'anobli  le  paie- 
ment de  la  distinction  qu'il  reçoit.  C'est  par  des  luttes 
continuelles  et  des  efforts  sans  relâche  que  le  roi  de 
France  pourra  maintenir  vis-à-vis  de  l'étranger  l'indé- 
pendance de  ses  Etats  et  ajouter  à  son  royaume  de 
nouvelles  provinces;  les  conditions  de  la  guerre  chan- 
geront :  à  la  place  de  l'armée  féodale  fournie  par  le 
service  des  fiefs  viendra  l'armée  permanente  à  la  solde 
et  à  la  charge  du  souverain  ;  le  nombre  de  ces  troupes 
qu'il  faudra  entretenir  et  payer  ira  toujours  grandis- 
sant, parce  que  grandiront  aussi  les  entreprises  d'une 
politique  engagée  dans  tous  les  mouvements  de  l'Eu- 
rope; le  luxe  et  le  faste  des  cours  montreront  des  exi- 


—  116  — 

gences  de  plus  en  plus  difficiles  à  satisfaire  et  dévore- 
ront une  partie  des  ressources  destinées  à  défendre 
l'honneur  du  pays  ou  à  développer  sa  prospérité;  de 
telle  sorte  que  si  la  royauté  est  parvenue  à  remplacer 
des  subsides  temporaires  par  un  impôt  fixe  et  que  ra- 
mènera chaque  année ,  son  trésor  vite  épuisé  la  con- 
traindra néanmoins  de  chercher  autour  d'elle  et  par 
d'autres  voies  l'argent  que  la  taille  ne  lui  apportera 
jamais  assez  abondant.  C'est  ainsi  que  l'on  s'adressera 
sans  modération  et  sans  justice  à  ce  moyen  trop  facile 
de  trouver  l'argent  qui  manque  :  l'anoblissement,  et 
que  l'on  créera  des  nobles  beaucoup  moins  pour  ré- 
compenser des  services  que  pour  faire  chèrement  payer 
une  qualité  qui  va  de  la  sorte  revêtir  un  caractère  vé- 
nal. Il  n'y  aura  point  d'ailleurs  à  craindre  de  voir 
s'épuiser  la  liste  de  ceux  qui  solliciteront  cette  distinc- 
tion :  la  vanité  et  le  profit  combleront  les  vides  qu'aura 
faits  la  munificence  intéressée  du  prince.  Prendre  rang 
parmi  la  classe  des  seigneurs,  jouir  de  tous  leurs  hon- 
neurs et  de  toutes  leurs  prérogatives,  détenir  des  fiefs 
sans  impôt  qui  rappelât  incessamment  la  roture  et , 
dans  un  temps  où  la  taille  apparaissait  tous  les  ans 
plus  avide,  s'exempter  de  ces  charges  qui  pesaient  déjà 
si  lourdement  sur  le  vilain;  c'étaient  là  autant  d'appâts 
qui  devaient  faire  poursuivre  la  conquête  de  la  no- 
blesse avec  une  ardeur  que  les  largesses  de  la  royauté 
ne  parviendraient  point  à  éteindre. 

Les  lettres  de  noblesse  ne  datent  point  encore  d'un 
siècle ,  qu'on  aperçoit  déjà  les  ressources  que  le  souve- 
rain puise  dans  leur  concession.  Ainsi  en  1354,  Jean 
de  Reims  paie  sa  charte  d'anoblissement   trente  écus 


—  117  — 

d'or  et  l'année  suivante  Aimery  de  Cours  verse  pour 
la  sienne  la  somme  énorme  de  quatre-vingts  écus 
d'or  (1).  Désormais  la  finance  fournie  par  les  anoblis 
est  un  des  revenus  habituels  du  trésor  royal,  et  l'on  ne 
verra  plus  que  dans  de  très  rares  circonstances  le  roi 
de  France  créer  des  nobles  sans  rien  vouloir  en  échange 
de  la  faveur  et  des  privilèges  qu'il  leur  confère. 

Le  xve  siècle,  avec  Charles  VII,  amena  deux  mesures 
qui  devaient  avoir  sur  les  destinées  de  la  noblesse 
une  immense  influence  :  la  création  d'une  armée  ré- 
gulière en  dehors  du  service  des  fiefs  et  fa  permanence 
de  la  taille  pour  payer  les  troupes  que  le  roi  prenait 
à  sa  solde.  D'une  part  la  création  d'une  armée  régu- 
lière allait  permettre  à  une  partie  de  la  noblesse  de  se 
soustraire  à  sa  principale  obligation  :  la  défense  du 
pays  par  les  armes  ;  de  l'autre,  l'exemption  de  la  taille 
perdrait  ainsi  de  plus  en  plus  sa  justification  et  devien- 
drait un  sujet  d'envie  et  de  haine  pour  les  classes  sur 
lesquelles  l'impôt  retomberait  si  injuste  et  si  lourd. 
Tout  l'avenir  se  trouvait  donc  en  germe ,  dans  ces  in- 
novations de  Charles  VII.  A  la  royauté  qui  modifiait 
ainsi  l'organisation  et  les  conditions  de  la  vie  sociale 
incombait  le  devoir  de  surveiller  les  effets  des  change- 
ments introduits  par  elle,  de  maintenir  l'harmonie  entre 
les  privilèges  et  les  charges ,  de  faire  disparaître  les 
premiers  quand  on  échappait  aux  secondes  ;  c'est  pour 
avoir  failli  à  ce  devoir  qu'elle  a  vu  se  former  un  orage 
qui  un  jour  l'a  emportée  avec  les  institutions  qu'elle 
n'avait  pas  su  réglementer  et  contenir. 

(1)  Comptes  du  trésor,  de  l'année  1471. 


—  i18  — 

Les  facilités  offertes  pour  éviter  l'impôt  du  sang , 
c'est-à-dire  la  vraie  contribution  du  gentilhomme,  n'é- 
taient point  de  nature  à  refroidir  les  ambitions  et  à 
calmer  les  désirs  de  ceux  qui  aspiraient  à  changer  de 
classe.  Aussi  à  partir  de  cette  époque  du  xv^  siècle , 
voit-on  les  chartes  d'anoblissement  délivrées  en  nombre 
presque  infini.  Louis  XI,  dans  sa  lutte  contre  l'aristo- 
cratie féodale,  ne  répugnait  point  à  lui  infuser  le  sang 
de  ses  fidèles  bourgeois  ;  il  n'est  pas  un  registre  du 
trésor  des  chartes  correspondant  à  ce  règne  ainsi  qu'à 
celui  de  Gharfes  VIII,  qui  ne  contienne  plusieurs  lettres 
de  noblesse  (1).  Ces  lettres  sont  octroyées  à  des  gens 
dans  toute  condition;  les  unes  sont  motivées  sur  des 
services  et  des  mérites,  les  autres  ne  le  sont  point; 
les  services  sont  de  toutes  sortes.  Ce  qui  se  ressemble 
presque  toujours ,  c'est  la  finance  perçue  sur  l'ano- 
bli ;  non  que  j'aie  l'intention  de  soutenir  qu'il  fallût 
voir  dans  ces  créations  de  nobles  seulement  une  spé- 
culation fiscale  et  jamais  la  récompense  désintéressée 
d'éclatants  services  ;  je  veux  simplement  constater  que 
si  l'on  rencontre  un  certain  nombre  d'anoblissements 
gratuits ,  la  plupart  cependant  n'étaient  concédés  que 
moyennant  indemnité  pour  le  trésor. 

Un  fait  qui  me  paraît ,  mieux  que  toutes  les  consi- 
dérations, donner  son  caractère  à  l'usage  que  la  royauté 
faisait  du  droit  d'anoblissement,  c'est  celui-ci  : 

Richard  Graindorge  avait  entrepris  le  commerce  des 


(1)  Trésor  des  chartes,  reg.  196-197,  201  ,  211  et  autres.  —  Or- 
donnances des  rois  de  France,  tome  XVII,  p.  98,  note  6;  page  384-, 
note  6. 


* 


,  ~  119  — 

bœufs  dans  le  pays  d'Auge  en  Normandie;  ses  entre- 
prises avaient  prospéré  et  Graindorge  était  devenu  un 
gros  marchand  dont  les  coffres  s'emplissaient  d'écus 
en  même  temps  que  s'agrandissaient  et  que  se  peu- 
plaient ses  herbages.  Le  Normand  ne  songeait  point  à 
devenir  grand  seigneur,  non  que  la  noblesse  n'eût  du 
bon  en  exemptant  de  payer  l'impôt,  mais  parce  qu'il 
eût  fallu  quitter  le  trafic  et,  en  définitive,  c'eût  été, 
pensait-il ,  la  payer  trop  cher  que  de  lui  sacrifier  un 
commerce  qui  l'avait  si  bien  jusque-là  récompensé  de 
ses  travaux  et  de  ses  peines.  Mais  cela  ne  faisait  point 
le  compte  du  trésor  royal  qui  espérait  tirer  de  Richard 
Graindorge  une  finance  que  bien  peu  pourraient  payer 
aussi  belle  et  aussi  ronde;  or  il  arriva  que  le  marchand 
du  pays  d'Auge  fut  anobli  bon  gré  mal  gré,  qu'il  fut 
choisi  en  sa  qualité  de  riche  et  aisé  pour  accepter  ce  pri- 
vilège et  comme  Graindorge,  condamné  à  être  gentil- 
homme, ne  se  soumettait  point  assez  vite  à  un  honneur 
que  tant  d'autres  recherchaient,  ce  fut  par  voie  de 
contrainte  que  l'on  recouvra  sur  lui  les  mille  écus  aux- 
quels il  avait  été  taxé  par  la  chambre  des  Comptes  (1). 

Avec  le  xvi^  siècle,  on  remarque  l'apparition  de  deux 
causes  sous  l'action  desquelles  les  rangs  de  la  noblesse 
allaient  être  contraints,  aux  dépens  de  sa  considération, 
d'indéfiniment  s'élargir  :  je  veux  parler  du  trafic  des 
charges  et  de  l'usurpation. 

Les  lettres  de  1467  (2)  qui   accordaient  l'inamovi- 

(1)  La  Roque,  Traité  de  la  noblesse,  chap.  Xxi.  —  La  Roque  dit 
avoir  vu  les  contraintes  décernées  contre  Graindorge. 

(2)  Ordonnances  des  rois  de  France,  tome  XVII,  p.  25.  —  Loyseau, 
Traité  des  offices,  liv.  III,  ch.  I. 

soc.  d'ag.  .  9 


—  420  — 

bililé  aux  charges  eurent  vile  pour  conséquence  leur 
vénalité.  Sous  Louis  XI,  en  effet,  le  Parlement  dissi- 
mulait déjà  le  commerce  des  offices  et  Philippe  de 
Commines  pouvait  s'étonner  qu'en  la  ville  de  Paris  tel 
office  sans  gages  fût  vendu  jusqu'à  huit  cents  écus  et 
tel  autre  avec  gages  quinze  fois  plus  que  ses  gages  (1). 
Louis  XII  le  premier  voulut  faire  profiler  la  royauté 
d'un  trafic  toléré  seulement  entre  particuliers.  Pour 
couvrir  les  dépenses  que  nécessitaient  les  expéditions 
d'Italie  sans  écraser  le  peuple  par  de  lourds  subsides , 
ce  monarque  vendit  un  certain  nombre  d'offices  (2);  il 
était  loin  de  prévoir  les  immenses  abus  qui  allaient 
découler  de  cette  mesure  prise  pour  le  soulagement 
de  ses  sujets  et  qui  devait  si  rapidement  tourner  à  leur 
oppression.  Après  lui  François  I^r  pratiquait  ouverte- 
ment la  vente  des  charges  qui  figura  dés  lors  dans  les 
comptes  comme  un  revenu  ordinaire  et  habituel,  et  il 
érigeait  en  1522  le  bureau  des  parties  casuelles  «.  pour 
servir,  dit  Loyseau,  de  boutique  à  cette  nouvelle  mar- 
chandise (3).  »  On  usait  si  largement  de  cet  expédient, 
que  les  dix  dernières  années  du  règne  de  Henri  III 
donnaient  aux  parties  casuelles  plus  de  soixante- dix 
milhons  de  livres. 

La  noblesse  avait  été  de  bonne  heure  attachée  aux 
principales  charges  :  c'était  un  des  usages  les  plus  éle- 
vés et  les  plus  utiles  que  la  royauté  pût  faire  du  droit 


(1)  Philippe  de  Commines,  mémoires,  édition  Lenglet  du  Fresnoy, 
tome  I,  p.  42. 

(2)  Loyseau,  Traité  des  offices,  liv.  III,  ch.  I. 

(3)  Ibid. 


—  421  — 

d'anoblissement.  Les  grandes  fondions  supposent  tou- 
jours chez  ceux  qui  y  parviennent  des  services  rendus 
dans  le  passé  et  une  aptitude  à  en  rendre  de  nouveaux 
dans  l'avenir  :  il  y  a  donc  pour  l'Etat  justice  et  profit 
à  en  rehausser  l'importance  et  l'éclat.  Mais  ce  caractère 
d  e  grandeur  que  revêtait  l'anoblissement  par  les  charges 
publiques  ,  tant  que  le  choix  seul  du  roi  conduisit  à 
celles-ci,  disparut  complètement  par  la  vénalité.  Ce 
fut  bien  alors  que  la  noblesse  devint  chose  tombée  dans 
le  commerce,  marchandise  ayant  ses  prix  puisqu'elle  se 
pouvait  acheter  avec  la  qualité  et  la  fonction  auxquelles 
on  l'avait  attribuée.  Si  les  lettres  de  noblesse  ne  s'oc- 
troyaient trop  souvent  qu'à  ceux  qui  les  pouvaient  le 
mieux  payer,  cependant  plus  d'une  était  encore  don- 
née sans  finance  et  pour  récompenser  de  vrais  services 
rendus  à  la  patrie;  mais  dans  l'anoblissement  par  l'of- 
fice acquis  à  prix  d'argent,  rien  ne  venait  racheter  le 
caractère  vénal  résultant  d'un  pareil  trafic.  D'un  autre 
côté,  l'Etat  se  faisant  vendeur  de  charges,  devait  tendre 
à  en  accroître  la  valeur  ;  de  là  une  disposition  cons- 
tante à  augmenter  le  nombre  des  offices  anoblissants, 
la  noblesse,  par  l'exemption  des  impôts  et  l'ensemble 
des  bénéfices  qu'elle  entraînait,  étant  une  des  conditions 
les  mieux  faites  pour  élever  le  prix  de  ce  qu'on  voulait 
vendre. 

A  la  fin  du  xvF  siècle ,  les  cours  souveraines ,  les 
chancelleries,  les  emplois  dans  les  finances  ouvraient 
déjà  à  la  bourgeoisie  un  grand  nombre  de  portes  par 
lesquelles ,  pour  prendre  l'expression  du  temps,  elle 
pouvait  s'insérer  au  corps  de  la  noblesse. 

J'ai  parlé  de  l'usurpation.   Si  la  vanité  seule  peut 


—  122  — 

enfanter  aujourd'hui  tant  de  prodiges,  que  devait  faire 
la  vanité  quand  elle  était  aiguillonnée  par  l'intérêt?  Le 
temps  présent,  avec  ses  enseignements  sur  notre  tem- 
pérament et  notre  humeur,  vient  ici  compléter  les  in- 
dications de  l'histoire  et  aider  à  comprendre  la  vivacité 
comme  le  nombre  des  efforts  tentés  autrefois  pour  con- 
quérir une  qualité  qui  apportait  avec  elle  honneurs  et 
profits.  Toutefois,  s'il  est  bon  en  ce  sujet  de  ne  pas 
isoler  complètement  sa  pensée  du  spectacle  que  fournit 
l'heure  présente,  il  faut  cependant  reporter  plus  sou- 
vent ses  regards  dans  le  passé  afin  d'y  cherhcer  les  exci- 
tations que  notre  temps  n'offre  plus  et  trouver  ainsi  les 
causes  et  l'explication  d'entreprises  que  la  royauté  a  si 
souvent  et  si  inutilement  tenté  de  réprimer. 

L'exemption  de  la  taille  n'était  point  le  seul  privi- 
lège qui  appartînt  à  la  noblesse  :  on  peut  dire  que  la 
qualité  de  noble  suivait  celui  qui  en  était  revêtu  dans 
tous  les  mouvements  de  la  vie  publique,  politique,  éco- 
nomique et  civile.  Les  nobles  avaient  rang  et  préséance 
sur  les  roturiers  dans  toutes  les  assemblées,  proces- 
sions et  cérémonies  ;  seuls  ils  avaient  le  droit  de  porter 
l'épée  et  des  armoiries  timbrées;  seuls  encore  ils  pou- 
vaient posséder  des  fiefs  sans  payer  l'impôt  auquel  était 
assujetti  le  roturier  pour  ses  héritages  nobles^  et  seuls 
prendre  le  titre  des  terres  seigneuriales.  Leur  qualité 
les  rendait  capables  d'être  admis  dans  certains  ordres 
réguliers,  militaires  et  autres,  dans  certains  chapitres, 
bénéfices  et  offices  ecclésiastiques  ou  séculiers,  leur 
ouvrait  en  un  mot  une  foule  de  voies  fermées  au  sim- 
ple bourgeois.  Ils  étaient  exempts  des  banalités,  corvées, 
logement  des  gens  de  guerre  ainsi  que  d'autres  servi- 


—  123  — 
tudes  personnelles.  Pour  eux  changeaient  les  règles  de 
la  compétence  civile  comme  de  la  compétence  crimi- 
nelle; pour  eux  encore  le  droit  civil  avait  des  disposi- 
tions particulières.  C'était  donc  un  magnifique  ensemble 
de  privilèges  et  de  droits  :  isolées,  chacune  de  ces  pré- 
rogatives pouvait  solliciter  plus  d'une  ambition;  réu- 
nies, que  de  convoitises  elles  devaient  allumer,  que 
d'espérances  enhardies  par  trop  de  succès  et  par  les 
facilités  offertes  pour  y  atteindre  ! 

Notre  société ,  avec  son  organisation  simple  mais  com- 
plète, où  tous  les  droits  sont  protégés  et  assurés,  mais 
aussi  limités  et  contenus,  où  la  surveillance  du  pou- 
voir qui  administre  et  dirige  descend  dans  les  plus  mi- 
nimes fractions  du  territoire  et  jusqu'au  dernier  degré 
de  la  vie  sociale  pour  y  maintenir  le  respect  de  la  loi  ; 
où  tout  abus  comme  toute  réclamation  légitime  trou- 
vent devant  eux  une  autorité  pour  faire  justice;  notre 
société,  dis-je,  ne  rend  point  compte  des  voies  ouvertes 
dans  l'ancien  ordre  de  choses  à  des  fraudes  et  à  des 
usurpations  qui  seraient  impossibles  aujourd'hui.  Il  est 
besoin  de  faire  remonter  son  esprit  vers  d'autres  temps. 
On  aperçoit  alors ,  à  un  certain  niveau ,  l'autorité  pu- 
blique se  fractionnant  entre  une  foule  de  pouvoirs  et 
de  juridictions  aux  attributions  mal  définies,  s'enche- 
vêtrant  les  unes  dans  les  autres,  sans  cesse  en  conflit, 
mais  toujours  incertaines  sur  la  limite  de  leurs  droits, 
présentant  ainsi  des  lacunes  par  lesquelles  la  fraude 
pouvait  aisément  pénétrer;  puis^  au-dessous  de  ce  ni- 
veau ,  l'action  et  la  surveillance  de  cette  autorité  s'a- 
moindrissant  de  telle  sorte  que,  pour  peu  que  l'on 
descende  encore,  on  les  voit  presque  entièrement  dis- 


—  124  — 

paraître.  Au  xvie  et  au  xviP  siècle,  le  pouvoir  central 
apparaissait  surtout  dans  les  campagnes  par  ceux  qui 
pour  lui ,  chaque  année ,  demandaient  et  recueillaient 
l'impôt  :  tristes  représentants  qu'il  se  donnait  ainsi  ! 
Ce  qui  fait  la  force  de  notre  organisation  administra- 
tive, c'est  que  derrière  le  plus  modeste  agent  se  trouve 
tout  le  poids  de  la  puissance  publique  et  que,  d'un  autre 
côté,  la  responsabilité  en  remontant  toujours,  entraîne 
un  contrôle  qui  prévient  les  abus  et  garantit  à  chacun 
le  complet  exercice  de  ses  droits.  Mais  au  temps  dont 
je  parle,  l'appui  et  le  soutien  de  la  puissance  publique 
était  trop  incertain  et  trop  douteux  pour  que  l'agent  du 
dernier  degré  songeât  à  engager  des  luttes  dont  il  avait 
tant  de  chances  d'être  la  victime;  la  surveillance  était 
trop  lointaine  et  trop  vague  pour  qu'elle  pût  empêcher 
des  compositions  et  des  fraudes  sur  lesquelles  la  cons- 
cience devait  se  montrer  d'autant  plus  facile  qu'on  se 
croyait  souvent  chargé  moins  des  intérêts  de  l'Etat  que 
de  ceux  de  fermiers  et  de  spéculateurs  uniquement 
préoccupés  de  s'enrichir  aux  dépens  du  pays  tout  en- 
tier. Les  agents  du  fisc  notamment,  entre  tous  les 
rouages,  se  faisaient  remarquer  comme  un  des  plus 
fragiles  (1).  Au-*dessus  d'eux,  et  chez  ceux-là  même  qui, 
par  leur  caractère ,  semblaient  destinés  à  faire  dispa- 
raître les  abus  tolérés  ou  commis  par  les  agents  infé- 
rieurs, il  n'était  point  impossible  de  rencontrer  des 
complaisances  qui  ouvraient  la  voie  à  de  faciles  usur- 
pations. On  remarque  dans  plusieurs  ordonnances  ou 

(1)  Louis  XII,  ord.  de  novembre  1508,  art.  M.  —  Ordonnances  des 
rois  de  France,  t.  XXI,  p.  392. 


—  125  — 
déclarations  des  prescriptions  par  lesquelles  il  est  en- 
joint d'imposer  à  la  taille  ceux  qui  auront  usurpé  la 
noblesse,  «  tant  en  vertu  des  sentences  et  jugements 
donnés  par  les  commissaires  députés  pour  le  règlement 
des  tailles  ou  des  francs-fiefs  que  des  sentences  des  élus 
et  autres  juges  qui  se  trouveront  avoir  été  données  par 
collusion  et  sous  faux  donné  à  entendre  (1).  r>  Ces 
moyens  frauduleux  de  s'exempter  de  la  taille,  tant  de 
fois  signalés  dans  les  actes  royaux,  durent  conduire  à  un 
nombre  très  considérable  d'usurpations  de  noblesse. 

Si  les  fraudes  se  pouvaient  aisément  commettre 
lorsque  les  pouvoirs  fonctionnaient  avec  une  régularité 
au  moins  apparente ,  combien  ne  devaient-elles  pas  se 
produire  plus  fréquentes  encore  lorsque  des  temps  de 
trouble  et  de  guerre  civile  venaient  pour  ainsi  dire  sus- 
pendre la  marche  de  ces  pouvoirs  et  plonger  le  pays 
dans  une  anarchie  et  un  désordre  au  milieu  desquels 
toute  espérance  semblait  permise  et  tout  succès  pos- 
sible? Le  siècle  de  François  1er  et  des  Guise,  des  luttes 
avec  l'Empire  et  des  troubles  intérieurs,  était  plus  que 
tout  autre  favorable  à  ces  entreprises;  aussi  les  plaintes 
sur  ce  qu'avaient  produit  de  nobles  la  licence  des 
guerres  et  la  corruption  de  ces  temps  se  retrouvent- 
elles  pour  ainsi  dire  à  chaque  page  dans  les  remon- 
trances du  corps  de  la  noblesse  et  dans  les  motifs  qui 
précèdent  les  ordonnances  rendues  pour  la  recherche 
des  usurpateurs.  La  répétition  de  ces  ordonnances,  le 
nombre  des  mesures  prises  au  cours  du  xvF  siècle, 

(l)  Arrêt  du  Conseil  du  30  décembre  1656.  —  Chérin,  abre'gé  chro- 
nologique d'édits  concernant  la  noblesse,  édition  Migne,  p.  909. 


—  126  — 

montrent  en  même  temps  combien  les  fraudes  étaient 
fréquentes  et  comment  les  efforts  tentés  par  la  royauté 
étaient  impuissants  à  les  réprimer  (1). 

Le  pouvoir  royal  lui-même,  par  l'abus  des  lettres  de 
noblesse,  avait  d'ailleurs  la  plus  grande  part  de  res- 
ponsabilité dans  le  développement  excessif  que  prenait 
le  corps  des  privilégiés.  A  l'anoblissement  que  rece- 
vaient des  personnes  isolées  était  venu  se  joindre  l'ano- 
blissement qu'on  peut  appeler  collectif,  c'est-à-dire 
donné  en  même  temps  à  des  catégories  entières  d'indi- 
vidus et  de  familles.  J'ai  indiqué  les  créations  d'offices; 
en  dehors  de  ces  voies  constamment  ouvertes  à  la  bour- 
geoisie pour  franchir  le  degré  qui  la  séparait  de  la 
caste  supérieure,  il  faut  signaler  différents  édits  de 
Charles  IX  et  de  Henri  III.  Le  premier  qui,  par  un  édit 
de  1564,  avait  fait  douze  nobles,  en  créait  encore  dans 
chaque  ville  par  celui  de  1568.  Le  second,  par  l'édit 
de  Paris  de  juin  1576  et  par  des  déclarations  données 
à-  Blois  le  20  janvier  et  à  Poitiers  le  10  septembre  1577 
octroyait  mille  lettres  de  noblesse  moyennant  finance  (2). 

La  situation  résultant  déjà  de  tant  d'abus  se  peut 
lire  dans  les  considérants  qui  précèdent  un  édit  rendu 
par  Henri  IV  en  1598.  La  politique  intérieure  de 
Henri  IV  fut  par-dessus  tout  une  politique  de  répara- 

(d)  Déclaration  du  9  octobre  1516,  compilation  chronologique  de 
Blanchard,  t.  I,  p.  603.  —  Ord.  du  26  mars  1555,  La  Roque,  Traité 
de  la  noblesse,  p.  384.  —  Edit  de  1560,  art.  110,  Armoriai  de  France, 
reg.  1er,  seconde  partie,  p.  661. — Edit  de  juillet  1576,  ibid.,  p.  665. 
—  Edit  de  mars  1583,  Chérin,  p.  884. 

(2)  La  Roque,  p.  58.  —  Armoriai  de  France,  reg.  1er,  seconde 
partie,  p.  665. 


—  127  — 

tion;  avec  ce  merveilleux  bon  sens  qui  s'appliquait  à 
toutes  choses,  il  aperçut  l'excessif  usage  que  la  royauté 
avait  fait  de  l'anoblissement,  et  lui  qui  aimait  à  se  pro- 
clamer  le  premier  gentilhomme  de  son  royaume,  qui, 
loin  d'entretenir  ceux  de  la  noblesse  dans  a  les  bague- 
nauderies  de  cour,  »  les  conviait  plutôt  à  se  retirer  dans 
leurs  terres  et  se  riait  du  luxe  de  ceux  «  qui  portaient 
leurs  moulins  et  leurs  bois  de  haute  futaie  sur  leur 
dos ,  »  il  avait  compris  qu'en  vendant  la  noblesse  à 
ceux  qui  s'étaient  trouvés  assez  riches  pour  l'acheter, 
on  n'avait  fait  qu'énerver  un  corps  qui  était  au  demeu- 
rant une  des  forces  vives  du  pays,  et  qu'une  politique 
intelligente  et  forte  devait  savoir  employer  pour  sa  dé- 
fense et  sa  grandeur.  C'était  d'ailleurs  le  royaume  tout 
entier  qui  souffrait  d'un  trafic  dont  un  des  buts  prin- 
cipaux était  de  se  soustraire  à  l'impôt.  Qu'on  en  juge 
par  ces  paroles  : 

«  Il  nous  a  été  remontré,  dit  Henri,  par  les  princes 
5>  et  principaux  seigneurs  de  notre  Conseil ,  et  autres 
B  grands  notables  personnages  de  l'assemblée  convo- 
»  quée  en  notre  ville  de  Rouen ,  qu'il  est  impossible 
»  non-seulement  que  nos  tailles  soient  levées,  mais 
«  aussi  l'agriculture  continuée  si  l'abus  introduit  depuis 
»  plusieurs  années  en  ça  n'est  osté;  d'autant  que  plus 
»  les  charges  et  impositions  ont  été  augmentées,  d'au- 
»  tant  plus  les  riches  et  personnes  assez  contribuables 
y>  à  nos -tailles  se  sont  efforcez  de  s'en  exempter  :  les 
»  uns  moyennant  quelque  légère  somme  de  deniers  ont 
»  acheté  le  privilège  de  noblesse  ;  autres ,  pour  avoir 
»  porté  l'épée  durant  les  troubles,  l'ont  induement 
»  usurpée  et  s'y  conservent  par  force  et  violence; 


—  128  — 

»  autres  ont  acquis  les  privilèges  d'exemption  à  cause 
»  des  charges  et  offices  de  judicature  et  finance  dont 

»  ils  se  trouvent  pouvus  ; lesquels  reviennent  au  très 

5  grand  préjudice  de  la  chose  publique,  de  cestuy  notre 
»  royaume ,  foule ,  oppression  et  totale  ruine  de  nos 
»  sujets  qui  paient  la  taille  (1).  » 

En  conséquence,  le  roi  révoquait  tous  les  anoblisse- 
ments accordés  depuis  vingt  ans. 

L'exécution  de  l'édit  de  1598  ne  fut  point  sérieuse- 
ment poursuivie,  et  aux  Etats  tenus  à  Paris  en  IGl^, 
les  cahiers  des  remontrances  faites  au  roi  par  la  noblesse 
du  royaume  contenaient  les  plaintes  les  plus  amères 
contre  l'envahissement  de  la  roture  :  Sa  Majesté  était 
humblement  suppliée  d'arrêter  les  progrès  de  l'usur- 
pation et  de  révoquer  «  toutes  lettres  d'anoblissement 
accordées  depuis  trente  ans,  sinon  celles  qui  avaient  été 
données  pour  des  services  signalés  dans  les  armées  (2).  » 

Richelieu,  qui  assistait  aux  Etats  de  1614,  ne  devait 
point  se  sentir  ému  de  ces  protestations,  et  quand,  peu 
d'années  après,  véritable  maître  et  souverain  de  la 
France,  il  entreprenait,  au  profit  de  la  royauté,  une 
guerre  implacable  contre  les  derniers  restes  de  l'aris- 
tocratie féodale ,  il  est  permis  de  penser  qu'il  n'aper- 
cevait point  sans  une  secrète  satisfaction  l'élément 
bourgeois  pénétrer  un  corps  qu'il  voulait  placer  dans 
la  dépendance  et  soumettre  au  bon  plaisir  du  roi.  Tou- 
tefois, il  semble  qu'on  voulut  donner  satisfaction  à  des 
plaintes  qui  s'étaient  tant  de  fois  produites,  car,  en 

(1)  Ordonnances  royaux,  tome  1er,  p.  694.. 

(2)  Armoriai  de  France,  reg.  1er,  seconde  partie,  p.  672. 


—  129  — 

1634  (1),  après  avoir  défendu  d'usurper  le  titre  de  no- 
blesse à  peine  de  2,000  livres  d'amende,  le  roi  prenait 
l'engagement  «  de  ne  plus  expédier  aucunes  lettres 
d'anoblissement,  sinon  pour  de  grandes  et  importantes 
considérations,  »  et  comme  si  ce  n'était  pas  assez,  deux 
années  après.  Sa  Majesté  ordonnait  qu'à  l'avenir  «  ne 
seraient  données  aucunes  lettres  d'anoblissement  ou  dé- 
claration de  noblesse,  ni  établissement  ou  création  faite 
d'officiers  nouveaux  (2).  » 

C'était  une  belle  promesse  ;  mais  la  réalité  devait  lui 
infliger  un  trop  complet  démenti. 

Au  xviie  siècle,  et  à  la  mort  de  Louis  XIII,  les  plaintes 
des  vrais  gentilshommes  n'étaient  que  trop  justifiées  ; 
les  vieilles  races  commençaient  à  se  voir  perdues  au 
milieu  de  cette  foule  d'anoblis  qui  avaient  trouvé,  pour 
changer  d'ordre,  tant  de  facilités  et  tant  de  complai- 
sances. Le  règne  qui  allait  s'ouvrir,  loin  de  réparer  des 
forces  qu'on  épuisait  pour  les  vouloir  trop  renouveler, 
devait  compléter  un  abaissement  que  trois  siècles  avaient 
déjà  conduit  si  loin.  Quand  on  parcourt  la  longue  série 
d'édits,  d'ordonnances,  de  déclarations,  d'arrêts  rendus 
sur  la  noblesse  pendant  le  gouvernement  de  Louis  XIV, 
on  voit ,  non  sans  une  certaine  tristesse,  l'agrandisse- 
nrent  immense  que  Richelieu  a  donné  à  la  puissance 
royale  et  comment  l'aristocratie,  désormais  sans  force 
propre  et  incapable  de  lutter  contre  un  pouvoir  qui  avait 
tout  envahi  et  tout  affaibli  autour  de  lui,  se  trouvait  aban- 


(1)  Armoriai  de  France,  reg.  I«',  seconde  partie,  p.  675. 

(2)  Règlement  fait  par  le  roi  entre  les  trois  ordres  de  la  province  de 
Dauphiné  pour  le  fait  des  tailles,  le  16  octobre  1639,  Chérin,  p.  900- 


>       _  130  — 

donnée  et  livrée  à  la  discrétion  du  prince.  Si  Dangeau  et 
Sainl-Simon  nous  montrent  les  plus  grands  noms  de  la 
France  rassemblés  à  Versailles  pour  quêter  un  sourire 
du  monarque  qui  ne  leur  laisse  plus  d'autre  droit  que 
d'aspirer  à  l'honneur  d'être  comptés  parmi  ses  courti- 
sans, l'étude  plus  sévère  de  la  législation  et  des  chartes 
ne  fournit  point  un  autre  enseignement.  Il  ne  se  pas- 
sera, pour  ainsi  dire,  pas  une  seule  année  du  nouveau 
règne  sans  que  n'apparaisse  quelque  règlement  nou- 
veau intéressant  la  noblesse  ;  mais  quel  spectacle  dans 
cette  succession  de  volontés  royales  !  Edits  d'anoblisse- 
ment, révocation  des  lettres  concédées,  concession  nou- 
velle moyennant  finances  des  privilèges  révoqués,  créa- 
tion d'offices  sans  nombre  emportant  titre  de  noblesse, 
suppression  de  ces  offices,  impôt  prélevé  sur  l'anobli 
sous  prétexte  de  droit  de  confirmation,  enfin  offre  de  la 
noblesse  au  premier  venant  pour  un  prix  fixé  par  arrêt, 
le  bon  plaisir  du  roi  peut  maintenant  tout  entreprendre 
et  tout  oser.  Que  sont  devenues  la  puissance  et  la  dignité 
de  ce  corps  qui  pouvait  autrefois  tenir  la  royauté  en 
échec  et  qui  plus  tard ,  tout  en  s'inclinant  devant  la 
suprématie  du  roi  de  France,  avait  su  conserver  tant 
d'importance  et  tant  de  grandeur! 

Il  faut  insister  sur  cette  époque  de  laquelle  datent 
vraiment  l'abaissement  définitif  et  la  ruine  de  la  no- 
blesse. 

Les  mesures  prises  aux  débuts  du  règne  de  Louis  XIV 
feraient  facilement  illusion  et  conduiraient  à  admettre 
une  pensée  sérieuse  de  réparation,  si  l'on  ne  prenait 
soin  d'en  pénétrer  la  portée  et  d'en  reconnaître  les 
véritables  effets.  C'est  ainsi  que  l'on  voit  se  produire 


—  131  — 

plusieurs  édits  dont  les  uns  révoquent  des  anoblisse- 
ments précédemment  accordés,  et  les  autres  prescrivent 
la  recherche  des  usurpateurs  de  noblesse. 

Henri  IV,  par  l'édit  de  1598,  avait  ouvert  la  voie  des 
révocations  ;  inspirées  par  un- désir  sincère  de  soulage- 
ment pour  des  classes  opprimées,  elles  auraient  tou- 
jours eu  cet  inconvénient  grave  de  présenter  un  man- 
quement à  la  parole  donnée  ;  lorsque,  dans  la  réalité, 
elles  ne  se  traduisaient  que  par  des  déceptions  pour 
ceux  dont  elles  prétendaient  améliorer  le  sort,  mais 
aussi  par  de  nouveaux  profits  pour  le  fisc,  le  dom- 
mage causé  au  respect  de  l'autorité  royale  devait  être 
bien  plus  grand  encore.  Or,  tel  fut  constamment  leur 
caractère  sous  le  gouvernement  de  Louis  XIV  :  les  édits 
d'anoblissement  s'exécutèrent  toujours  et  l'on  avait  hâte 
d'en  recueillr  les  profits  ;  les  édits  de  révocation,  comme 
en  témoignent  de  nombreux  arrêts  ou  actes  royaux,  ne 
s'exéculèrent  jamais  :  on  savait  trouver  plus  d'un 
moyen  de  les  éluder.  Des  anoblissements  révoqués,  les 
uns  parvenaient  à  se  maintenir  ce  qu'ils  étaient  avant 
l'édit,  les  autres  se  faisaient  confirmer  moyennant  une 
indemnité  versée  dans  les  caisses  du  roi. 

Les  premières  recherches  pour  arrêter  et  réprimer 
l'usurpation  ne  donnèrent  point  des  résultats  plus  heu- 
reux (1)  ;  confiées  à  des  traitants ,  elles  n'amenèrent 
que  des  vexations  ou  de  nouvelles  fraudes  :  «  à  l'égard 
des  usurpateurs,  dit  un  arrêt  du  Conseil;  il  a  été  fait 
des  compositions  avec  aucuns,  moyennant  lesquelles  les 

(1)  Déclaration  du  8  février  1661  ;  —  du  26  février  1605.  —  Arrêt 
du  Conseil  du  22  mars  1666. 


—  432  — 

exploits  d'assignations  ont  été  supprimés,  et  d'autres, 
sur  des  titres  faux  ou  fort  faibles,  ont  été  déclarés 
nobles  par  la  connivence  desdits  traitants  (1).  »  Cette 
préoccupation  'que  causaient  à  la  royauté  des  entre- 
prises sans  cesse  renouvelées  et  presque  toujours  heu- 
reuses, se  conçoivent  d'autant  mieux  qu'elle  avait  elle- 
même  plus  abusé  du  droit  de  faire  des  nobles,  et  que 
ceux  qui  parvenaient  ainsi  à  conquérir  une  qualité  si 
vivement  ambitionnée,  échappaient  à  l'indemnité  que  la 
concession  de  lettres  les  aurait  contraints  de  payer  au 
trésor.  Les  temps  de  la  minorité  de  Louis  XIV,  les 
luttes  de  la  Fronde  avaient  d'ailleurs  offert  à  l'usurpa- 
tion les  mêmes  facilités  qu'autrefois  les  guerres  de  la 
Ligue,  et  pour  n'indiquer  qu'une  seule  voie,  si  l'on 
veut  songer  à  ce  qu'était  alors  la  constitution  de  la 
propriété,  on  comprendra  combien  durent  voir  réussir 
des  tentatives  qu'une  surveillance  incessante  eût  à  peine 
été  capable  de  faire  échouer. 

J'ai  dit  que  le  principe  du  non-anoblissement  par  les 
terres  avait  été  posé  par  Henri  III.  L'acquittement  du 
droit  de  franc-fief  était  désormais  le  seul  signe  qui  pût 
assurer  le  respect  de  cette  règle  et  maintenir  la  qua- 
lité du  roturier  vivant  dans  une  terre  noble;  mais  que 
par  une  circonstance  quelconque,  par  la  fraude  ou  par 
un  privilège  concédé,  ce  signe  vînt  à  disparaître,  la 
qualité  de  la  terre  demeurait  et  devait  nécessairement, 
au  bout  d'un  certain  laps  de  temps ,  se  réfléchir  sur 
celui  qui  la  détenait.  Or,  en  ne  parlant  point  même  des 
compositions  avec  les  agents  du  fisc,  l'exemption  du 

.(1)  Chérin,  p.  920. 


—  433  — 

droit  de  franc-fief  avait  été  successivement  octroyée  non 
seulement  à  une  foule  d'individus  isolés ,  mais  encore 
à  un  nombre  considérable  de  catégories  de  personnes 
et  de  villes  dont  les  habitants  pouvaient  acheter  toutes 
sortes  de  biens,  sans  être  tenus  de  payer  indemnité  au 
trésor  (1).  La  distance  qui  séparait  de  la  noblesse  les 
roturiers  vivant  dans  de  pareilles  conditions  devenait 
trop  courte  pour  qu'elle  ne  fut  pas  franchie  par  le  plus 
grand  nombre. 

Malgré  ces  empiétements  chaque  jour  répétés,  les 
recherches  d'usurpateurs  non  plus  que  les  révocations 
d'anoblissements  ne  modifièrent  donc  point  une  situa- 
tion qui  cependant,  de  l'aveu  même  de  la  royauté,  ré- 
clamait bien  vivement  sa  sollicitude  et  ses  soins  :  «  Les 
guerres  et  troubles  survenus  en  notre  Etat  pendant 
notre  minorité,  est-il  dit  dans  le  préambule  d'un  édit 
de  révocation  de  1664  (2),  nous  ayant  obligé,  par  cer- 
taines considérations,  d'accorder  grand  nombre  de 
lettres  de  noblesse  et  ensuite  de  tirer  quelque  légère 
finance  pour  la  confirmation  desdits  anoblissements, 
pour  aider  aux  dépenses  dont  nous  étions  lors  chargé^ 
cela  a  produit  un  si  mauvais  effet  qu'il  se  rencontre 
que  plusieurs  paroisses  ne  feuvent  plus  payer  leur  taille 
à  cause  du  grand  nombre  d'exempts  qui  recueillent  les 
principaux  fruits  de  la  -terre  sans  contribuer  aux  im- 
positions dont  ils  devraient  porter  la  meilleure  partie.  » 

Ce  qui  explique  mieux  quelles  étaient  les  préoccupa- 

(1)  La  Roque,  chap.  xxiil;  -^  Bacquet,  traité  du  droit  de  franc- 
fief. 

(2)  Ordonnances  royaux,  tome  If,  p.  77. 


—  iso- 
lions cachées  sous  les  mesures  prises  vis-à-vis  des  ano- 
blis, c'est  le  succès  d'une  nouvelle  invention  du  génie 
fiscal  digne  assurément  d'être  signalée  et  qui  fait  bien 
comprendre  ce  qu'était  devenu  le  droit  d'anoblissement 
entre  les  mains  du  pouvoir  souverain. 

La  royauté  avait  conquis  le  droit  de  créer  des  nobles  ; 
elle  avait  introduit  et  fait  admettre  ce  principe  :  que  la 
noblesse  émane  du  prince  et  que  lui  seul  peut  la  con- 
férer. Poussant  jusqu'à  l'injustice  et  au  manque  de  foi 
les  conséquences  de  ce  principe,  elle  en  était  venue  à 
conclure  que  le  roi  pouvait  bien  retirer  les  lettres  qu'il 
avait  concédées ,  et  en  effet  l'anobli ,  réduit  à  ne  plus 
compter  même  sur  la  parole  royale ,  s'était  vu  plus 
d'une  fois  déjà  reprendre  un  privilège  dont  il  avait  dû 
croire  la  possession  solidement  assurée.  De  là  à  pré- 
tendre lever  de  temps  à  autre  et  presque  périodique- 
ment une  finance  sur  les  nobles  de  création  récente  en 
décorant  cet  impôt  du  nom  de  droit  de  confirmation, 
il  y  avait  à  peine  un  pas,  et  la  logique  de  finances  tou- 
jours embarrassées  aperçut  vite  les  ressources  qu'on 
pouvait  tirer  de  cette  situation  dernière.  Le  30   dé- 
cembre 1656  (1),  dans  une  déclaration  pour  la  recherche 
des  usurpateurs  de  noblesse,  il  était  dit  «  que  Sa  Ma- 
jesté voulant  Irâiler  favorablement  les  nouveaux  anoblis, 
les  confirmait  dans  leurs  anoblissements  à  la  charge  de 
payer  par  chacun  d'eux,  dans  le  temps  qui  serait  or- 
donné, la  somme  de  1500  livres  et  leà  deux  sols  pour 
livres.  »  Toute  porte  entr'ouverte  par  laquelle  l'argent 
avait  pénétré  dans  les  coffres  du  roi  ne  se  refermait 

(1)  Chérin,  p.  909. 


*        _  135  — 

plus  :  le  droit  de  confirmation  fut  classé  dorénavant 
parmi  les  expédients  financiers  auxquels  on  pourrait 
recourir  à  de  certains  intervalles;  largement  exploité 
par  Louis  XIV,  on  le  voit  encore,  à  différentes  reprises, 
apparaître  pendant  le  gouvernement  de  ses  successeurs. 
Une  de  ses  conséquences  naturelles  devait  être  d'en- 
gager de  plus  en  plus  la  royauté  dans  la  voie  de  l'ano- 
blissement et  de  l'inviter  à  ces  créations  de  nobles  déjà 
si  imprudemment  multipliées  :  chacune  des  lettres  oc- 
troyées ne  représentait-elle  pas,  pour  le  trésor,  et  la 
finance  payée  au  jour  de  la  concession  et  la  série  d'in- 
demnités pour  confirmation  que  l'on  pourrait  prélever 
dans  l'avenir? 

Nous  ne  sommes  encore  qu'aux  premières  années  du 
règne ,  aux  temps  des  conquêtes  faciles ,  des  marches 
triomphales  sur  le  Rhin  ;  l'activité  et  le  génie  de  Gol- 
bert  savent  pourvoir  à  l'entretien  des  armées,  aux  exi- 
gences d'un  faste  inconnu  comme  à  la  création  d'une 
marine  et  aux  encouragements  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie. Mais,  pour  toutes  ces  choses,  les  revenus  ordi- 
naires sont  bien  insuffisants  et  il  faut,  en  dehors  des 
impôts  réguliers ,  trouver  des  ressources  qui  permet- 
tent de  soutenir  l'éclat  d'un  règne  commencé  avec  tant 
de  grandeur  et  satisfaire  les  goûts  d'un  maître  que  le 
succès  enivre.  L'anoblissement  a  déjà  fourni  sa  part 
dans  ces  millions  dévorés  à  l'avance  :  les  lettres  de  no- 
blesse ont  été  distribuées  avec  une  facilité  prodigue  ; 
les  anoblis  se  sont  vus  soumis  à  une  série  de  mesures 
fiscales.  Que  sera-ce  lorsque  l'horizon  s'assombrira^ 
qu'il  faudra,  pour  tenir  tête  à  l'Europe  coalisée,  cou- 
vrir des  frontières  menacées  de  tous  les  côtés,  lever  et 
soc.  d'ag.  10 


—  136  —         * 

entretenir  jusqu'à  quatre  cent  cinquante  mille  soldats; 
quand  la  victoire  ne  s'achètera  p|us'que  par  des  efforts 
et  des  sacrifices  qui  la  feront  resfeembler  à  un  malheur 
et  à  un  deuil  ;  quand  l'heure  de  la  défaite  aura  sonné 
et  que  les  calamités  toutes  ensemble  viendront  fondre 
sur  le  vieux  monarque  depuis  si  longtemps  habitué  aux 
caresses  de  la  fortune  ;  quand ,  à  la  place  du  grand 
Colbert,  on  ne  trouvera  plus  que  Chamillard  ou  Pont- 
chartrain? 

V  Dès  1672,  Colbert,  impuissant  devant  les  profusions 
de  la  cour  et  les  dépenses  d'une  nouvelle  guerre,  était 
contraint  de  recourir  à  des  moyens  extraordinaires  que 
repoussaient  la  droiture  et  la  sévérité  de  son  esprit,  et 
il  s'adressait  à  un  expédient  dont  ses  successeurs  aux 
finances  devaient  si  tristement  abuser  :  je  veux  dire  la 
création  de  charges  nouvelles  emportant,  pour  la  plu- 
part, privilège  de  noblesse. 

En  1692,  on  reprenait  ce  qu'on  peut  appeler  la  ma- 
nœuvre des  premières  années,  c'est-à-dire  qu'on  révo- 
quait afin  de  pouvoir  réhabiliter  et  confirmer.  Rien  ne 
peut,  mieux  que  l'étude  de  cet  édit  (1),  montrer  com- 
bien étaient  illusoires  et  peu  sincères  les  efforts  tentés 
pour  le  soulagement  de  ceux  qui  payaient  la  taille  : 
«  Nous  avons  été  informé^  y  est-il  énoncé,  que  plusieurs 
des  principaux  habitants  de  nos  villes ,  bourgs  et  pa- 
roisses ,  pour  se  soustraire  aux  impositions  et  charges 
roturières,  ont  par  surprise  obtenu  de  nous  et  des  rois 
nos  prédécesseurs  des  lettres  de  réhabilitation  de  no- 
blesse. »  En  conséquence,  on  révoque  toutes  les  lettres 

(1)  Versailles,  décembre  1692.  Coll.  Isambert,  tom.  XX,  p.  172. 


—  137  — 

accordées  depuis  le  1er  janvier  1600;  mais  on  se  ré- 
serve de  confirmer  celles  qui  auront  été  concédées  pour 
services  importants,  et  on  en  excepte  encore  les  lettres 
qu'on  aura  pris  soin  de  faire  enregistrer  à  la  Cour  des 
aides,  lesquelles  sortiront  leur  plein  et  entier  effet  en 
payant ,  par  ceux  qui  les  représenteront ,  les  sommes 
auxquelles  ils  seront  modérément  taxés.  Y  avait-il  donc 
là  autre  chose  qu'une  spéculation  fiscale  ? 

En  1696,  la  situation  devient  de  plus  en  plus  mena- 
çante; il  faut  lutter  contre  les  efforts  réunis  de  l'Em- 
pire, de  l'Espagne,  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande; 
Ponlchartrain ,  au  lieu  d'épargnes,  trouve  une  dette 
qui  grossit  chaque  année  dans  d'effrayantes  proportions, 
et  cependant  Louis  XIV,  habitué  à  dicter  la  paix  au 
monde,  ne  s'arrêtera  point  devant  des  ressources  épui- 
sées ;  pour  créer  et  entretenir  plusieurs  corps  d'armée 
qui  feront  tête  aux  ennemis  coalisés,  le  contrôleur  s'a- 
dressera à  tous  les  moyens  extraordinaires  à  la  fois  et 
en  tirera  les  millions  avec  lesquels  on  pourra  sauver 
encore  l'honneur  du  pays  et  de  son  roi.  On  peut  croire 
que  l'anoblissement  ne  sera  point  oublié. 

Cinq  cents  personnes  furent  anoblies  d'un  seul  coup  : 
(i  La  ressource  fut  passagère,  dit  Voltaire ,  et  la  honte 
durable.  »  Les  motifs  de  cet  édit  (1)  veulent  être  re- 
produits ;  ils  contiennent  des  enseignements  de  plus 
d'une  sorte  : 

«  Si  la  noble  extraction  et  l'antiquité  de  la  race  qui 
»  donne  tant  de  distinction  parmi  les  hommes  n'est  que 
»  le  présent  d'une  fortune  aveugle,  le  titre  et  la  source 

(1)  Versailles,  mars  1696.  Coll.  Isambert,  t.  xx,  p.  261. 


—  438  — 

»  de  la  noblesse  est  un  présent  du  prince  qui  sait  ré- 
»  compenser  avec  choix  les  services  importants  que  les 
»  sujets  rendent  à  leur  patrie.  Ces  services,  si  dignes 
»  de  la  reconnaissance  des  souverains ,  ne  se  rendent 
»  pas  toujours  les  armes  à  la  main  ;  le  zèle  se  signale 
»  de  plus  d'une  manière,  et  il  est  des  occasions  où,  en 
B  sacrifiant  son  bien  pour  l'entretien  des  troupes  qui 
»  défendent  l'Etat,  on  mérite  en  quelque  sorte  la  même 
»  récompense  que  ceux  qui  prodiguent  leur  sang  pour 
»  le  défendre.  C'est  ce  qui  nous  a  fait  prendre  la  réso- 
»  lution  d'accorder  cinq  cents  lettres  de  noblesse  dans 
»  notre  royaume  pour  servir  de  récompense  à  ceux  de 
»  nos  sujets  qui,  en  les  acquérant  par  une  finance  mo- 
B  dique,  contribueront  à  nous  fournir  les  secours  dont 
B  nous  avons  besoin  pour  repousser  les  efforts  obsti- 
»  nés  de  nos  ennemis.  » 

Quel  étrange  langage  dans  la  bouche  d'un  roi  de 
France,  et  que  de  chemin  parcouru  pour  qu'on  puisse 
lire  en  tête  d'un  édit  cette  déclaration  :  La  noble  ex- 
traction et  l'antiquité  de  la  race  sont  les  présents  d'une 
fortune  aveugle;  les  véritables  titre  et  source  de  la  no- 
blesse sont  un  présent  du  prince!  Dans  moins  d'un  siè- 
cle, on  retiendra  la  première  partie  de  ce  principe, 
mais  pour  lui  faire  porter  de  bien  autres  conséquences. 
Louis  XIV  ne  semble-t-il  point  ici,  même  par  les  idées, 
le  précurseur  de  la  Révolution?  Quel  renversement  de 
toutes  les  notions!  Qu'importe  le  sang  versé  et  la  gran- 
deur des  services?  Vous  tous  à  qui  je  vends  la  noblesse 
et  qui  me  la  payez  un  bon  prix,  j'entends  qu'elle  ne 
vous  soit  tenue  pour  inférieure  à  celle  des  vieilles 
races  qui  depuis  des  siècles  peuplent  les  armées  de  la 


—  139  — 

France,  car  j'avais  besoin  d'argent,  et  vous  m'en  avez 
donné;  il  me  fallait  des  millions,  et  vous  m'en  avez 
fourni.  Désormais,  la  noblesse  était  tuée  dans  son  prin- 
cipe :  on  lui  enlevait  le  respect  pour  lui  laisser  l'en- 
vie; on  effaçait  ses  services  pour  ne  plus  donner  à  voir 
que  ses  privilèges  et  ses  profits. 

Veut-on  savoir  quelle  était  cette  finance  modique  ré- 
clamée en  échange  de  l'anoblissement?  Un  arrêt  du 
Conseil ,  rendu  le  7  août  1696,  l'apprendra  (1);  on  y 
lit  :  «  qu'en  payant  la  somme  de  six  mille  livres  et  les 
deux  sols  pour  livre  ès-mains  du  chargé  de  la  vente  des 
cinq  cents  lettres  de  noblesse  accordées  par  édit  du 
mois  de  mars  précédent,  pour  toute  l'étendue  du 
royaume,  lesdites  lettres  seront  expédiées.  »  C'était  donc 
trois  millions  de  livres  qu'on  espérait  seulement  de  ce 
côté. 

Celte  même  année  1696,  fut  reprise  et  conduite  avec 
une  certaine  vigueur  la  recherche  des  usurpateurs  de  no- 
blesse (2).  Malheureusement  il  faut  y  voir  un  détail  de 
mesures  financières  bien  plutôt  qu'un  acte  de  politique 
éclairée  et  prévoyante  :  les  2,000  livres  d'amende  dont 
était  frappé  chaque  usurpateur  ainsi  que  les  sommes  qui 
devaient  être  arbitrées  par  les  commissaires  pour  l'indue 
exemption,  dans  le  passé,  de  la  contribution  aux  tailles, 
se  présentaient  comme  une  source  de  profits  que  la 
pénurie  du  trésor  l'invitait  à  ne  point  dédaigner.  Ins- 
pirées par  de  semblables  motifs,  les  recherches  pou- 
vaient bien,  pour  un  instant,  jeter  le  trouble  parmi 

(1)  Chérin,  p.  953. 

(2)  Uéclaration  du  4  septembre  1696.  —  Arrêt  du  Conseil  du  16 
février  1697. 


—  140  -^ 

ceux  dont  la  qualité  ne  se  sentait  pas  légitimement  ac- 
quise; elles  étaient  impuissantes  à  assurer  la  répres- 
sion de  la  fraude,  et  plus  d'un  acte  témoigne  que,  la 
sentence  rendue  et  l'amende  payée,  l'usurpateur  con- 
damné n'abandonnait  point  l'espérance  de  voir,  par  de 
nouveaux  efforts,  réussir  une  tentative  dont  il  jugeait 
le  succès  non  impossible  mais  seulement  suspendu.  Les 
malheurs  des  dernières  années  de  Louis  XIV,  la  fai- 
blesse et  l'incurie  des  administrations  qui  succédèrent 
à  la  sienne ,  favorisèrent  du  reste  ces  persistantes  en- 
treprises. 

Le  traité  de  Ryswick  était  venu ,  pour  un  moment, 
interrompre  les  armements  et  apporter  un  peu  de  calme 
et  de  répit  au  contrôleur;  mais  en  1702  la  lutte  avait 
recommencé  plus  terrible  et  plus  menaçante.  La  France, 
pour  la  soutenir,  aurait  eu  besoin  de  toutes  ses  forces 
et  de  toutes  ses  ressources;  quarante  années  de  gloire 
les  avaient  usées  et  le  pays  n'était  plus  capable  de  sa- 
crifices qui  auraient  àù  grandir  à  mesure  qu'on  lui  en- 
levait la  possibilité  de  les  supporter  et  de  les  faire.  L'i- 
magination des  contrôleurs  avait  épuisé  tous  les  moyens 
de  trouver  de  l'argent  :  anoblissements,  droits  de  con- 
firmation et  de  réhabilitation,  créations  de  rentes,  créa- 
tions de  charges,  augmentation  de  gages,  on  avait  tout 
essayé  ;  il  fallait  donc  recourir  aux  mêmes  expédients 
et  tenter  de  leur  faire  donner  encore  une  fois  quelques 
produits. 

On  créa  deux  cents  nobles  qui  devaient  être  choisis, 
si  l'on  en  croit  l'édit  (1),  «  parmi  ceux  qui  s'étaient  le 

(1)  Versailles,  mai  1702.  Coll.  Isambert,  t.  xx,  p.  410. 


—  141  — 

plus  distingués  pour  le  service  du  roi  et  par  leurs 
mérites,  vertus  et  bonnes  qualités,  »  ce  que  l'on  peut, 
sans  trop  d'audace,  traduire  par  ceci  :  que  la  noblesse 
était  à  la  disposition  de  ceux  qui  voudraient  payer  au 
trésor  les  6,000  livres  déjà  fixées  par  l'arrêt  de  1696  et 
qui  furent  encore  établies  comme  prix  de  la  création 
de  1702. 

Dans  les  années  qui  suivirent  furent  instituées  une 
énorme  quantité  de  charges  nouvelles  avec  le  privilège 
de  noblesse  pour  un  grand  nombre  (1).  En  1705,  on  per- 
mit à  ceux  qui  avaient  été  décrétés  à  la  chambre  de  l'Ar- 
senal, pour  fabrication  de  titres,  d'acquérir  des  lettres 
de  noblesse,  innocentant  ainsi  en  quelque  sorte  et  en- 
courageant les  entreprises  de  ceux  qui  poursuivaient 
l'usurpation  même  parle  faux (2).  En  1711 ,  furent  créées 
cent  nouvelles  lettres  toujours  destinées  aux  personnes 
qui  se  seraient  le  plus  distinguées  par  leurs  mérites  et 
vertus  (3);  déclaration  à  laquelle  donnaient  un  singu- 
lier démenti  les  termes  de  l'arrêt  rendu  par  le  Conseil, 
quelques  jours  après  l'édit,  pour  la  fixation  de  la  finance 
à  verser  au  trésor,  puisqu'il  y  était  simplement  énoncé 
«  qu'en  payant ,  par  ceux  qui  désireraient  obtenir  des 
lettres  de  noblesse,  la  somme  de  6,000  livres  entre  les 
mains  d'un  préposé  de  Sa  Majesté,  lesdiles  lettres  leur 
seraient  expédiées   en  la  forme  et  manière  accoutu- 


(1)  Il  faut  lire  dans  Forbonais,  —[Recherches  et  considérations  sur 
les  finances  de  la  France,  —  le  détail,  année  par  année,  des  créations 


d'offices  faites  de  1689  à  1711. 

(2)  Chérin,  p.  988. 

(3)  Ibid.,  p.  997. 


—  142  — 

mées  (1).  »  Les  édits  pouvaient  bien,  par  pudeur,  par- 
ler de  services  et  de  mérites  ;  en.  fait ,  l'argent  était 
alors  la  grande  vertu  qui  faisait  les  nobles.  Dans  cet 
édit  de  1714,  on  insistait  d'une  façon  singulière  sur  les 
engagements  pris,  pour  l'avenir,  vis-à-vis  de  ceux  qui 
se  rendraient  acquéreurs  des  lettres  offertes;  et  vrai- 
ment, à  voir  les  promesses  de  toutes  sortes  qui  leur 
sont  faites,  on  est  forcé  de  conclure  que  la  parole  royale 
n'inspirait  plus  grande  confiance  et  qu'il  était  besoin 
d'être  deux  fois  rassuré  contre  ses  changements  et  ses 
retours.  Pour  les  acheteurs  de  1711,  non-seulement 
leurs  privilèges  ne  pourront  être  supprimés,  révoqués 
ou  suspendus,  mais  afin  qu'ils  ne  puissent  être  inquié- 
tés sous  prétexte  de  confirmation  ou  autrement.  Sa 
Majesté  voulait  que  le  tiers  des  sommes  qu'ils  paieraient 
fût  censé  et  réputé  pour  taxe  de  confirmation. 

Cependant ,  malgré  tant  de  garanties,  l'événement 
devait  prouver  encore  que  les  défiances  étaient  sages. 
Quatre  années  après  1711,  le  vieux  roi  se  mourait,  et, 
jetant  un  dernier  regard  sur  sa  royauté  d'un  demi- 
siècle  et  sur  l'étal  dans  lequel  il  allait  abandonner  la 
France,  il  apercevait  les  misères  et  les  douleurs  que  sa 
politique  avait  imposées  à  toute  une  fraction  du  pays; 
sa  pensée  s'émouvait  à  la  vue  de  sacrifices  épargnés  à 
tant  de  personnes  pour  les  faire  retomber  plus  lourds 
sur  ceux-là  qui  se  trouvaient  plus  incapables  de  les 
porter;  il  se  faisait  alors  comme  un  suprême  effort  de 
cette  volonté  qui  avait  disposé  de  tant  de  choses,  et, 
témoignage  d'un  esprit  troublé  bien  plutôt  que  dernier 

(1)  Chérin,  p.  998. 


—  143  — 

acte  d'une  politique  qui  se  continue  jusqu'au  seuil 
même  de  la  mort,  l'édit  d'août  1715  (1)  révoquait  tous 
les  anoblissements  accordés  depuis  le  l^r  janvier  1689, 
et  notamment  ceux  qui  avaient  été  la  conséquence  des 
édits  de  mars  1696,  mai  1702  et  décembre  1711;  il 
supprimait  encore  tous  les  privilèges  et  exemptions 
concédés  moyennant  finance  à  quantité  d'officiers  mili- 
taires ou  de  judicature;  étrange  tourment  d'une  cons- 
cience qui  ne  pouvait  apaiser  les  souffrances  des  uns 
qu'en  manquant  à  la  parole  engagée  vis-à-vis  des  autres  ! 
Encore  cette  révocation  n'était-elle  point  franche  et 
définitive  :  en  se  réservant  d'excepter  de  cette  mesure 
«  ceux  qu'il  jugerait  à  propos  pour  considération  de 
services  importants  rendus  à  l'Etat,  »  Louis  XIV  détrui- 
sait la  force  de  son  édit  et  rendait  inefficace  cette  ten- 
tative de  réparation  ;  il  serait  trop  facile  d'obtenir  et 
d'acheter  de  ses  indignes  successeurs  la  faveur  d'être 
placé  dans  l'exception  et  compris  dans  la  réserve. 

Si  la  noblesse  des  Etats  de  1614  se  croyait  en  droit 
d'adresser  au  roi  de  France  les  plaintes  les  plus  amères 
et  les  remontrances  les  plus  vives  sur  l'abus  fait  de 
l'anoblissement,  quelles  plaintes  et  quelles  remontrances 
aurait  dû  déposer  aux  pieds  du  trône  la  noblesse  d'E- 
tats tenus  en  1716^  au  lendemain  de  la  mort  de 
Louis  XIV?  Si  le  mal  était  profond  déjà  au  commence- 
ment du  siècle  qui  s'ouvrait  avec  la  pohtique  absolue 
et  impitoyable  de  Richelieu,  que  devait-il  être  après  les 
cinquante  années  de  règne  du  grand  roi  et  aux  débuts 

(1)  Chérin,  p.  1005. — Brillon,  Dictionnaire  des  arrêts,  verbo  ano- 
blissement. 


—  iU  — 

de  ce  siècle  qui  allait  avoir,  pour  réparer  les  prodiga- 
lités, les  abus  et  les  faules  du  dernier  gouvernement, 
le  Régent  et  Louis  XV?  Quelle  pouvait  être  désormais 
dans  l'Etat  l'influence  d'un  corps  soumis  au  double 
régime  de  Versailles  et  des  ordonnances  ?  de  Versailles  qui 
voyait  les  plus  illustres  familles  de  France  humblement 
rangées  pour  les  levers  du  roi  et  qui  les  avait  réduites 
à  mendier  de  lui  une  parole  ou  un  regard  ;  des  ordon- 
nances qui  avaient  fait  de  la  noblesse  une  marchandise 
dont  le  trésor  royal  traitait  à  bureau  ouvert?  Si  Louis  XIV 
ne  doit  point  porter  seul  la  responsabilité  de  cette  dé- 
gradation où  était  descendu  un  des  principaux  ordres 
de  l'Etat,  la  plus  grande  part  lui  en  revient  cependant. 
Le  travail  de  transformation  et  de  décomposition  de  la 
noblesse  était  avancé  sans  doute  quand  ce  prince  arri- 
vait au  pouvoir,  mais  il  avait,  pour  l'achever  et  le  con- 
duire à  son  point  extrême,  plus  fait  dans  cinquante 
années  de  gouvernement  que  les  trois  siècles  qui  l'a- 
vaient précédé.  Et  puis,  monarque  absolu,  maître  sou- 
verain, libre  de  toute  opposition  et  de  toute  entrave, 
au  lieu  d'employer  les  forces  de  son  pouvoir  à  relever 
et  soutenir  un  corps  trop  peu  puissant  désormais  pour 
inquiéter  la  royauté,  trop  grand  encore  pour  qu'on  ne 
le  fit  pas  servir  à  l'honneur  du  pays,  il  n'en  avait  usé 
que  pour  l'abaisser  et  le  détruire.  L'histoire  hésite  à  se 
montrer  trop  sévère  pour  l'administration  d'un  souve- 
rain qui  a  porté  si  haut  le  sentiment  des  grandes  des- 
tinées de  la  France,  qui  a  su  lui  donner  si  incontestée 
cette  première  place  dans  les  conseils  de   l'Europe, 
qu'elle  ne  perdra  qu'avec  les  gouvernements  faibles  et 
qu'elle  reprendra  toujours  avec  une  direction  forte  et 


—  145  — 

puissante  ;  et  pourtant  il  faut  savoir  revenir  des  éblouis- 
seraents  causés  par  les  splendeurs  de  son  règne  et  com- 
prendre que  les  misères  de  la  politique  intérieure,  les 
plaies  faites  au  cœur  même  de  la  France  veulent,  pour 
la  saine  appréciation  d'une  époque,  être  mises  en  re- 
gard de  ses  aspects  les  plus  brillants  et  les  plus  glo- 
rieux. 

On  s'en  est  tenu  longtemps  à  l'influence  du  xviiie  siè- 
cle pour  expliquer  cette  grande  décomposition  qui  a 
précédé  et  enfanté  la  Révolution;  il  semblait  que  cette 
époque  se  fût  violemment  séparée  des  idées ,  des  tra- 
ditions, des  croyances  qui  avaient  été  celles  des  siècles 
antérieurs  et  que ,  par  un  immense  effort  de  destruc- 
tion ,  elle  eût  suffi  à  renverser  des  institutions  jusque 
là  grandes  et  fortes.  De  nos  jours,  on  s'est  habitué  à 
voir  plus  loin  et  à  regarder  plus  haut  et  l'histoire ,  à 
la  décharge  de  temps  dont  la  responsabilité  pèse  encore 
assez  lourde,  doit  proclamer  qu'ils  n'ont  fait  souvent 
qu'enlever  les  dernières  pierres  d'édifices  dont  bien 
d'autres  avaient  depuis  longtemps  presque  achevé  la 
démolition  et  la  ruine. 

J'espère  avoir  démontré  que ,  pour  ce  qui  est  de  la 
noblesse,  accuser  le  xviiie  siècle  de  l'abaissement  dans 
lequel  la  trouvait  1789,  serait  une  souveraine  injustice; 
non  qu'il  soit  demeuré  étranger  à  l'œuvre  de  destruc- 
tion, il  l'a  continuée  à  sa  manière;  mais  enfin  elle  avait 
été  conduite  si  loin,  au  moment  où  s'ouvrait  l'époque 
appelée  à  recueillir  l'héritage  de  Louis  XIV ,  qu'elle 
pouvait  presque  passer  pour  définitive  et  irrévocable. 

Rétablir  le  crédit  et  l'influence  de  la  noblesse ,  re- 
donner une  vie  sérieuse  à  celte  grande  institution,  était- 


—  146  — 

il  alors  une  entreprise  qui  se  pût  poursuivre  avec  suc- 
cès? Oui,  si  l'on  veut  se  figurer  un  gouvernement  idéal 
dépensant,  pour  relever  et  reconstruire,  plus  d'énergie 
et  d'esprit  de  suite  que  Richelieu  pour  renverser  et 
abattre  ;  plus  de  désintéressement  et  de  sincérité  que 
Louis  XIV  n'avait  montré  de  convoitise  et  de  manque 
de  foi;  assez  fort  pour  refaire  à  son  image  une  so- 
ciété où  se  remarquaient  déjà  tant  de  symptômes  alar- 
mants, pour  arrêter  un  mouvement  que  contenait  à 
peine  la  main  d'un  vieillard  encore  puissant,  mais  que 
la  mort  de  ce  représentant  d'un  autre  siècle  allait  pré- 
cipiter impétueux  et  violent.  Non,  si  l'on  veut  rester 
dans  les  réalités  de  l'histoire  et  comprendre  qu'après 
les  excès  de  la  toute-puissance  qui  avaient  rendu  si 
long  le  règne  de  Louis  XIV,  le  gouvernement  le  plus 
honnêtement  et  le  plus  sincèrement  dévoué  aux  intérêts 
des  diverses  fractions  du  pays  n'aurait  plus  trouvé,  pour 
une  œuvre  de  réparation,  cette  force  dont  on  avait  tant 
abusé  pour  énerver  et  détruire,  qu'il  ne  s'agissait  plus 
seulement  d'abandonner  au  profit  d'un  des  ordres  de 
la  nation  quelque  part  de  ce  pouvoir  dont  on  s'était 
montré  si  jaloux  et  qu'on  avait  voulu  concentrer  entre 
ses  mains  si  exclusif  et  si  complet ,  mais  qu'il  eût  en- 
core fallu  rendre  à  cet  ordre  les  idées  de  gouverne- 
ment qu'il  avait  perdues  ou  plutôt,  qu'à  vrai  dire,  il 
n'avait  jamais  comprises ,  lui  apprendre  à  ressaisir  et 
à  conserver  une  influence  qu'il  avait  trop  facilement 
accoutumé  de  ne  plus  exercer,  qu'il  eût  fallu  faire  ac- 
cepter cette  prépondérance  renaissante  à  un  tiers-état 
dont  les  progrès  étaient  chaque  jour  si  rapides  et  l'am- 
bition si  intolérante.  En  un  mot ,  l'élève  de  Fénelon  y 


—  147  — 

eût  été  impuissant,  et  l'on  trouvait  à  sa  place  la  ré- 
gence et  Mfne  (Je  Pompadour. 


Les  dernières  volontés  de  Lonis  XIV  ne  devaient  trou- 
ver que  des  exécuteurs  infidèles.  Si  le  Parlement  se 
hâtait  de  briser  le  testament  qui  disposait  du  gouver- 
nement et  du  pouvoir,  le  duc  d'Orléans  n'allait  point 
se  montrer  touché  par  les  remords  de  sa  conscience 
royale  et  ne  poursuivrait  que  mollement  le  soulage- 
ment de  sujets  opprimés  en  rendant  à  l'impôt  ceux  qui 
pouvaient  plus  facilement  l'acquitter.  On  voit  bien  ap- 
paraître,  dans  les  premiers  mois  de  1716,  des  arrêts 
du  conseil  d'Etat  (1)  pour  l'exécution  de  l'édit  rendu 
en  août  précédent;  mais  à  ces  décisions  où  l'on  peut 
ne  lire  qu'une  satisfaction  donnée  à  des  plaintes  trop 
nombreuses  et  trop  vives  pour  ne  pas  être  un  instant 
écoutées,  succédaient  bientôt  des  institutions  de  no- 
blesse (2)  à  un  grand  nombre  de  ceux  qui  se  l'étaient 
vu  enlever,  et  des  mesures  qui  rappelaient  les  plus 
mauvais  jours  de  Louis  XIV.  D'ailleurs,  les  misérables 
expédients  du  dernier  régne,  les  combinaisons  étroites 
et  impuissantes  des  Pontchartrain,  des  Lepelletier,  des 
Chamillart  allaient  faire  place  à  une  administration 
bien  autrement  large  et  féconde  :  l'invention  du  crédit 
et  le  génie  financier  de  Law  permettraient  de  lais- 
ser aux  privilégiés  leurs  privilèges ,  tout  en  rendant 
moins  lourdes  aux  taillables  les  contributions  sous  les- 

(1)  Arrêts  du  Conseil  de  mars  et  d'avril  1716. 

(2)  Edits  de  juin  1716,  de  septembre  1720.  —  Armoriai  de  France, 
reg.  1,  seconde  partie,  p.  724. 


—  us  — 

quelles  ils  succombaient.  Malheureusement  les  illusions 
étaient  de  courte  durée;  le  système  s'usait  vite  et  lais- 
sait les  coffres  du  roi  aussi  vides  et  l'Etat  plus  obéré 
qu'auparavant.  Aussi  se  hâtait-on  de  s'adresser  de  nou- 
veau à  ces  ressources  extraordinaires  qui  semblaient 
cependant  n'avoir  plus  rien  à  donner.  Parmi  les  in- 
ventions du  dernier  règne  on  eut  recours  naturelle- 
ment à  celle  qui  devait  être  la  plus  féconde,  à  ce  droit 
de  confirmation  qui  permettait  de  reprendre  en  une 
seule  fois  tous  les  anoblissements  concédés  depuis  une 
date  qu'on  reculait  à  volonté  pour  leur  faire  payer  une 
indemnité  comme  s'ils  étaient  de  création  nouvelle.  En 
septembre  4723  (1)  un  arrêt  du  Conseil  décida  que 
tous  les  anoblis  depuis  l'année  1643  paieraient  2,000 
livres  sous  peine  de  se  voir  retirer  leurs  privilèges  de 
noblesse.  C'était  une  contribution  forcée,  mais  c'é- 
tait aussi  la  confirmation  et  le  maintien  de  tous  les 
anoblissements  conférés  pendant  le  règne  de  LouisXIV. 
La  dernière  pensée  de  ce  prince  était  oubliée  et  mé- 
connue ;  les  sujets  qui  payaient  l'impôt  devaient 
abandonner  cette  lueur  d'espoir  qui  leur  avait  permis, 
pour  un  instant,  d'entrevoir  un  peu  de  soulagement 
dans  une  meilleure  et  plus  égale  répartition  des 
charges  ;  ils  redevenaient  une  fois  encore  taillables  et 
corvéables  à  merci.  On  se  tromperait  du  reste  étran- 
gement si  l'on  voulait  prétendre  que  ces  contributions 
imposées  aux  anoblissements  eussent  dû  être  considé- 
rées comme  un  rachat,  une  expiation,  pour  ainsi  parler, 
de  leurs- privilèges  et  diminuer  ainsi  la  vivacité  et  l'a- 

(1)  Chérin,  p.  1016. 


—  U9  — 

mertume  des  plaintes  de  ceux  qui  se  voyaient  obligés 
d'acquitter  la  part  dont  on  avait  exempté  les  premiers  : 
la  taille  était  permanente,  la  contribution  de  l'anobli 
accidentelle;  elle  était  de  plus  indépendante  de  l'impôt, 
et  n'apportait  aucun  allégement  à  ceux  des  sujets  que 
le  collecteur  trouvait  inscrits  sur  ses  rôles. 

Et  maintenant  si  l'on  veut  songer  à  un  état  obéré, 
succombant  sous  une  dette  déjà  énorme,  obligé  néan- 
moins,de  subvenir  aux  dépenses  de  guerres  continen- 
tales et  maritimes;  si  l'on  veut  apercevoir  à  côté  de 
toutes  ces  charges  auxquelles  il  n'était  point  loisible  de 
se  soustraire,  les  honteux  plaisirs  de  la  Cour  qu'il  fal- 
lait entretenir  et  payer,  on  comprendra  que  le  gouver- 
nement de  Louis  XV,  loin  d'abandonner  ces  tristes 
expédients  parmi  lesquels  figuraient  toujours  les  res- 
sources à  tirer  de  l'anoblissement ,  en  abusera  comme 
on  en  avait  abusé  avant  lui  ;  ce  qu'il  ne  trouvera  plus, 
ce  sera  cette  excuse  que  Louis  XJV  avait  cherché 
dans  les  splendeurs  d'un  régne  qui  rachetait  par  son 
éclat  tant  de  plaies  faites  aux  institutions  et  aux  forces 
du  pays.  On  voit,  en  effet,  pendant  le  xviiie  siècle,  un 
double  courant  s'établir  :  d'une  part ,  le  nombre  des 
privilégiés  augmente,  de  l'autre,  les  plaintes  contre 
les  privilèges  grandissent  et  deviennent  chaque  jour 
plus  violentes.  Les  lettres  de  noblesse  se  distribuent 
avec  une  aveugle  prodigalité;  les  offices  anoblissants 
se  multiplient  chaque  jour  davantage  :  en  1750  (1), 
on  crée  une  noblesse  militaire  et  l'on  donne  aux  offi- 
ciers de  presque  tous  grades  la  faculté  de  devenir  nobles 

[i]  Coll.  Isambert,  t.  xxii,  p.  238. 


—  150  — 

au  service  du  roi.  A  la  veille  de  la  convocation  des 
Etals-généraux,  et  comme  un  défi  aux  réclamations  et 
à  l'esprit  du  temps ,  on  accorde  encore  la  noblesse  à 
des  officiers  inférieurs  par  la  dignité  et  l'importance  à 
ceux  qui  jusque-là  s'étaient  vu  concéder  cette  préroga- 
tive (i).  Enfin  l'usurpation  se  poursuit  avec  une  audace 
toujours  croissante.  Aux  dernières  heures  de  l'ancienne 
monarchie,  Chérin  le  généalogiste  écrivait  (2)  :  a.  Les 
abus  qui  se  sont  introduits  par  l'usurpation  sont  montés 
à  leur  comble.  Le  mal  s'est  accru  avec  une  telle  rapi- 
dité qu'il  est  de  nos  jours  presque  universel.  On  voit 
aujourd'hui  généralement  dans  tous  les  actes  publics 
passés  devant  notaires ,  dans  les  actes  de  célébration 
de  mariage,  de  baptême  et  de  sépulture  et  jusque  dans 
le  tribunal  même,  usurper  avec  audace  et  sans  aucune 
espèce  de  retenue,  des  qualités  nobles,  lorsqu'on  n'est 
véritablement  que  roturier  par  la  naissance,  » 

En  dehors  même  de  cette  dernière  voie  de  mon- 
ter à  la  noblesse,  voudrait-on  savoir  ce  que  moins  de 
soixante  années  ont  pu  donner  de  nouveaux  anoblis? 
il  suffirait  de  lire  le  premier  article  d'un  édit  de  1771. 

«  Tous  ceux  des  sujets  de  Sa  Majesté  qui,  depuis  le 
»  1er  janvier  1715^  ont  été  maires,  échevins^  jurais, 
»  consuls,  capitouls  ou  revêtus  de  quelques  offices  mu- 
»  nicipaux  des  différentes  villes  du  royaume  ou  autres 
»  auxquels  sont  attachés  les  privilèges  de  la  noblesse 

(1)  Attribution  de  la  noblesse  aux  lieutenants-généraux  et  particu- 
liers, civils  et  criminels,  conseillers  et  procureurs  du  roi  aux  grands 
bailliages.  Ord.de  mai  1788.  Coll.  Isambert,  t.  xxvill,  p.  54.8. 

(2)  Discours  préliminaires  sur  l'origine  de  la  noblesse.  Edition 
Migne,  p.  849. 


—  151  — 

3)  transraissible,  à  l'exception  de  la  ville  de  Paris  ;  tous 
»  ceux  qui  onl  été  pareillement  anoblis  comme  ayant 
»  obtenu  des  lettres  de  vétérance,  après  avoir  été  pour- 
»  vus,  soit  au  second  degré  d'offices  de  présidents  tré- 
»  soriers  de  France ,  avocats  du  roi ,  procureurs  et 
»  greffiers  en  chef  au  bureau  des  finances,  des  géné- 
»  ralités  et  provinces  du  royaume,  soit  au  premier 
»  degré  de  pareils  offices  au  bureau  des  finances  et 
»  chambre  du  domaine  de  Paris,  comme  aussi  d'offices 
»  de  conseillers  -  secrétaires  audienciers ,  gardes  des 
»  sceaux  et  autres,  dans  les  chancelleries  près  des  Cours 
»  et  Conseils  supérieurs;  tous  ceux  auxquels,  depuis 
»  ladite  époque,  il  a  été  accordé  des  lettres  d'anoblisse- 
»  ment,  lettres  ou  arrêts  de  réhabilitation,  seront  con- 
»  firmes  à  perpétuité  dans  leurs  privilèges  de  noblesse 
»  en  payant  par  chacun  d'eux  la  somme  de  6000  livres.» 
Quel  renforts  de  privilégiés  pour  une  armée  déjà  si 
nombreuse  ! 

La  situation  était  devenue  trop  manifestement  mau- 
vaise ,  ses  abus  créaient  trop  de  dangers  pour  que  la 
royauté  ne  songeât  point  à  y  porter  remède,  et  lorsqu'on 
vit  la  conscience  honnête  et  droite  de  Louis  XVI,  aidée 
par  la  puissante  intelligence  de  Turgot,  on  dut  croire 
un  instant  qu'une  ère  de  sérieuses  réparations  et  de 
redressements  allait  s'ouvrir.  Mais  pour  la  lutte  contre 
cette  innombrable  quantité  de  privilèges  qui ,  par  les 
sacrifices  mêmes  faits  pour  les  acquérir,  prenaient  tous 
les  caractères  et  opposaient  toutes  les  résistances  de  la 
'  propriété,  ce  n'était  pas  assez  de  la  droiture  et  de  l'hon- 
nêteté de  la  conscience,  il  fallait  encore  l'indomptable 
énergie  de  la  volonté  ;  il  n'était  peut-être  pas  très  dif- 
soc.  d'ag.  11 


—  152  — 

ficile  de  prévoir  que  le  ministère  ne  serait  pas  long- 
temps soutenu  par  le  prince,  et  la  joie  indécente,  les 
rires  bruyants  qui  firent  explosion  jusque  dans  la  cham- 
bre du  roi  (1),  lorsqu'on  sut  à  Versailles  que  Turgot 
avait  reçu  l'ordre  de  se  retirer ,  firent  bien  voir  la  vio- 
lence des  passions  et  des  haines  que  devraient  affronter 
ceux  qui  oseraient  s'attaquer  à  des  abus  que  le  temps 
et  leur  nombre  avaient  rendus  si  puissants. 


On  peut  maintenant  apprécier  dans  quelles  condi- 
tions la  noblesse  se  présentait  devant  la  Révolution 
■  Depuis  quatre  siècles  ses  rangs  s'étaient  démesuré- 
ment élargis  :  la  royauté  du  xiv^,  duxv'  et  du  xvp  siècle, 
par  l'abus  des  lettres  d'anoblissement,  avait  déjà  al- 
téré son  caractère  et  multiplié  outre  mesure  le  nombre 
des  privilégiés  ;  la  royauté  du  xviie  et  du  xvme  siècle,  par 
de  nouvelles  et  plus  imprudentes  prodigalités,  avait  com- 
plété l'œuvre  des  précédentes  époques.  Par  les  offices 
s'était  établi,  de  la  bourgeoisie  vers  la  noblesse,  un 
mouvement  d'ascension  régulier  et  d'une  effrayante 
rapidité.  Necker  (2),  quelques  années  avant  4789,  vou- 
lant se  rendre  compte  du  nombre  des  charges  anoblis- 
santes, en  faisait  exactement  le  relevé  et  trouvait  qu'en 
France  il  n'en  existait  pas  moins  de  quatre  mille. 
Quatre  mille  charges  donnant  la  noblesse  non-seulement 
à  quatre  mille  personnes,  mais  à  quatre  mille  familles, 


(1)  Dupuy.  —  Mémoires  pour  servir  à  l'éloge  de  Turgot,  prononcé 
à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 

(2)  Necker.  —  De  l'administration  des  finances  de  la  France,  p.  145. 


—  153  - 

puis,  au  bout  de  vingt  années  d'exercice ,  pouvant,  par 
la  vente,  en  investir  quatre  mille  autres!  Il  fallait,  on 
en  conviendra,  de  la  bonne  volonté  pour  rester  dans 
la  roture  et  continuer  à  payer  l'impôt.  Enfin  l'usurpa- 
tion qui,  dès  le  xvi^  siècle,  prenait  d'inquiétantes  pro- 
portions, avait  résisté  à  tous  les  efforts  tentés  pour  sa 
répression ,  et  par  elle  le  corps  de  la  noblesse  s'était 
vu  inondé  de  membres  qui  ne  trouvaient  de  titres  que 
dans  leur  audace  ou  dans  les  fraudes  de  ceux  qui  les 
y  avaient  introduits. 

Les  privilégiés  étaient  donc  partout.  La  grande  en- 
quête faite  en  4788,  à  la  veille  de  l'ouverture  des  Etats- 
généraux  ,  le  démontra  bien  manifestement.  Pas  une 
paroisse  qui  n'eût  ses  exempts  et,  pour  beaucoup  d'entre 
elles,  quelle  situation  !  Je  prends  comme  au  hasard  les 
feuilles  de  renseignements  fournies  par  chacune  des 
paroisses  de  la  province  d'Anjou  (1)  en  la  généralité 
de  Tours,  et  je  trouve  des  indications  telles  que  celles- 
ci  :  A  Saint-Aubin  des  Ponts-de-Cé,  près  Angers,  on 
compte  sept  privilégiés  parmi  ceux  qui  tiennent  les 
terres  :  en  outre  les  biens  ecclésiastiques  montent  à 
plus  de  la  moitié  de  l'étendu^e  de  la  paroisse  et  dans 
le  meilleur  fonds.  A  Saint-Barthélémy  qui  joint  Angers 
d'un  autre  côlé^  cinq  privilégiés  nobles  possèdent  la 
plus  grande  partie  des  terres.  -A  part  les  provinces  peu 
nombreuses  où  la  taille  se  trouvait  être  réelle  et  non 
personnelle,  c'étaient  là  les  conditions  économiques 
d'une  grande  partie  des  petits  centres  de  population 
qui  couvraient  le  royaume. 

(1)  Archi-ves  du  département  de  Maine  et  Loire. 


—  154.  — 

Que  l'on  veuille  bien  mettre  en  regard  de  cet  état  de 
choses  l'aggravation  successive  des  charges  et,  partant 
du  chiffre  de  120,000  livres  demandé  à  la  taille  par 
Charles  VII  ^  le  voir  grossir  chaque  année,  les  miUions 
s'ajouter  aux  millions  sans  que  les  exigences  et  l'avi- 
dité du  fisc  paraissent  jamais  apaisées  et  satisfaites; 
que  l'on  se  rappelle  du  temps  de  Henri  IV  l'agricul- 
ture ruinée  et  devenant  impossible,  sous  Louis  XIV,  les 
paroisses  incapables  de  payer  la  taille;  que  l'on  aper- 
çoive les  gouvernements  du  xviiP  siècle  contraints, 
pour  ne  pas  succomber  sous  le  fardeau  que  leur  ont 
transmis  les  pouvoirs  venus  avant  eux ,  et  aussi  pour 
subvenir  aux  nécessités  engendrées  par  leurs  propres 
temps,  d'imposer  de  nouveaux  sacrifices  à  des  popula- 
tions depuis  longtemps  épuisées,  et  l'on  comprendra  les 
souffrances  endurées ,  mais  aussi  les  colères  amassées 
pour  ainsi  dire  année  par  année  et  comme  jour  par 
jour;  on  s'expliquera  la  haine  ,  non-seulement  des 
classes  populaires,  mais  encore  des  classes  moyennes, 
c'est-à-dire  de  la  petite  propriété  écrasée  d'impôts 
contre  la  grande  propriété  généralement  libre  de 
charges. 

La  noblesse  pouvait -elle  être  du  moins  protégée 
contre  les  effets  d'une  constitution  vicieuse  par  la  con- 
sidération et  le  respeci  dont  auraient  continué  d'être 
entourées  l'institution  el  les  personnes?  On  avait  tout 
fait  pour  les  leur  enlever.  Obligée  de  se  défendre 
contre  les  rides  et  les  atteintes  du  temps  par  plus  de 
sacrifices  et  plus  de  vertus ,  la  noblesse ,  à  mesure 
qu'on  multipliait  pour  elle  les  privilèges  et  les  droits 
de  toutes  sortes  ,  ne  songeait  qu'à  rendre  ses  obliga- 


—  155  - 

lions  plus  légères  et  ses  profits  plus  nombreux.  Si,  au 
xviiP  siècle,  les  gentilshommes  des  vieilles  races  étaient 
encore  à  Fontenoy  ou  sur  les  vaisseaux  du  roi,  la  foule 
des  anoblis,  cette  multitude  innombrable  de  personnes 
composant  l'ordre  des  privilégiés  et  dont,  suivant  Ché- 
rin,  un  vingtième  à  peine  pouvait  prétendre  à  la  no- 
blesse d'ancienne  souche,  ne  se  préoccupait  guère  que 
de  jouir  paisiblement  et  sans  trouble  des  exemptions 
qu'elle  avait  conquises  et  des  prérogatives  qu'elle  avait 
achetées.  La  royauté,  en  trafiquant  de  la  noblesse,  lui 
avait  donné  de  bonne  heure  un  caractère  vénal;  plus 
vénal  encore  était  celui  qui  résultait  de  l'anoblissement 
par  les  offices.  Enfin  la  facilité  et  le  nombre  des  usur- 
pations avaient  achevé  d'enlever  à  l'institution  ce  res- 
pect que  déjà  trop  de  causes  avaient  affaibli.  L'œuvre 
propre  du  dernier  siècle  fut  de  joindre  la  déconsidé- 
ration des  personnes  à  la  déconsidération  de  l'institu- 
tion elle-même.  Les  orgies  de  la  Régence  dont  la  haute 
aristocratie  fournit  les  principaux  acteurs,  les  débauches 
philosophiques  auxquelles ,  avec  une  imprudence  trop 
chèrement  payée,  elle  prit  une  si  grande  part,  com- 
plétèrent l'œuvre  des  temps  écoulés  et  des  gouverne- 
ments disparus.  Non  que  je  veuille  dire  que  cette  dé- 
gradation morale  eût  atteint  la  généralité  des  membres 
qui  composaient  l'ordre  de  la  noblesse;  quand  l'heure 
de  l'expiation  sonna,  on  vit  bien  ce  que  l'on  pouvait 
trouver  encore  d'héroïques  vertus  parmi  ceux  que  pour- 
suivait la  rage  populaire  ;  mais  la  solidarité  est  une 
des  impitoyables  lois  de  l'humanité,  et  c'est  la  destinée 
des  fractions  qui  la  composent  de  voir  souvent  les  vertus 
et  la  dignité  du  plus  grand  nombre  compromises  ou 
perdues  par  la  dépravation  de  quelques-uns. 


—  156  — 

C'est  ainsi  que  ce  grand  corps  de  la  noblesse  fran- 
çaise ,  qui  avait  fourni  au  pays  tant  de  dévouements , 
qui  lui  avait  donné  tant  de  gloire,  s'était  vu  conduit  à 
ce  point  qu'on  oubliait  les  sacrifices  et  le  sang  versé, 
pour  ne  plus  songer  qu'aux  privilèges  et  aux  souf- 
frances qu'ils  engendraient;  lui  que  l'étranger  avait 
rencontré  si  souvent  sur  son  chemin,  une  partie  de  la 
France  allait  le  traiter  comme  un  ennemi  !  Mémorable 
exemple  de  ce  que  les  meilleures  institutions  demandent 
de  sollicitude  honnête  et  de  persévérants  efforts  pour 
être  maintenues  au  niveau  de  leurs  temps  et  ne  jamais 
demeurer  en  arrière  de  légitimes  exigences. 


Au  lendemain  de  la  tourmente  ,  alors  que  le  prin- 
cipe même  de  la  noblesse  semblait  à  tout  jamais  chassé 
de  nos  institutions  et  de  nos  mœurs,  ce  principe  était 
repris  par  l'homme  providentiel  qui  avait  reçu  mission 
de  contenir  et  refouler  la  Révolution,  de  débrouiller  le 
chaos  enfanté  par  elle ,  de  refaire  une  société  oii  les 
besoins  nouveaux  trouvassent  satisfaction ,  mais  où  le 
passé  reparût  aussi  avec  les  éléments  de  force  que  le 
présent  pouvait  accepter  et  recueillir.  Aux  yeux  de  ceux 
qui  pendant  quinze  années  avaient  vu  crouler  tant  de 
choses,  une  pareille  tentative  dut  apparaître  comme 
l'illusion  d'un  génie  qui  se  croyait  assez  puissant  pour 
relever  et  soutenir  un  édifice  condamné.  L'épreuve 
du  temps  a-t-elle  confirmé  ce  jugement?  Il  est  per- 
mis d'en  douter.  Qui  ne  voit  avec  quelle  facilité  le 
sentiment  national  a  adopté  ces  grands  noms  qui  rap- 
pellent nos  plus  belles  gloires?  Aujourd'hui,  après  cin- 


—  157  — 

quante  années  d'une  vie  politique  qui  n'a  fait  que 
confirmer  notre  besoin  d'égalité  civile,  est-ce  que  nous 
songeons  à  protester  contre  les  titres  qui  consacrent  le 
souvenir  de  nos  derniers  triomphes?  Pourquoi  donc 
cette  diversité  d'appréciations  et  d'idées  ?  C'est  que  l'a- 
noblissement a  repris  ainsi  son  véritable  caractère,  le 
seul  que  puissent  comporter  nos  sociétés  modernes,  à 
savoir  :  la  récompense  de  services  éminents  rendus  à 
la  patrie.  Il  n'est  plus  dès  lors  la  satisfaction  donnée  à 
un  étroit  sentiment  de  vanité  individuelle;  il  devient  la 
satisfaction  d'un  grand  sentiment  :  la  vanité  de  toute 
une  nation.  Un  peuple  aime  à  trouver  dans  son  his- 
toire des  familles  qui  perpétuent  les  gloires  de  Monte- 
bello  ou  de  la  Moskowa,  d'Isly  ou  de  Magenta. 

T.  Crépon. 


NOTE. 

Les  charges  anoblissantes  se  décomposaient  ainsi  : 
Charges  de  secrétaires  du  roi  dans  les  grandes  et  les 

petites  chancelleries 720 

—      de  maîtres  des  requêtes  au  grand 

Conseil. 80 


dans  les  Parlements 

.     1050 

dans  la  Chambre  des  comptes.  . 

.       700 

dans  les  Cours  des  aides..  • .     . 

.      170 

dans  la  Cour  des  monnaies. .     . 

M 

dans  les  bureaux  des  finances.  . 

.      660 

de  diverses  qualités 

.      300 

3721 
Toutes  ces  charges  étaient  vénales. 


—  158  — 

Il  faut  y  joindre  les  charges  de  ville  qui,  dans  un 
grand  nombre  de  cités,  avaient  le  privilège  de  conférer 
la  noblesse.  Cette  faveur  avait  été  successivement  ac- 
cordée à  la  Rochelle,  Poitiers,  Angoulême,  Saint-Jean- 
d'Angély,  Saint-Maixent,  Tours,  Niort,  Toulouse,  An- 
gers, Bourges,  Lyon,  Péronne,  Nantes,  Perpignan, 
Cognac,  Abbeville. 

Paris  s'était  vu,  dès  le  principe,  encore  plus  géné- 
reusement traité  :  tous  ses  bourgeois  avaient  reçu  pri- 
vilège de  noblesse  avec  permission  de  se  parer  d'ha- 
billements appartenant  à  l'état  de  chevalerie ,  comme 
nobles  d'origine ,  et  de  faire  porter  des  brides  d'or  à 
leurs  chevaux.  Le  prévôt  des  marchands,  les  échevins, 
le  procureur  du  roi  et  de  la  ville,  le  greffier  et  le  re- 
ceveur avaient  seuls,  dans  la  suite,  conservé  ces  pré- 
rogatives. 

En  1667,  Louis  XIV  révoqua  le  privilège  de  noblesse 
pour  toutes  les  villes  auxquelles  il  avait  été  attribué. 
Mais  il  en  fut  de  cette  révocation  comme  de  tant  d'au- 
tres ;  on  trouva  moyen  de  se  faire  donner  à  nouveau 
une  grande  partie  des  droits  supprimés.  C'est  ainsi  que 
les  maires  des  villes  de  Bourges,  Nantes^  Angoulême^ 
Angers,  Poitiers,  Lyon  surent  faire  rétablir  leur  no- 
blesse. Toulouse  conserva  la  même  prérogative  pour 
tous  ses  capitouls,  et  de  la  sorte  demeura  vrai  ce  vieil 
adage  : 

De  grand  noblesse  prend  titoul 
Qui  de  Tholose  est  capitoul. 

Les  charges  de  ville  durent  anoblir  un  nombre  très 
considérable  de  familles,  puisqu'elles  n'étaient  que  tem- 
poraires et  que  l'administration  communale  se  compo- 


—  159  — 

sait  généralement  de  20  à  30  échevins.  Pour  la  seule 
ville  de  Lyon,  on  évalue  à  2,000  environ  les  familles 
qui  ont  dû  arriver  à  la  noblesse  par  cette  voie. 

Du  reste,  quand  on  compare  cette  noblesse  des 
charges  de  ville  à  la  noblesse  par  les  offices  vénaux, 
on  se  sent  pris  pour  elle  d'un  sentiment  de  parliculière 
estime.  C'était  en  effet  l'élection  qui  conduisait  à  la 
mairie  et  à  l'échevinage,  c'est-à-dire  le  choix  libre  des 
concitoyens,  c'est-à-dire  encore  l'importance  et  la  con- 
sidération qu'on  avait  su  conquérir  au  milieu  d'eux; 
toutes  choses  que  l'argent  ne  pouvait  point  remplacer. 
Et  cependant ,  il  paraît  que  les  familles  qui  avaient 
trouvé  l'anoblissement  dans  ces  fonctions  honorables  ne 
tenaient  point  à  en  conserver  le  souvenir  :  <(  Ceux 
mêmes,  dit  La  Roque,  qui  ont  acquis  leur  noblesse  par 
cette  voie  qu'on  nomme  communément  de  la  cloche, 
ne  veulent  plus  entendre  parler  de  ce  principe  aussitôt 
qu'ils  ont  quelque  degré  de  filiation  (1).  » 

Enfin  il  est  nécessaire  de  mentionner  l'anoblisse- 
ment trouvé  dans  la  profession  des  armes. 

Il  ne  faudrait  pas  d'ailleurs  se  méprendre  sur  le  sens 
qu'entraînaient  pour  nos  pères  ces  mots  :  noblesse  d'é- 
]9ee;  ils  désignaient  bien  plutôt  la  fonction  ordinaire  et 
comme  essentielle  de  la  noblesse  de  race  qu'un  moyen 
offert  à  la  roture  pour  monter  dans  une  caste  supé- 
rieure. On  chercherait  en  vain  dans  les  actes  des  rois 
de  France,  jusqu'à  l'ordonnance  de  1750  qui  a  orga- 
nisé la  noblesse  militaire,  des  édits  ou  déclarations  por- 
tant concession  du  privilège  de  noblesse  à  ceux  qui 

(i)  La  Roque,  cliap.  xxxix. 


—  160  — 
exerceront  le  métier  des  armes;  l'exemption  de  la 
taille  leur  est  largement  accordée;  mais  là  s'arrête  la 
munificence  royale.  On  voit  en  revanche  les  rois  de 
France  veiller  à  ce  que  leurs  compagnies  de  gens  d'armes 
fussent  uniquement  composées  de  gentilshommes  et 
même  pris  dans  les  plus  anciennes  maisons.  Les  guerres 
civiles  vinrent  troubler  cet  ordre  assez  strictement  main- 
tenu jusque-là  :  au  temps  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde , 
on  ne  se  montra  point  scrupuleux  sur  la  composition 
des  armées  et  les  titres  des  gens  de  guerre.  Ceux  qui  pri- 
rent ainsi  les  places  occupées  jusqu'alors  par  les  fils  des 
vieilles  races  et  qui  combattirent  à  côté  d'eux,  tirèrent 
profit  de  ce  voisinage  et,  ayant  fait  métier  de  gentils- 
hommes, ils  en  conquirent,  pour  la  plupart,  le  titre. 
Aussi ,  bien  que  les  juristes  posassent  en  principe  que 
le  métier  des  armes  n'anoblissait  pas;  l'usage  s'était 
introduit  à  la  Cour  des  aides  de  décider  que  si  l'on 
rencontrait  successivement  dans  cette  profession  le  père 
et  l'aïeul,  il  y  avait  preuve  de  noblesse  pour  la  troi- 
sième génération.  L'édit  de  novembre  1750  vint  régu- 
lariser et  largement  étendre  cettejurisprudence  en  per- 
mettant aux  officiers  de  presque  tous  grades  d'anoblir 
eux  et  leur  postérité. 


PROCÈS-VERBAUX 


DES    SEANCES. 


SÉANCE  DU  18  JANVIER  1860. 

Sont  présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire  général,  Belleuvre,  trésorier. 

Le  procès-verbal  de  la  séance  du  22  décembre  der- 
nier est  lu  et  adopté. 

Il  est  ensuite  donné  lecture  d'une  lettre  par  laquelle 
M.  Anjubault,  conservateur  de  la  Bibliothèque  publique 
du  Mans,  adresse  A  la  Société  ses  remercîments  et  ses 
éloges,  à  la  suite  de  l'envoi  de  plusieurs  numéros  de 
plusieurs  volumes  contenant  les  travaux  de  cette  So- 
ciété. Il  sollicite  la  continuation  de  ces  envois. 

M.  Dainville  fils,  architecte,  fait  connaître  dans  une 
lettre  dont  il  est  donné  lecture ,  son  intention  de  re- 
noncer au  titre  d'archiviste  de  la  Société.  Ses  nom- 
breuses occupations  sont  la  cause  de  cette  détermina- 
tion :  il  n'en  espère  pas  moins  trouver  le  temps  néces- 
saire pour  consacrer  à  la  Société  quelques  études  et 
annonce  que,  dès  la  séance  prochaine,  il  pourra  sans 


—  162  — 

doute  faire  une  lecture  sur  un  point  concernant  l'art 
de  construire.  L'assemblée,  tout  en  regrettant  cette  ré- 
solution, défère  à  l'invitation  de  M.  le  Président,  de 
choisir  un  nouveau  titulaire.  Le  scrutin  est  ouvert  et 
M.  l'abbé  Chevallier  est  nommé  archiviste. 

M.  Sorin,  président,  prend  la  parole.  Sous  ce  titre: 
Coup  d'œil  sur  les  travaux  de  la  Société,  il  présente  un 
aperçu  aussi  rapide  qu'élégant  des  événements,  qui  ont 
marqué,  pour  l'institution,  ces  dernières  années.  Il 
signale  l'encouragement  donné  aux  travaux ,  le  désir 
d'accession  inspiré  à  plusieurs ,  par  la  présence  et  le 
nom  des  deux  membres  de  l'Académie  française ,  qui 
ont  accepté  et  sont  venus  mettre  en  exercice  leur  titre 
de  président  d'honneur  de  la  modeste  académie  de 
province.  II  rappelle  aussi  le  conseil  que,  peu  de  jours 
avant  sa  mort  si  regrettée,  M.  Pavie  père  donnait  à  la 
Société,  en  l'invitant  à  prendre  fort  au  sérieux  les  re- 
cherches et  les  écrits  relatifs  à  l'agriculture,  ce  grand 
art  inscrit  le  premier  dans  le  litre  qu'elle  a  choisi. 
M.  SoHn  affirme  que  les  lettres  peuvent,  sans  rien 
perdre  de  leur  éclat  et  de  leur  pureté,  faire  une  large 
place  à  ce  genre  d'études  et,  à  l'appui  de  sa  thèse ,  il 
cite  le  nom  de  celui  qui,  tout  en  donnant  des  conseils 
à  l'homme  des  champs  et  en  chantant  ses  rustiques 
plaisirs ,  sut  célébrer  les  héros  avec  des  accents  pour 
lesquels,  depuis  dix-neuf  cents  ans,  l'admiration  du 
monde  ne  s'est  pas  lassée.  Virgile,  en  effet,  nous  le  dit 
lui-même  :  Cecini  pascua ,  rura,  duces. 

M.  le  conseiller  Courtiller,  qui  devait  lire  une  no- 
lice  sur  M.  le  président  de  Beauregard ,  fait  connaître 
par  une  lettre  adressée  à  M.  le  Président,  qu'ayant  reçu 


—  163  — 

seulement  la  veille  du  jour  fixé  pour  la  séance ,  des 
renseignements  nouveaux  sur  le  sujet  qu'il  doit  traiter, 
il  se  trouve  forcé  de  demander  le  renvoi  de  cette  lec- 
ture à  la  réunion  prochaine. 

Le  Conseil  d'adminislralion  propose,  par  l'organe  de 
son  président ,  que  le  prix  à  décerner  cette  année  par 
la  Société ,  au  nom  du  Conseil  général ,  soit  consacré 
à  une  question  concernant  l'agriculture ,  des  sujets  de 
prose  ou  de  vers  ayant  formé  l'objet  des  concours  pré- 
cédents; il  propose  en  outre  qu'une  Commission  de 
cinq  membres ,  à  laquelle  se  réunira  le  Conseil  d'ad- 
ministration, soit  chargée  de  choisir  et  de  publier  dans 
le  plus  bref  délai ,  le  sujet  du  concours.  —  Ces  deux 
propositions  sont  adoptées. 

La  Société  procède  à  la  nomination  de  cette  Com- 
mission. Sont  désignés  par  elle,  MM.  Allain-Targé  père, 
le  marquis  de  Conlades ,  le  comte  de  Quatrebarbes , 
Joseph  de  MieuUe  et  le  docteur  Farge. 

M.  le  docteur  A.  Lachèse  donne  lecture  d'un  mé- 
moire intitulé  :  Considérations  médico-légales  sur  un 
fait  historique  contemporain.  Sous  ce  simple  titre,  se 
révèle  bientôt  une  des  questions  les  plus  controversées 
et,  en  même  temps ,  les  plus  intéressantes  pour  l'ap- 
préciation d'un  fait  qui  compte  encore  des  témoins 
existants  parmi  nous.  Le  commandant  de  Beaurepaire 
s'est-il  donné  la  mort,  comme  tant  de  personnes,  tant 
d'écrits  l'ont  répété,  et  comme  on  a  essayé  de  le  faire 
dire  par  des  monuments  même?  N'a-t-il  pas  été  plutôt 
tué  par  un  des  habitants  de  Verdun ,  dans  le  but  Je 
soustraire  cette  ville  aux  périls  du  siège  que  les  Prus- 
siens devaient  commencer  le  lendemain  et  que  le  com- 


-  464  — 

mandant  voulait  résolument  soutenir?  Analysant  les 
constatations  médico-légales  si  imparfaites,  opérées  peu 
après  la  mort,  puis  interrogeant  les  principaux  docu- 
ments, les  opinions  les  plus  graves  données  sur  ce  su- 
jet, M.  A.  Lachèse  conclut  que  M.  de  Beaurepaire  ne 
s'est  pas  donné  la  mort.  Il  se  félicite  de  rencontrer  une 
vérité  qui  lave  la  mémoire  d'un  honorable  officier,  du 
reproche  de  s'être  soustrait  par  une  mort  inutile  et, 
malgré  toutes  les  déclamations  du  temps,  d'un  pernicieux 
exemple ,  aux  obligations  et  à  la  haute  responsabilité 
que  lui  imposait  son  titre  de  commandant.  Le  plus  vif 
intérêt  s'attache  à  cette  lecture ,  qui  est  suivie  de  la 
nomination  d'une  Commission  chargée  de  présenter  un 
rapport  sur  le  travail  de  M.  A.  Lachèse.  Cette  Commis- 
sion se  compose  de  MM.  Coulret,  Lemarchand  et  Farge. 

M.  l'abbé  Chevallier  fait,  au  nom  de  la  Commission 
du  budget,  un  rapport  sur  les  comptes  de  l'année  1859 
et  sur  le  projet  de  budget  pour  1860.  Les  comptes  sont 
approuvés,  ainsi  que  le  budget  proposé. 

M.  le  docteur  Farge,  rapporteur  de  la  Commission 
chargée  de  présenter  une  étude  sur  la  culture  du  colza 
dans  le  département  de  Maine  et  Loire,  ayant  fait  con- 
naître qu'il  ne  pouvait  assister  à  la  séance  de  ce  jour, 
la  lecture  de  son  travail  est  renvoyée  à  la  séance  pro- 
xhaine. 

Le  bureau  propose,  par  l'organe  de  son  président  : 
40  de  prier  M.  Duboys,  premier  président  de  la  Cour 
impériale  d'Orléans,  de  conserver  le  titre  de  membre 
honoraire  de  la  Société,  qu'il  avait  accepté  étant  maire 
d'Angers. 

2°  D'offrir  le  même  titre  à  M.  Montrieux,  nommé 


—  165  — 

maire  d'Angers,  en  remplacement  de  M.  Duboys.  —  Ces 
deux  propositions  sont  adoptées.  La  Société  charge  son 
Président  d'en  donner  connaissance  à  MM.  Duboys  et 
Montrieux. 

M.  le  Président  fait  observer  que,  dans  quelques- 
uns  des  procès-verbaux  d'une  date  plus  ou  moins  éloi- 
gnée, on  a  constaté  que  des  candidats  avaient  été  re- 
çus membres  titulaires  à  l'unanimité.  Il  propose  qu'à 
l'avenir,  la  réception  des  candidats  soit  mentionnée 
sans  que  l'on  exprime  si  elle  a  eu  lieu  seulement  à  la 
majorité,  ou  à  l'unanimité.  L'assemblée  reconnaît  la 
justesse  de  cette  remarque  et  y  donne  son  plein  assen- 
timent. 

Sont  présentés  comme  candidats  : 

4»  Par  le  Président  et  M.  Léon  Cosnier,  M.  Guillory, 
déjà  membre  du  Comice  horticole  et  qui,  outre  ses 
titres  de  président  de  la  Société  industrielle  d'Angers, 
et  de  membre  d'un  grand  nombre  de  réunions  indus- 
trielles ou  savantes ,  produit  à  l'appui  de  sa  candida- 
ture un  ouvrage  récemment  publié  par  lui  sous  ce 
litre  :  les  Congrès  de  vignerons.  —  Renvoi  à  une  Com- 
mission composée  de  MM.  Bellier,  Boutton-Lévêque  et 
André  Leroy. 

2o  Par  le  Président  et  M.  Belleuvre ,  M.  Etienne  de 
Livonnière,  déjà  membre  de  la  Commission  archéolo- 
gique de  la  Société.  —  Renvoi  à  une  Commission  com- 
posée de  MM.  Godard -Faultrier,  Béclard,  M.  l'abbé 
Chevallier. 

Après  avoir  entendu  le  double  rapport  de  M.  Mail- 
lard ,  au  nom  de  la  Commission  nommée  à  l'occasion 
des  candidatures  ci-après  et  composée  de  MM.  Coutret, 


—  166  — 

Maillard  et  Belleuvre ,  sont  proclamés ,  par  suite  du 
vote  au  scrutin,  membres  titulaires  de  la  Société, 
MM.  Bonneau-Avenant,  propriétaire  à  Angers,  Aubert, 
juge  de  paix  du  canton  de  Conlie  (Sarthe). 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E,  Lachèse. 


SÉANCE  DU  MERCREDI  22  FÉVRIER. 

Présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président,  E.  La- 
chèse, secrétaire-général.  M.  Courtiller,  président  ho- 
noraire, et  M.  l'abbé  Chevallier,  archiviste,  y  prennent 
place  également. 

Le  procés-verbal  de  la  séance  précédente  est  lu  et 
adopté. 

Il  est  donné  lecture  de  la  correspondance.  M.  Du- 
boys,  premier  président  de  la  Cour  impériale  d'Orléans, 
dernièrement  maire  d'Angers,  accepte  avec  empresse- 
ment l'offre  de  conserver  le  titre  de  membre  hono- 
raire que  lui  a  déféré  la  Société,  et  exprime  la  recon- 
naissance que  lui  inspire  celte  nomination. 
.  Pareille  acceptation  et  pareils  sentiments  sont  expri- 
més par  M.  Montrieux,  maire  d'Angers,  à  qui  le  même 
titre  a  été  conféré  dans  la  dernière  séance.  «  Soyez 
»  assez  bon,  écrit-il  à  M.  le  Président,  pour  présenter 
»  à  votre  Compagnie  mes  plus  vifs  remercîments,  et 
9  pour  l'assurer  que  l'administration  municipale  aura 
»  toujours  à  cœur  de  lui  prêter  le  concours  le  plus 


—  167  — 

»  sympathique;  elle  apprécie  avec  bonheur  la  salu- 
»  taire  influence  que  la  Société  impériale  d'agriculture 
»  sciences  et  arts  exerce  sur  la  ville  d'Angers,  par  son 
»  dévouement^  ses  éludes  et  ses  travaux.  » 

M.  le  Préfet  de  Maine  et  Loire  transmet  un  exem- 
plaire d'une  circulaire  de  M.  le  Ministre  de  l'agricul- 
ture, en  faisant  connaître  que  notre  département  a  été 
désigné  pour  être  le  siège  du  concours  régional  en 
4862. 

M.  le  Préfet  adresse  à  la  Société  un  exemplaire  du 
catalogue  des  graines  et  végétaux  mis  en  vente  et  dis- 
ponibles à  la  pépinière  centrale  du  Gouvernement,  à 
Alger,  pendant  la  saison  1859-1860.  Ce  catalogue  res- 
tera déposé  au  secrétariat  de  la  Société,  pour  être  com- 
muniqué aux  personnes  ayant  quelque  intérêt  à  le 
consulter. 

M.  le  Président  de  la  Société  d'agriculture  de  l'ar- 
rondissement de  Mayenne  adresse  le  premier  numéro 
du  bulletin  trimestriel  de  cette  Société  et  un  exem- 
plaire de  son  règlement,  en  demandant  qu'il  soit  fait 
entre  les  deux  Sociétés  échange  de  publications  et  as- 
sociation d'efforts,  pour  arriver  à  la  réalisation  d'un 
but  commun  :  les  progrés  de  l'agriculture. 

M,  le  Président  propose  à  la  Société  d'écrire  àM.  Beulé, 
l'un  de  ses  membres ,  pour  le  féliciter  sur  sa  nomina- 
tion à  l'Institut  :  les  précédents  de  la  Société  et  les  plus 
évidentes  raisons  de  convenance  se  réunissent  pour 
recommander  cette  démarche.  M.  le  Président  est  in- 
vité à  vouloir  bien  être  en  celte  circonstance  l'inter- 
prète de  la  réunion.        -  ' 

M.  le  Président  propose ,  tout  en  maintenant  dans 
soc.  d'ag.  12 


—  168  — 

leurs  fonctions  trois  des  membres  faisant  partie  du 
comité  de  rédaction,  d'en  nommer  un  quatrième  en 
remplacement  de  M.  Sorin,  auquel  son  titre  de  prési- 
dent donne  une  position  différente.  L'assemblée  s'em- 
presse de  désigner  pour  ces  fonctions ,  aux  termes  de 
l'article  29  du  règlement,  M.  le  conseiller  Courtiller. 

M.  le  Président  propose  d'avoir,  pour  les  écritures 
et  le  rangement  des  publications  reçues  par  la  Société, 
un  employé  payé  par  elle  ;  il  expose  les  motifs  qui 
rendent  au  plus  haut  point  convenable ,  même  indis- 
pensable, ce  secours  depuis  longtemps  désiré.  Il  de- 
mande qu'un  crédit  de  400  fr.  soit  alloué  pour  frais 
d'installation  et  première  année  de  traitement.  L'indi- 
cation de  cet  employé  sera  faite  ultérieurement.  L'as- 
semblée adopte  cette  proposition  et  vote  le  crédit  de 
400  francs  demandé. 

M.  le  conseiller  Courtiller  donne  lecture  d'une  no- 
tice sur  M.  le  président  de  Beauregard,  mort  récem- 
ment, après  avoir  été  pendant  longtemps  président  de 
la  Société,  à  la  fondation  de  laquelle  il  avait  puissam- 
ment coopéré.  Il  peint  les  agitations,  les  terreurs  qui 
entourèrent  les  premières  années  du  jeune  Frédéric  de 
Beauregard,  lorsqu'éloigné  de  sa  mère  que  le  Comité 
révolutionnaire  avait  fait  arrêter,  il  écrivit  de  sa  main 
enfantine  aux  membres  du  Comité  de  Saumur,  une  lettre 
de  supplications  que  signait  aussi  son  frère ,  lettre 
dont  la  lecture  est  écoulée  avec  une  vive  émotion  par 
l'assemblée.  Il  retracé  la  vie  si  calme  et  si  pleine  de 
cet  homme  honorable  qui,  entré  en  1810  dans  la  ma- 
gistrature, nommé  plus  tard  avocat-général,  puis  pré- 
sident de  chambre  à  la  Cour  impériale  d'Angers,  n'a 


—  169  — 

cessé  de  servir  avec  autant  de  zèle  que  de  dignité  les 
intérêts  de  la  justice,  jusqu'au  jour  où  la  limite  d'âge, 
établie  par  un  décret  récent ,  a  fait  sonner  pour  lui 
l'heure  du  repos.  Ami  des  champs  et  de  l'agriculture, 
M.  de  Beauregard  s'enfuyait,  dès  qu'il  avait  un  instant 
de  loisir,  à  sa  riante  habitation  de  Saint-Florent,  près 
Saumur,  site  charmant,  demeure  jadis  sénatoriale  dont 
M.  Courliller  vante  avec  bonheur  le  riche  aspect  et  les 
délicieux  produits.  C'est  là  que  M.  de  Beauregard  a 
écrit  la  Statistique  de  Maine  et  Loire,  travail  aussi  utile 
qu'étendu ,  et  qu'il  a  consacré  maints  travaux  à  l'his- 
toire de  son  pays.  En  cela,  il  suivait  heureusement 
l'exemple  de  notre  antiquaire  saumurois ,  Bodin ,  et  il 
semble,  en  voyant  aujourd'hui  sa  tombe  placée  près  de 
celle  de  cet  écrivain,  que  les  inspirations  dues  aux 
études  qui  lui  furent  toujours  chères,  aient  indiqué  au 
moment  suprême  le  choix  de  celle  dernière  demeure. 
L'assemblée  écoute  avec  un  vif  intérêt  la  lecture  de 
cette  notice  et  s'empresse  d'en  voter  l'impression, 

M.  Lemarchand,  rapporteur  de  la  Commission  chargée 
d'examiner  le  travail  lu  à  la  séance  précédente  par  M.  le 
docteur  A.  Lachèse,  et  intitulé  :  Considérations  médico- 
légales  sur  un  fait  historique  contemporain ,  analyse  les 
diverses  opinions  émises  sur  cet  événement,  qui  est, 
on  le  sait,  la  mort  du  commandant  de  Beaurepaire  à 
Verdun  ;  celles,  entr'autres,  de  M.  le  général  Lemoine, 
l'un  des  volontaires  que  Beaurepaire  commandait, 
et  de  M.  le  colonel  Gosselin.  En  présence  des  senti- 
ments opposés  exprimés  à  diverses  époques  sur  la 
cause  de  la  mort  du  commandant  de  la  place  de  Verdun, 
la  Commission  déclare  à  la  Société  qu'elle  reste  dans 


—  170  — 

le  cloute;  qu'elle  n'a  pas  de  documents  suffisants  pour 
se  ranger  à  telle  ou  telle  des  opinions  successivement 
admises.  Nous  croyons  inutile  d'analyser  le  rapport  fait 
par  M.  Lemarchand,  l'assemblée  s'empressant  d'en  voter 
l'impression.  Il  est  fait  à  cet  égard  une  observation  sur 
la  portée  véritable  de  l'article  26  du  règlement,  portant 
que  «  les  rapports  ne  sont  pas  imprimés,  sauf  ceux  des- 
criptifs d'objets  d'art.  »  Il  est  expliqué  que  cette  dis- 
position ne  s'applique  qu'aux  rapports  donnant  une 
appréciation  d'une  œuvre  écrite  sur  un  sujet  délimité 
dans  les  faits  ou  les  idées  qui  le  constituent,  et  présen- 
tant sur  ce  sujet  un  aperçu  qui,  même  après  le  rap- 
port, demeure  le  dernier  mot  de  l'écrivain.  Or  les  do- 
cuments énoncés  dans  le  rapport  offrent  de  nouveaux 
points  à  étudier  dans  la  grave  question  qui ,  depuis  si 
longtemps,  divise  les  esprits.  L'auteur  de  la  brochure 
lui-même,  M.  le  docteur  A.  Lachèse,  annonce  qu'il  es- 
père pouvoir  fortifier,  par  des  éléments  nouveaux,  la 
thèse  qu'il  a  présentée.  Il  y  a  lieu  évidemment  de  re- 
cueillir ici  et  de  rendre  communes  à  chacun  toutes  les 
lumières  acquises,  et  l'impression  du  rapport,  à  ce  point 
de  vue,  est  une  nécessité  que  la  Société  n'hésite  pas  à 
reconnaître. 

M.  le  docteur  Farge ,  rapporteur  de  la  Commission 
chargée  d'étudier  la  culture  du  colza  dans  notre  dé- 
partement, commence  la  lecture  d'un  travail  étendu  et 
rempli  d'intéressants  détails,  sur  ce  sujet  peu  étudié 
encore.  Il  fait  remarquer  que  cette  culture,  introduite 
chez  nous  depuis  dix  ans  à  peine ,  alors  que  depuis 
plusieurs  années  déjà  elle  était  en  usage  dans  diverses 
contrées  voisines,  a  été  surtout  répandue  dans  notre 


-  171  — 

Vallée  par  suite  de  l'inondation  de  1856,  qui  avait 
forcé  les  cultivateurs  à  improviser  une  culture  nou- 
velle en  remplacement  de  la  moisson  presque  prête 
que  leur  avaient  enlevée  les  journées  désastreuses  du 
mois  du  juin.  Il  examine  les  caractères  de  cette  plante 
oléagineuse  d'abord  présentée  par  notre  compatriote , 
M.  Millet,  comme  épuisante.  Il  passe  successivement 
en  revue  la  culture,  le  labour,  les  amendements,  la 
nature  de  semis,  le  mode  de  récolte,  le  transport,  le 
battage,  le  rendement  et  le  revenu  qui  appartiennent 
à  cette  plante;  puis  compare  les  produits  à  ceux  que 
le  chanvre  peut  donner  à  l'agriculteur. 

La  lecture  de  cet  intéressant  travail  sera  terminée  à 
la  séance  prochaine.  M.  Dainville  fils,  absent,  ne  peut 
faire  connaître  VEtude  sur  la  construction  des  voûtes  en 
briques ,  porlée  à  l'ordre  du  jour.  Cette  lecture  est  re- 
mise à  la  séance  prochaine. 

M.  Hossard  est  invité  à  donner  lecture  d'une  lettre 
écrite  par  M.  son  frère,  colonel  d'état -major  en  re- 
traite, sur  la  machine  exposée  en  dernier  lieu  à  Angers 
par  le  sieur  Duran,  et  présentée  par  ce  mécanicien 
comme  réahsant  ce  que  de  tout  temps  on  a  considéré 
comme  une  impossibilité  ,  à  l'égard  de  l'homme  du 
moins,  le  mouvement  perpétuel. 

M.  le  colonel  Hossard  ne  fait  sur  ce  point  qu'une 
très  courte  remarque  dont  le  résultat  est  que  la  ma- 
chine d'essai,  présentée  par  le  sieur  Duran,  ne  prouve 
rien,  et  qu'il  n'y  a  là  -aucune  raison  suffisante  pour 
croire  vaincue  la  difficulté  réputée  insurmontable  contre 
laquelle  tant  d'efforts,  faits  à  diverses  époques,  sont  déjà 
venus  se  briser. 


—  172  — 

M.  le  docteur  A.  Lachèse  présente,  comme  candidat, 
M.  Dolbeau,  ancien  professeur  au  lycée  d'Angers.  Une 
Commission,  composée  de  MM.  Crépon,  Lemarchand  et 
de  M.  l'abbé  Chevallier,  est  chargée  de  faire,  à  la  pro- 
chaine séance,  un  rapport  sur  cette  candidature. 

L'assemblée  vote  ensuite  séparément  sur  la  réception, 
comme  membres  titulaires  de  la  Société,  de  MM.  Guil- 
lory,  rapporteur  M.  BeUier  ;  et  de  Livonniére,  rappor- 
teur, M.  Godard-Faul trier. 

Ces  deux  candidats  soltit  admis. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachése. 


SÉANCE  DU  22  MARS  1860. 

M.  le  Président  ouvre  la  séance  par  la  lecture  d'une 
lettre  de  M.  Beulé  qui  remercie  la  Société  de  la  sym- 
pathie qu'elle  lui  a  témoignée  lors  de  sa  nomination  à 
l'Institut. 

M.  Courtiller  propose  de  conférer  à  MM.  Beulé  et  Che- 
vreul  le  titre  de  président  d'honneur,  titre  précédem- 
ment accepté  par  deux  membres  de  l'Institut.  La  pro- 
position de  M.  Courtiller  ayant  été  agréée,  MM.  Beulé 
et  Chevreul  sont  nommés  présidents  d'honneur.  Cette 
décision,  toutefois,  ne  pose  pas  en  principe  que  tout  An- 
gevin, membre  correspondant  ou  honoraire,  élu  membre 
de  rinstitut,  doive  par  le  fait  même  devenir  président 
d'honneur  de  la  Société;  M.  Crépon  fait  remarquer 


—  173  — 

qu'un  vote  de  cette  portée  serait  contraire  au  règle- 
ment. 

M.  le  Président  donne  communication  d'une  lettre 
de  M.  Taillandier,  membre  correspondant,  qui  offre  de 
représenter  la  Société  d'Angers  au  Congrès  des  So- 
ciétés savantes  et  de  rendre  compte  de  nos  divers  pro- 
duits. Cette  proposition  est  accueillie  avec  empresse- 
ment, et  M.  Leroy,  président  du  Comice  horticole,  veut 
bien  se  charger  de  fournir  à  M.  Taillandier  les  élé- 
ments de  son  rapport. 

De  son  côté  M.  Fosseret,  de  Grenoble,  sollicite  des 
renseignements  sur  la  culture  du  chanvre.  Interpellé  à 
ce  sujet,  M.  le  docteur  Farge  ne  se  croit  pas  en  me- 
sure de  répondre  à  la  demande  de  M.  Fosseret;  il  est 
décidé,  en  conséquence,  que  M.  Guillory  sera  prié  de 
le  faire. 

M.  Hossard  dépose  sur  le  bureau  cinq  exemplaires 
d'une  brochure  sur  le  mouvement  perpétuel,  dont  M.  le 
colonel  Hossard,  son  frère,  fait  hommage  à  la  Société. 

Après  avoir  fait  part  à  l'assemblée  de  la  perte  re- 
grettable de  M.  Thierry,  peintre  sur  verre  et  membre 
titulaire  ;  après  avoir  annoncé  la  nomination  de  M.  Gé- 
rard aux  fonctions  de  bibliothécaire,  M.  le  Président 
confie  à  MM.  Béclard,  Cosnier  et  Bougler  l'examen  du 
mémoire  de  M.  Crépon  sur  la  noblesse  avant  1789,  et 
passe  à  l'ordre  du  jour. 

M.  le  docteur  Farge  achève  la  lecture  de  son  inté- 
ressant travail  sur  la  culture  du  colza.  Il  nous  raconte 
les  déceptions  des  propriétaires  qui  s'adonnent  à  cette 
culture  sans  la  réserve  qu'elle  exige,  sans  la  connais- 
sance des  procédés  qui  lui  sont  propres.  La  culture  du 


—  174  — 

colza  est  essentiellement  absorbante,  à  ce  point  que  la 
terre  de  vallée,  malgré  sa  richesse,  ne  peut  échapper 
aisément  aux  conséquences  de  l'épuisement.  Faut-il  à 
cause  de  ce  danger  renoncer  à  la  culture  du  colza  et 
douter  de  son  avenir?  Nullement,  seulement  l'auteur 
croit  devoir  prémunir  les  agriculteurs  contre  un  en- 
gouement qui  pourrait  compromettre  le  succès  des 
autres  cultures.  Ce  travail  est  renvoyé  au  comité  de 
-rédaction. 

Nul  de  nous  n'a  certes  oublié  la  rare  et  libérale  ac- 
tion d'un  artiste  angevin,  M.  Bodinier,  qui,  de  ses 
propres  deniers ,  a  fait  pour  la  Ville  l'acquisition  du 
vieil  hôtel  Pincé.  Ce  que  nous  avions  tous  senti  au 
fond  du  cœur  et  dit  en  humble  prose,  M.  Adrien  Mail- 
lard a  voulu  le  chanter,  ainsi  qu'il  convient  à  un  poète, 
en  des  vers  d'un  tour  harmonieux  et  d'une  touche 
aisée.  L'auteur,  après  avoir  flétri  les  stériles  calculs  du 
temps  présent,  loué  ceux  qui,  comme  M.  Bodinier,  se 
gardent  de  l'égoïsme,  décrit  d'une  façon  vive  et  pitto- 
resque le  vieux  logis. 

«  C'est  un  fouillis  sans  fin  de  dentelles  de  pierres .  » 

Le  poète  ne  peut  douter  qu'un  magicien  arabe  n'ait 
versé  tous  les  trésors  de  sa  sorcellerie 

«  Sur  chaque  assise  au  fond  de  chaque  galerie.  » 

Il  est  décidé  que  cette  épître  sera  présentée  à  M.  Bo- 
dinier par  M.  le  Président  de  la  Société  et  par  M.  Mail- 
lard. 

M.  Dainville  lit  ensuite  la  première  partie  d'une 
étude  sur  |a  construction  des  voûtes  en  briques.  Il 
convient  d'attendre  la  suite  de  cette  lecture  pour  ap- 


—  175  — 

a 

précier  la  portée  d'un  travail  dont  on  peut  déjà  pres- 
sentir l'intérêt  pratique. 

Paysage!  Tel  est  le  titre  d'une  pièce  de  vers  dont 
l'audition  doit  clore  la  séance.  M.  Victor  Pavie  objecte 
vainement  qu'après  la  poésie  les  vers  ne  sont  plus  de 
saison,  l'ordre  du  jour  se  montre  inflexible;  donc  il 
lit  et  chacun  écoute.  Oui  certes,  voilà  bien  un  paysage 
où  rien  n'est  oublié  :  ni  l'horizon ,  ni  la  lumière ,  ni 
l'ombre,  ni  le  feuillage,  ni  les  coteaux ,  ni  la  prairie  , 
ni  la  rivière ,  ni  même  hélas  !  la  passerelle  glissante 
d'où  tombent  dans  le  torrent  les  vierges  folles,  qui  vont 
au  bal  malgré  leur  mère.  Quel  drame  et  quel  ensei- 
gnement !  Elle  part,  la  rieuse  fille  parée  pour  la  mort 
et  hâtant  le  pas  vers  elle,  tout  en  jetant  ses  gais  re- 
frains aux  buissons  qui  ne  la  verront  plus  ;  puis,  quel- 
ques heures  plus  tard,  sa  froide  dépouille  rentre  seule 
au  logis  de  famille  trop  légèrement  abandonné.  Le 
père  et  la  mère  sont  là  mornes,  muets, 

«  Ombres  devant  une  ombre  !  « 

le  regard  fixé  sans  larmes  sur  la  jeune  morte  ruisse- 
lante et  déjà  défigurée;  quel  contraste  entre  ce  départ 
et  ce  retour  ! 

La  morale  du  curé  au  prône  du  village,  leçon  écoutée 
pour  huit  jours,  ajoute  un  dernier  trait  à  ce  poëme , 
où  l'austérité  de  la  pensée  et  les  grâces  multiples  de 
la  fantaisie  se  rencontrent  et  s'harmonisent  sans  se 
heurter  jamais. 

Celte  composition  n'étant  pas  destinée  au  recueil  de 
la  Société ,  il  n'y  a  pas  lieu  de  la  renvoyer  au  comité 
de  rédaction. 


—  176  — 

La  Société  procède  ensuite  à  l'élection  de  M.  Dol- 
beau  ,  qui  est  nommé  membre  titulaire.  L'ordre  du 
jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Affichard. 


SEANCE  DU  25  AVRIL  1860. 

Etaient  présents  au  bureau  :  MM.  Sorin ,  président , 
E.  Lachèse,  secrétaire  -  général ,  Belleuvre,  trésorier, 
Affichard  ,  secrétaire  -  ordinaire  et  l'abbé  Chevallier  , 
archiviste. 

M.  Affichard  donne  lecture  du  procès-verbal  de  la 
séance  précédente;  ce  procès-verbal  est  adopté. 

M.  le  Président  fait  connaître  à  l'assemblée  qu'il  a 
présenté  à  M.  Bodinier,  notre  concitoyen,  l'épître  dans 
laquelle  M.  Maillard  a  récemment  rendu  hommage  aux 
nobles  sentiments  de  cet  artiste  qui,  non  moins  doué 
de  générosité  que  de  talent,  vient  de  donner  à  notre 
ville  le  riche  et  élégant  hôtel  Pincé.  M.  le  Président 
donne  connaissance,  en  même  temps,  des  remercie- 
ments par  lesquels  M.  Bodinier  s'est  empressé  de  ré- 
pondre à  cette  démarche. 

M.  Gérard,  bibliothécaire  de  la  Société,  donne,  sur 
l'invitation  de  M.  le  Président,  connaissance  des  titres 
des  ouvrages  adressés  depuis  un  mois  à  cette  Société. 

M.  Chevreul,  membre  de  l'Institut,  accepte  le  titre 
de  président  d'honneur  que  la  Société  lui  a  conféré 
dans  une  précédente  séance,  et  exprime  les  sentiments 
de  reconnaissance  que  cette  distinction  lui  inspire. 


—  177  — 

M.  Beulé,  également  membre  de  l'Institut,  auquel 
le  même  titre  a  été  donné  par  la  Société ,  fait  égale- 
ment connaître  sa  vive  gratitude,  et  offre  en  même 
temps  à  la  réunion,  plusieurs  exemplaires  d'un  discours 
qu'il  vient  de  prononcer  dans  son  cours  d'archéologie, 
sur  la  Peinture  décorative. 

M.  le  Président  remet  ces  exemplaires  à  ceux  de 
MM.  les  membres  qui ,  par  leurs  études  et  leurs  tra- 
vaux, semblent  indiqués  pour  en  prendre  les  premiers 
connaissance. 

Après  avoir  donné  lecture  d'une  lettre  de  M.  Tail- 
landier ,  de  Paris ,  relativement  aux  communications 
concernant  l'agriculture  qui  auraient  été  faites  à  un 
récent  Congrès,  M.  le  Président  annonce  que  MM.  les 
membres  de  la  Société ,  nommés  au  mois  de  janvier 
dernier  pour  éclairer  la  réunion  sur  les  questions  dé- 
pendant de  cet  important  domaine ,  seront  invités  à 
s'entendre  dans  le  plus  court  délai  possible  et  à  pré- 
parer un  rapport  sur  VEtat  actuel  de  l'agriculture  en 
France. 

M.  le  Président  annonce  également  qu'à  la  prochaine 
séance,  l'assemblée  sera  invitée  à  examiner  une  propo- 
sition récente  et  non  sans  gravité  :  celle  de  savoir  si 
l'enseignement  agricole  doit  ou  non  prendre  place  dé- 
sormais dans  le  programme  de  l'instruction  primaire. 

M.  le  docteur  Farge  étant  absent,  la  lecture  de  son 
rapport  sur  les  Observations  géologiques  de  M.  Cour- 
tiller  jeune,  de  Saumur,  est  renvoyée  à  la  séance  pro- 
chaine. 

M.  E.  Lachèse  lit  des  observations  sur  le  plain-chant 
et  sur  le  Traité  élémentaire  et  pratique  de  cet  art ,  pu-^ 


—  178  — 

blié  récemment  par  M.  l'abbé  Tardif.  Rechercher  l'o- 
rigine ou  au  moins  les  premières  applications  bien 
constantes  du  plain-chant ,  montrer  ce  que  ces  mélo- 
dies ont  de  noble ,  de  grave  et  à  quel  point  le  reflet 
d'un  passé,  qui  remonte  aux  premières  cérémonies  du 
culte  chrétien ,  les  rend  estimables  et  sacrées  pour 
quiconque  sait  sentir  et  comprendre;  indiquer  la 
nature  des  études  profondes  faites  sur  ce  point  par 
M.  l'abbé  Tardif  et  l'aide  puissante  que  ces  indications 
devront  apporter  à  l'étude  d'un  art  si  intimement  lié 
à  la  splendeur  des  solennités  de  l'Eglise;  tel  est  le 
double  but  de  ce  travail,  qui  est  renvoyé  à  une  Com- 
mission composée  de  M.  l'abbé  Légeard  de  la  Dyriais, 
curé  de  la  Trinité,  M.  l'abbé  Bodaire  et  M.  V.  Pavie. 

M.  le  Président  propose  d'adresser  au  Conseil  mu- 
nicipal d'Angers  une  demande,  afin  que  l'une  des  rues 
dont,  assure-t-on,  l'ouverture  est  prochaine  ,  puisse 
recevoir  le  nom  de  David.  L'assemblée ,  ayant  adopté 
avec  empressement  cette  proposition ,  il  est  annoncé 
par  M.  le  Président  que  le  comité  de  rédaction  sera 
invité  à  se  réunir  très  prochainement  au  bureau  de 
la  Société,  pour  arrêter  les  termes  de  la  demande  dont 
il  s'agit. 

M.  Lemarchand  donne  lecture  d'une  observation 
écrite  par  M.  Courtiller,  de  Saumur,  et  qui,  sous  ce 
titre  :  Mœurs  des  insectes,  fait  connaître  les  manœuvres 
employées  par  un  calicurgus,  animal  de  la  famille  des 
hyménoptères,  pour  s'emparer  d'une  araignée.  On  sait 
que  sous  la  plume  de  M.  Courtiller,  de  tels  récils  sont 
plus  que  des  peintures;  ce  sont  de  véritables  drames 
dont  il  nous  fait  voir  chaque  détail,  chaque  progrès, 


—  179  — 

tant  il  les  a  bien  vus  lui-même,  et  dont  il  nous  montre 
fidèlement  la  mise  en  scène  préparée  souvent  dans  la 
crevasse  d'une  muraille  ou  dans  le  calice  d'une  fleur. 
M.  Gourtiller  serait  digne  de  posséder  le  fraisier  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  et,  comme  cet  éloquent  ad- 
mirateur des  œuvres  de  Dieu,  semble  se  dire  que  les 
plus  petits  objets  mêmes  peuvent  appeler  son  attention, 
puisqu'ils  ont  mérité  celle  de  la  nature.  Ce  fragment 
est  renvoyé  au  comité  de  rédaction. 

M.  Belleuvre  donne  lecture  d'une  pièce  de  vers  inti- 
tulée :  Les  Ponts-de-Cé.  Dans  cette  œuvre,  l'auteur  ne 
s'attache  pas  à  peindre  les  charmes  de  ces  rives  déjà 
décrites  tant  de  fois,  mais  à  évoquer  les  souvenirs  qui 
s'attachent  à  ces  lieux.  Devant  le  sable  doré  des  grèves 
et  le  frais  rideau  des  saules  verdoyants,  il  regarde  moins 
qu'il  ne  rêve,  et  nous  entraîne  avec  lui  dans  le  passé. 
S'il  ne  peut  chasser  l'image  de  l'aigle  romaine  planant 
sur  ces  bords  et  de  notre  ancêtre  Dumnacus  faisant 
entendre  aux  lieutenants  de  César  le  dernier  cri  de 
notre  liberté,  il  rappelle  avec  bonheur  que  Rome  a,  de- 
puis, fléchi  devant  les  enfants  de  la  Gaule 

Tu  ne  dois  rien  au  Tibre,  dit-il  au  fleuve  qu'il  chante, 


«  Que  pourrions-nous,  ce  jour,  convoiter  de  sa  gloire  , 
«  Si  tu  portas  ton  joug,  il  a  connu  le  tien.  » 

Le  poète  indique  ensuite  dans  une  énumération  ra- 
pide les  faits  remarquables  dont  ces  rives  ont  été  le 
théâtre,  les  guerres  du  moyen  âge,  la  Ligue,  la  Fronde, 
la  Vendée;  puis,  attristé  de  ces  pensées  de  discordes 


—  180  — 

et  de  ruines,  il  oublie  tant  de  malheurs,  en  fixant  les 
yeux  sur  les  flots  brillants  qui  passent  à  ses  pieds. 

«  Il  ne  reste  après  eux  que  ta  grâce  et  ta  gloire , 
»  Je  ne  puis  qu'admirer,  et  je  ne  puis  plus  fuir; 
»  Je  te  vois...,  il  n'est  rien  d'amer  en  ma  mémoire, 
»  Je  ne  puis  qu'adorer,  je  ne  puis  plus  haïr.  » 

Cette  composition  est  également  renvoyée  au  comité 
de  rédaction. 
L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachèse. 


SÉANCE  DU  MERCREDI  23  MAI  1860. 

Sont  présents  au  bureau  ,  MM.  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire-général  et  M.  l'abbé  Chevallier, 
archiviste. 

Le  procès-verbal  de  la  séance  précédente  est  lu  et 
adopté. 

Lecture  est  donnée  par  le  bibliothécaire,  de  la  liste 
des  publications  adressées  à  la  Société  depuis  un  mois. 

Parmi  ces  publications,  M.  le  Président  signale  une 
notice  écrite  récemment  par  M.  le  docteur  Mirault , 
médecin  à  Angers,  sur  le  Traitement  de  l'anévrisme  ex- 
terne par  la  compressio7i  directe  et,  particulièrement,  par 
la  compression  exercée  avec  les  doigts.  M.  le  docteur 
Farge  demande  la  parole  et  fait  brièvement  ressortir 
l'intérêt  puissant  qui  s'attache  à  ce  moyen  nouveau  et 
éprouvé  par  des  expériences  multiples,  de  rendre  plus 


—  181  — 

courte  et  moins  douloureuse  en  même  temps,  une 
cure  trop  souvent  accompagnée  de  vives  souffrances  et 
d'un  redoutable  danger.  Un  des  membres  fait  connaître , 
pour  donner  un  dernier  complément  aux  observations 
de  M.  Farge,  que,  tout  dernièrement,  un  Angevin  qui 
commence  à  Paris  son  initiation  à  la  science  médicale, 
M.  Godard-Faultrier  fils ,  a  pris  sa  part  d'une  garde 
de  quarante  heures  environ,  grâce  à  laquelle  un  ané- 
vrisme,  comprimé  sans  relâche  par  les  doigts  des  élèves, 
a  été  entièrement  guéri. 

M.  le  Président  donne  lecture  d'une  lettre  écrite  le 
30  septembre  1853  à  la  Société  et  retrouvée  dans  une 
brochure  allemande  examinée  récemment;  elle  est  de 
M.  Gistl  :  ce  savant  dit  s'être  attaché  particuhèreraent 
dans  un  premier  travail,  à  rechercher  si  la  nature  fé- 
line est,  ou  non,  celle  du  singe  appelé  Nychtipithecus 
trivirgatiis.  Cette  communication  n'ayant  été  suivie 
d'aucune  autre  et  remontant  à  une  époque  éloignée 
déjà,  l'assemblée,  sur  la  proposition  de  M.  le  Prési- 
dent, pense  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  donner  suite  à  cette 
missive. 

M.  le  Président  fait  connaître  qu'une  découverte  faite 
en  de  semblables  circonstances,  au  moment  du  ran- 
gement des  publications  envoyées  à  la  Société^  a  mis  en 
sa  possession  une  lettre  écrite  au  cours  de  1832,  par 
la  célèbre  tragédienne ,  M'ie  Duchesnois.  On  ne  peut 
douter  de  l'authenticité  de  cette  lettre,  car  elle  a  été 
montrée  à  des  acteurs  ou  autres  personnes  connais- 
sant parfaitement  l'écriture  de  la  signataire.  Le  sujet 
de  la  missive  est,  du  reste,  sans  importance  aucune. 
Sur  la  demande  de  M.  Lemarchand  ,  bibliothécaire- 


—  182  — 

adjoint  de  la  ville  d'Angers  ,  l'assemblé  décide  que  la 
lettre  de  M^'^  Duchesnois  sera  déposée  parmi  les  ma- 
nuscrits de  cette  bibliothèque. 

M.  le  Président  rappelle  qu'à  la  dernière  séance , 
une  Commission  fut  chargée  d'adresser  à  M.  le  Maire 
d'Angers  et  au  Conseil  municipal ,  une  demande  ten- 
dant à  obtenir  que  le  nom  de  David  fût  donné  à  l'une 
des  rues  qui,  assure-t-on,  doivent  bientôt  s'ouvrir  dans 
notre  ville.  Il  demande  si ,  pour  garder  un  souvenir 
plus  complet  et  plus  précis  de  cette  démarche,  l'assem- 
blée ne  devrait  pas  décider  que  le  texte  de  la  lettre 
écrite  en  cette  occasion  soit  transcrit  sur  le  registre  de 
ses  procès-verbay^;  La  réunion  adopte  cette  pensée  et 
M.  le  Président  dit  que  cette  transcription  sera  opérée, 

La  lettre  est  ainsi  conçue  : 

«  A  M.  le  Maire  et  à  MM.  les  Membres  du  Conseil 
municipal  d'Angers. 

»  Messieurs, 

»  En  1848,  le  nom  de  Davïd  fut  affecté  à  une  des  rues 
d'Angers  qui  en  avait  reçu  antérieurement  un  autre. 
Depuis ,  on  lui  a  rendu  sa  dénomination  primitive  et 
on  a  bien  fait.  Une  fois  consacrés  par  l'usage,  surtout 
quand  il  s'y  attache  des  souvenirs  qui  appartiennent  à 
l'histoire,  et  qui  ne  sont  pas  de  ceux  qu'on  voudrait 
pouvoir  anéantir ,  les  noms  des  rues  doivent  être  in- 
variables. 

»  Cependant  il  n'est  personne  à  Angers  qui  ne  désire 
que  la  mémoire  de  notre  immortel  sculpteur  ait  place 


—  18cJ  — 

dans  la  nomenclature  de  nos  rues ,  personne  aussi  qui 
ne  demande  que  ce  désir  reçoive  le  plus  tôt  possible 
son  accomplissement.  Le  moment  paraît  venu  de  faire 
droit  à  un  vœu  si  légitime.  On  ouvre  des  rues  nouvelles 
dans  plusieurs  de  nos  quartiers.  En  vous  priant,  Mes- 
sieurs, de  donner  à  l'une  d'elles  le  nom  de  rue  David, 
la  Société  d'agriculture,  sciences  et  arts  n'a  pas  la 
prétention  de  suggérer  une  idée  qui,  assurément,  existe 
dans  vos  esprits.  Elle  se  félicite  de  ce  que  la  nature 
de  ses  études  semble  lui  permettre  de  se  faire  auprès 
de  vous  l'interprète  d'un  sentiment  général  d'admira- 
tion et  de  reconnaissance  pour  un  homme  qui  fut  si 
grand  comme  artiste  et  si  généreux  comme  Angevin., 
»  Nous  vous  prions.  Messieurs,  d'agréer  l'expression 
de  notre  profond  respect, 

»  Les  membres  du  Conseil  d'administration  de  la 
Société  impériale  d'agriculture ,  sciences  et  arts  : 

»  J.  Sorin ,  président;  V.  Pavie ,  vice -président; 
E.  Lachèse,  secrétaire-général  ;  Affichard,  secrétaire- 
ordinaire  ,  Belleuvre,  trésorier;  l'abbé  Chevallier, 
archiviste.  » 

M.  le  Président  fait  connaître  que,  le  30  mars  dernier, 
M.  le  vicomte  de  Tocqueville,  au  nom  de  la  Société 
d'agriculture  de  l'arrondissement  de  Compiègne,  lui  a 
envoyé  une  pétition  insérée  dans  l'Agronome  praticien, 
journal  de  cette  Société,  tendant  à  ce  que  l'enseigne- 
mentagricolesoitdésormais  introduit  dans  le  programme 
des  établissements  d'instruction  publique.  Par  ce  moyen, 
dit  la  pétition,  la  tendance  si  regrettable  qu'ont,  de- 
soc,  d'ag.  13 


—  184  — 

puis  le  règne  de  Louis  XIV  surtout,  les  propriétaires 
et  les  travailleurs,  à  s'éloigner  des  campagnes,  pourra 
être  combattue ,  ce  dont  la  production  agricole  et  la 
moralité  générale  devront  également  s'applaudir.  M.  le 
Président  fait  remarquer  qu'il  y  a  difficulté  sérieuse  à 
ce  que  la  liste  des  études,  déjà  si  compliquée  dans 
nos  principaux  établissements  d'instruction,  vienne  en- 
core s'augmenter  de  cette  étude  nouvelle  sur  laquelle, 
du  reste,  on  reçoit,  dans  toutes  les  écoles  normales 
des  indications  précises  et  déjà  assez  avancées.  En  cet 
état,  M.  le  Président  demande  si  quelque  proposition 
est  faite  à  l'égard  de  la  pétition  dont  il  s'agit,  ou  s'il 
n'y  a  pas  lieu  de  passer  à  l'ordre  du  jour.  L'ordre  du 
jour  est  prononcé. 

M.  le  docteur  Farge  donne  lecture  d'un  rapport  sur 
les  Observations  géologiques  de  M.  Courtiller  jeune.  Il 
est  également  donné  connaissance  des  conclusions  des 
Commissions  nommées  pour  examiner  le  Mémoire  de 
M.  Théophile  Crépon,  sur  la  noblesse  avamt  i789,  et  les 
Observations  de  M.  E.  Lachése  relatives  au  plain-chant 
et  à  la  méthode  de  plain-chant  publiée  par  M.  l'abbé 
Tardif. 

Sur  l'avis  conforme  des  Commissions,  ces  trois  tra- 
vaux sont  renvoyés  au  comité  de  rédaction. 

M.  Dainville  fils,  architecte,  termine  la  lecture  d'une 
Etude  sur  le^  constructiotis  des  voûtes  en  briques.  L'exa- 
men de  son  travail  est  renvoyée  à  une  Commission 
composée  de  MM.  F.  Lachése ,  architecte ,  Blavier  et 
Godard-Faultrier. 

M.  le  docteur  Farge  donne  lecture  d'une  notice  sur 
la  chaux  de  falhun.   Cette  notice  ,  d'un  grand  intérêt, 


—  485  — 

esl  immédiatement  renvoyée  au  comité  de  rédaction. 

M.  Hossard  donne  lecture  d'une  pièce  de  vers  sur 
Yamilié  fraternelle.  Cette  œuvre  est  renvoyée  à  l'exa- 
men d'une  Commission  composée  de  MM.  Textoris , 
L.  Cosnier  et  Béclard. 

MM.  Brossard  de  Corbigny,  ingénieur  des  mines ,  et 
Montaubin ,  avocat  à  Angers  ,  sont  présentés  comme 
candidats. 

L'examen  de  ces  deux  candidatures  est  confié  à  deux 
Commissions  composées,  pour  la  première,  de  MM.  Bla- 
vier,  Bonneau-AvenantetAd.  Lachèse;  pour  la  seconde, 
de  MM.  Courtiller,  conseiller,  E.  Lachèse,  conseiller  et 
Affichard. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachèse. 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉRIALE  D'AGRICULTIJRE 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     ACADÉMIE    D'ANGERS) 

NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  TROISIEME  —  TROISIEME  CAHIER. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACHÊRE 
Chaussée-Saint-Pierre,  13 

1860 


SOMMAIRE 


1 .  Etude  sur  une  ode  d'Horace  et  sur  la  traduction  de  M.  Patin,  par 

M.  J.  SORIN. 

2.  L'avocat  au  criminel,  fragment,  par  M.  Affichard. 

3.  Etude  littéraire,  par  M.  Bougler. 

4..  Description  et  figures  de  trois  nouvelles  espèces  d'ammonites  du 
terrain  crétacé  des  environs  de  Saumur  (étage  turonien),  et  des 
ammonites  Carolinus  et  Fleuriausianus  à  l'état  adulte  ,  par 
M.  CouRTiLLER  jeune. 

5.  Les  Ponts-de-Cé,  par  M.  Paul  Belleuvre. 

6.  Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  du  18  juin  1860,   sous  la  présidence  de  M.  Villemain. 
Séance  du  25  juillet. 
Séance  du  22  août. 


ÉTUDE 

SUR  UNE  ODE  D'HORACE 

ET  SUR  LA  TRADUCTION  DE  M.  PATIN , 
Par  M.   J.  StORIlV, 

Inspecteur  honoraire  d'Académie,  président  de  la  Société. 

.  Séance  du  12  juin  1860,  présidée  par  M.  Villemain. 


Messieurs, 

Vous  allez  me  trouver  bien  téméraire.  En  présence 
de  l'orateur  écrivain  qui  a  porté  la  critique  littéraire, 
jusque-là  renfermée   dans  une   sphère  si  modeste,  à 
une  hauteur  où  il  n'est  donné  à  personne  de  le  suivre, 
je  vais  essayer  de  faire  de  la  critique  littéraire.  En  pré- 
sence de  l'auteur  d'un  ouvrage  auquel  nous  devons  la 
certitude  de  voir  bientôt ,  pour  la  première  fois ,  se 
produire  dignement  dans  notre  langue  le  grand  lyrique 
des  Grecs,  je  vais  parler  du  grand  lyrique  latin.  Devant 
l'illustre  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française , 
je  vais  étudier  une  page  sortie  de  la  plume  d'un  de  ses 
plus  savants  collègues,  et  sur  quelques  points  j'oserai 
m'avouer  un  peu  en  dissidence  avec  l'érainent  auteur 
de  la  page  étudiée.  Triple  audace,  j'en  conviens  !  mais 
qui,   j'ose  le  penser  ausî-i ,  porte  en  elle-même  son 
soc.  d'ag.  14 


—  188  — 

excuse.  Quand  les  princes  de  la  littérature  daignent 
un  moment  honorer  de  leur  présence  nos  humbles  aca- 
démies de  province ,  comment  témoigner  mieux  notre 
reconnaissance  qu'en  leur  montrant  qu'à  défaut  d'autre 
titre  a  leur  bienveillance,  ils  trouveront  du  moins  parmi 
nous  ce  goût  des  études  sérieuses  auquel  ils  se  plaisent 
à  accorder  l'influence  vivifiante  de  leur  contact?  De 
quoi  parlerons-nous  à  nos  maîtres,  si  ce  n'est  de  ce 
qu'ils  nous  ont  enseigné,  dussions -nous  ne  faire  que 
balbutier  quelques  mots  de  ce  qu'ils  ont  voulu  nous 
apprendre,  comme  l'enfant,  imparfait  écho  des  accents 
qui  charment  son  oreille  et  qu'il  s'efforce  en  vain  de 
répéter?  Si  même  parfois,  en  cela  encore  trop  sem- 
blables à  l'enfant,  nous  paraissons  vouloir  engager, 
faibles  pygmées ,  une  lutte ,  évidemment  bien  inégale , 
avec  ceux  dont  nous  admirons  et  nous  envions  la  force, 
loin  de  s'en  offenser,  ils  souriront  à  cette  naïve  confiance. 
Ils  se  prêteront  avec  une  condescendance  paternelle  à 
une  gymnastique  dans  laquelle  pour  eux  il  n'y  aura 
rien  à  perdre,  pour  nous  il  n'y  aura  qu'à  gagner. 
C'est ,  Messieurs ,  un  service  de  ce  genre  que  le  nou- 
veau traducteur  d'Horace  va  me  rendre  devant  vous. 
M.  Patin,  je  suis  fier  de  le  dire,  a  été  un  des  maîtres 
de  ma  jeunesse,  un  de  ceux  à  l'enseignement  desquels 
je  conserve  le  plus  respectueux,  le  plus  reconnaissant 
souvenir.  Si  j'habitais  Paris ,  je  serais  heureux  d'aller 
encore,  écolier  sexagénaire,  inter  tirones  veteranus, 
prendre  place  au  milieu  d'une  de  ces  nouvelles  généra- 
tions qui,  depuis  tant  d'années,  se  succèdent  et  se  pres- 
sent autour  de  sa  chaire.  Ici  même  aujourd'hui ,  je 
viens  lui  demander  une  leçon  ;  car  étudier  sa  traduction 


—  189  — 

d'Horace ,  c'est  pénétrer  avec  lui  jusqu'au  cœur  de  celte 
délicieuse  poésie  dont  il  a  fait  lui-même  une  si  longue, 
une  si  profonde  étude,  et  dont  il  sait  avec  tant  de  goût 
dévoiler  les  beautés. 

C'est  en  effet  sur  Horace  et  sur  les  tragiques  grecs 
que  M,  Patin  a  particulièrement  concentré  les  travaux 
d'une  vie  toute  consacrée  au  culte  de  l'antiquité.  Celle 
double  prédilection  avait  déjà  produit  sur  la  tragédie 
grecque  un  ouvrage  qui ,  dès  son  apparition ,  a  pris 
rang  parmi  les  plus  précieux  monuments  de  l'érudition 
et  du  goût.  Elle  vient  maintenant  d'enrichir  le  monde 
littéraire  d'une  traduction  qui  résume  en  quelque  sorte 
et  complète  sur  Horace  l'enseignement  favori  de  l'ha- 
bile et  ingénieux  professeur. 

Celte  traduction  a  été,  par  tous  les  organes  de  la 
critique  sérieuse ,  saluée  d'éloges  dont  on  trouve  la 
substance  dans  quelques  lignes  de  l'un  d'eux.  «  Horace, 

»  dit-il,  ne  revit-il  pas  là  tout  entier? N'est-ce  pas 

))  le  latin  qu'on  y  croit  entendre;  et,  si  l'on  ignore  le 
»  latin,  n'est-ce  pas  la  meilleure  langue  française, 
»  celle  du  grand  siècle,  qu'on  entend?  (1)  »  Noble 
éloge  et  qui ,  bien  mérité ,  honore  à  la  fois  le  critique 
qui  le  donne  et  l'écrivain  qui  le  reçoit!  Car,  chose 
triste  à  dire ,  Messieurs  ,  nous  en  sommes  venus  au 
point  que  la  langue  du  grand  siècle,  indignement  pro- 
fanée par  la  masse  de  ceux  qui,  de  nos  jours ^  se  pré- 
tendent écrivains ,  commence  à  être  à  peine  comprise 
de  cette  autre  foule  d'aristarques  sans  mission,  Quin- 


(i)  M.  Talbot,  professeur  au  collège  Rollin.  —  Journal  général  de 
l'instruction  publique,  n"  du  21  mars  1860. 


—  190  — 

tiliens  du  rez-de-chaussée  des  journaux  (pardonnez- 
moi  ce  terme  de  leur  jargon),  qui,  de  leur  autorité 
privée,  se  constituent  juges  suprêmes  en  matière  de 
goût.  Par  bonheur,  la  langue  de  Corneille  et  de  Racine, 
de  Pascal,  de  Fénelon  et  de  Bossuet,  de  La  Fontaine, 
de  Molière ,  de  La  Bruyère  et  de  Boileau ,  ne  pourra 
être  complètement  ni  désapprise,  ni  méconnue,  tant 
qu'elle  restera  sous  la  garde  de  cette  Académie  fran- 
çaise dont  quelques  membres  surtout  en  conservent  si 
bien  le  dépôt  et  la  vivante  tradition.  Félicitons  M.  Patin 
d'être  un  de  ces  esprits  d'élite,  dignes  héritiers  de  la 
~  langue  qu'a  parlée  le  siècle  de  Louis  XIV,  et  non 
moins  dignes  interprètes  de  la  langue  qu'a  parlée  le 
siècle  d'Auguste.  Je  me  donnerais  une  tâche  bien  facile 
si  je  voulais  me  borner  à  établir  combien  il  mérite  ces 
deux  titres,  qui,  à  vrai  dire,  ne  sont  guère  séparables 
l'un  de  l'autre;  mais  je  ne  ferais  que  répéter  ici  ce  que 
vous  avez  pu  voir^  Messieurs ,  dans  les  recueils  pério- 
diques où  l'on  s'est  occupé  de  son  livre.  Il  m'a  semblé 
qu'il  y  aurait,  avec  plus  d'instruction  pour  moi,  peut- 
être  aussi  plus  d'intérêt  pour  vous,  à  chercher  en 
outre,  dans  l'analyse  comparative  d'une  ode  d'Horace 
et  de  la  traduction,  une  nouvelle  preuve  de  l'excessive 
difficulté  que  présente  le  problème,  accessible  seule- 
ment à  quelques  esprits  supérieurs ,  de  faire  passer 
d'une  langue  dans  une  autre  les  beautés  des  grands 
écrivains.  J'ai  pensé  d'ailleurs  que,  si  vous  consentiez 
à  me  laisser  ainsi  rentrer  avec  vous  dans  mes  habitudes 
de  collège,  ma  parole  recevrait  du  sujet  et  de  l'audi- 
toire une  force  qui  lui  permettrait  de  franchir  cette 
enceinte.  Je  me  suis  dit  que,  grâce  à  l'avantage  d'avoir 


—  191  — 

été  entendue  de  vous,  elle  pourrait,  recueillie  dans  les 
publications  de  notre  Société,  stimuler  encore  à  l'étude 
des  vrais  modèles  du  beau  la  jeunesse ,  que  j'ai  tant 
de  fois  exhortée  à  ce  travail,  mais  jamais  avec  une 
pareille  autorité.  Vous  voyez,  Messieurs,  qu'en  consi- 
dérant ainsi  les  chose?,  j'ai  pu  sans  trop  de  présomp- 
tion me  promettre  de  votre  part  une  indulgence  dont 
je  sentais  vivement  le  besoin.  Pour  me  l'assurer  encore 
mieux,  j'ai  eu  soin  de  demander  au  poète  latin  une  de 
ses  odes  les  plus  justement  vantées,  celle  où,  en 
quelques  strophes,  se  déroule  avec  sa  majestueuse  sim- 
plicité ce  drame  d'une  si  pure  grandeur  antique,  le 
Dévouement  de  Régulas.  (Hor.  Od.  III.  5.) 

Vous  avez  tous.  Messieurs,  gravés  dans  la  mémoire 
les  beaux  vers  par  lesquels  s'ouvre  cette  ode  : 

Cœio  tonantem  credidimus  Jovem 
Regnare  ;  praesens  divus  habebilur 
Augustus,  adjectis  Britannis  ' 

Imperio,  gravibusque  Persis. 

Le  premier  vers,  par  la  pensée  et  par  l'image,  rap- 
pelle un  peu  cet  autre  magnifique  début  d'une  ode  de 
Pindare  : 

'ExaTJij)  v-Tiifrcni  CpovTâj 

'Ax.dt.y.a.VTO'nii'oi 

Ziû  (1), 

début  que  ;|e  me  garde  bien  de  traduire  ici.  Quant  au 
mouvement  général  de  la  phrase,  il  fait  penser  aussi  à 
une  règle  du  genre  lyrique ,  si  lyriquement  formulée 
par  Lebrun  : 

(1)  Olymp.  IV. 


—  192  — 

Au  sommet  glacé  du  Rhodope , 
Qu'il  soumit  tant  de  fois  à  ses  accords  touchants , 
Par  de  timides  sons  le  fils  de  Calliope 

Ne  préludait  point  à  ses  chants. 

Plein  d'une  audace  pindarique , 
Il  faut  que,  des  hauteurs  du  sublime  Hélicon, 
Le  premier  trait  que  lance  un  poète  lyrique 

Soit  une  flèche  d'Apollon. 

Voici  la  traduction  de  M.  Patin  :  «  La  foudre  nous 
»  atteste  que  Jupiter  règne  aux  cieux  :  comment  dou- 
»  1er  ici-bas  de  la  divinité  présente  d'Auguste,  quand  il 
.  »  ajoute  à  l'empire  les  Bretons  et  les  redoutables  Perses?» 
C'est  là,  Messieurs,  incontestablement,  une  phrase  riche 
de  nombre,  d'élégance  et  de  noblesse.  Néanmoins, 
sur  ces  premières  lignes  de  son  travail,  j'aurais  à  sou- 
mettre quelques  doutes  à  l'habile  traducteur. 

Et  d'abord ,  retrouve-t-on  bien  toute  l'intention  et 
tout  l'effet  du  mot  tonantem  dans  la  foudre  nous  atteste 
que  Jupiter,  etc.'l  Est-ce  donc  seulement  parce  que 
la  foudre  retentit  que  nous  reconnaissons  la  céleste 
royauté  de  Jupiter?  Ne  serait-il  pas,  sinon  nécessaire, 
au  moins  utile,  d'ajouter  à  l'idée  de  la  foudre  qui  éclate 
l'image  du  bras  puissant  qui  l'agite?  Cette  union  de 
l'image  et  de  l'idée ,  confondues  et  cepencjanl  toutes 
deux  saisissables  dans  le  mot  tonantem,  ne  manque- 
t-elle  pas  dans  la  phrase  française  ?  N'a-t-on  point  en 
outre  à  y  désirer  l'opposition  des  mots  cœlo  eiprœsens, 
placés  à  dessein,  si  je  ne  me  trompe,  d'une  manière 
symétrique  au  commencement  de]  deux  membres  de 


—  193  — 

phrase,  et  qui  rappellent  le  vers,  si  connu,  attribué  à 
Virgile  : 

Divisum  imperium  cum  Jove  Caesar  habet? 

Si  cette  observation  est  fondée ,  les  deux  empires , 
celui  des  cieux  et  celui  de  la  terre,  ne  devraient-ils 
pas  aussi  tout  d'abord,  dans  la  version  française,  appa- 
raître opposés  l'un  à  l'autre?  Cela  pourrait  conduire  à 
traduire  à  peu  près  ainsi,  en  conservant  le  plus  possible 
les  expressions  de  M.  Patin  et  surtout  son  élégante 
imitation  du  prœsens  divus  :  «  Quand  aux  cieux  il  fait 
»  gronder  la  foudre,  nous  reconnaissons  que  Jupiter 
))'en  est  le  roi;  ici-bas  la  divinité  présente  d'Auguste 
»  nous  est  révélée,  quand  il  ajoute  à  l'empire  les  Bre- 
»  tons  et  les  redoutables  Perses.  » 

Ce  dernier  mot  provoque  la  patriotique  indignation 
du  poète,  au  souvenir  de  la  honte  qu'a  subie  le  nom 
romain  et  qu'Auguste  vient  d'effacer  enfin  en  se  faisant 
rendre  par  les  Parthes  les  drapeaux  enlevés  à  Crassus. 

Milesne  Crassi  conjuge  barbara 
Turpis  maritus  vixit? 

«  Quoi  !  dit  le  traducteur,  quoi  !  le  soldat  de  Crassus 
»  avait  pu  vivre  dans  des  liens  honteux  avec  une 
»  épouse  barbare!....  >  Liens  honteux  pour  turpis  ma- 
ritus, est  une  de  ces  expressions  heureuses  qui  abon- 
dent dans  la  traduction  de  M.  Patin  et  qui  ont  fait  dire 
avec  justesse  qu'elle  se  recommande  par  une  fidélité 
originale  et  par  un  caractère  d^ imitation  équivalente  à 
une  création  (1).  Il  ne  pouvait  manquer  de  saisir  aussi 

(1)  M.  Talbot,  article  déjà  cité. 


—  194  — 

et  il  a  conservé  avec  le  même  bonheur  la  portée  du 
mot  vixit.  Peut-être  cependant  s'étonnera-t-on  qu'au 
lieu  de  dire  :  «  Le  soldat  de  Crassus  avait  pu  vivre,  » 
il  n'ait  pas  dit,  sans  changer  le  temps  :  «  Le  soldat  de 

»  Crassus  a  pu  vivre »  Je  comprends  bien  que  ce 

changement  a  son  explication  dans  la  date  de  l'événe- 
ment qu'il  rappelle;  mais  je  ne  sais  s'il  ne  fait  pas  un 
peu  tourner  la  traduction  au  commentaire  chronolo- 
gique. Horace  ne  précise  pas  en  historien  l'antériorité 
relative  d'un  fait  humiliant,  suivi  d'une  glorieuse  répa- 
ration. Sa  pensée  s'absorbe  ici  tout  entière,  d'une  ma- 
nière absolue,  sur  ce  fait,  inconcevable  à  son  orgueil 
de  citoyen,  que  des  Romains  ont  pu  vivre  (vixit)  unis  à 
des  femmes  barbares.  Telle  est,  en  outre,  la  force 
donnée  à  ce  mot  vixit  par  sa  place  à  la  fm  de  la  phrase 
latine ,  qu'il  est  fâcheux  que  le  génie  de  notre  langue 
ne  permette  pas  de  la  lui  conserver  dans  la  traduction 
pour  peindre  l'infamie  d'une  mésalliance  dont  la  flé- 
trissure s'étend  et  pèse  sur  toute  la  vie,  turpis  maritus 
vixit.  J'essaierais  du  moins  de  rejeter  aussi  loin  que 
possible  l'imitation  de  vixit,  en  terminant  par  le  mot 
liens,  qui  emporte  aussi  l'idée  d'une  honte  prolongée 
jusqu'à  la  mort.  Je  proposerais  :  «  Quoi  !  le  soldat  de 
»  Crassus,  uni  à  une  épouse  barbare,  a  pu  vivre  dans 
»  de  honteux  liens!  » 
Horace  ajoute  : 

Et  hostium 
(Proh  curia ,  inversique  mores  !  ) 
Consenuit  socerorum  in  armis , 

Sub  rege  Meào,  Marsus  et  Apulus, 
Anciliorum,  et  nominis,  et  togae 


—  195  — 

Oblitus,  aeternseque  Veslae, 

Incolumi  Jove  et  urbe  Roma  ! 

«  Quoi  !  devenu  le  gendre  de  son  ennemi,  (ô  sénat , 
»  ô  mœurs  antiques!)  le  Marse  et  l'Apulien  avaient  pu 
»  vieillir  dans  les  armées  d'un  roi  Mède,  oubliant  et 
»  les  anciles,  el  la  patrie,  et  la  toge,  et  les  feux  éler- 
»  nels  de  Vesta ,  quand  le  Capitole,  quand  Rome  en- 
»  core  étaient  debout  !  »  . 

Remarquons  d'abord  qu'en  disant  :  «  Dans  les  ar- 
»  mées  d'un  roi  Mède  »,  M.  Patin,  au  lieu  de  la  leçon 
vulgaire  in  arvis ,  adopte  in  armis ,  donné  par  Jean 
Bond  et  autres  habiles  commentateurs.  Ajoutons  que, 
pour  la  correction  du  texte,  il  fait  lui-même  autorité, 
suivant  cette  observation  du  critique  déjà  cité  ci- 
dessus  (1)  :  «  Nous  croyons  inutile  de  nous  attacher 
»  aux  variantes  des  leçons  que  l'étourderie  des  copistes, 
»  la  subtilité  ou  la  hardiesse  de  certains  commentateurs 
»  ont  introduites  dans  le  texte.  L'érudition  si  conscien- 
»  cieuse  el  si  étendue  du  nouveau  traducteur,  est  un 
»  sûr  garant  que  tout  ce  qui  tient  à  la  partie  philolo- 
»  gique  de  son  travail  a  été  longuement,  patiemment, 
»  minutieusement  étudié,  pesé,  discuté.  D'où  il  suit 
»  qu'on  ne  s'étonne  point  de  lui  voir  donner,  sans 
»  autre  explication,  le  texte  que  sa  science  et  sa  raison 
»  lui  ont  démontré  le  plus  net  et  le  plus  logique,  et 
»  traduire  en  conséquence.  » 

Cela  posé,  ici  encore  la  période  du  traducteur  se  dé- 
veloppe  avec  une  harmonie  peu  commune   dans   la 

(1)  M.  Talbot;  article  indiqué  plus  haut. 


—  196  — 

prose  ;  mais  encore  ici  je  croirais  voir  quelques  ré- 
serves à  faire  quant  à  l'exactitude  de  l'imitation.  Je  de- 
manderais si,  par  l'exclamation,  d'ailleurs  énergique  et 
rapide,  ô  mœurs  antiques,  la  pensée  de  inversique  mores 
est  assez  fortement  accusée,  quand  on  supprime  la  re- 
production littérale  de  inversi.  Je  ne  m'arrêterais  pas 
à  soulever  une  mauvaise  chicane  grammaticale  sur  le 
participe  oubliant,  qui  se  rapporte  à  le  Marse  et  VApu- 
lien  et  qui  se  trouve  un  peu  irrégulièrement  accolé  à 
roi  Mède;  mais  je  demanderais  si  la  peinture  d'une    ^^ 
vieillesse  déshonorée  par  l'union  avec  une  race  ennemie    .|H 
et  par  l'asservissement  à  un  roi  barbare,  ne  devrait  pas,     V 
pour  mieux  stigmatiser  encore  cette  double  infamie, 
précéder  et  faire  attendre  le  nom  des  enfants  de  l'Ita- 
lie, le  Marse  et  l'Apulien.  Je  demanderais  si  la  conser- 
vation exacte  de  ce  mot  nom,  nominis ,  n'aurait  pas 
sur  le  mot  patrie,  qu'on  y  a  substitué  ingénieusement, 
il  est  vrai ,  l'avantage  de  réveiller  l'idée  d'une  gran- 
deur presque  surhumaine,  attachée  par  les  Romains  à 
leur  nom.  Je  demanderais  encore  si  cela  n'éviterait  pas 
une  sorte  d'équivoque  produite  par  l'expression  oMÔfeanf 
la  patrie,  qui  chez  nous,  d'après  l'usage  habituel,  rap- 
pelle moins  la  puissance  politique  que  les  charmes  privés 
du  pays  natal.  Quoique  reconnaissant  une  vive  et  pit- 
toresque concision  dans  ce  membre  de  phrase ,  «  Quand 
le  Capilole,  quand  Rome  étaient  encore  debout  »  ,  je 
demanderais  en  outre  si  le  nom  même  du  dieu  régnant 
au  Gapitole  en  devrait  être  exclu.  Enfin,  voyant  dans 
cette  espèce  de  pléonasme,  jeté  à  la  fin  de  la  phrase, 
urbe  Roma,  deux  mots  dont  l'un  ou  l'autre  eût  suffi, 
d'après  l'usage  des  Latins ,  pour  désigner  la  ville  par 


—  197  — 

excellence,  et  soupçonnant  une  intention  de  Fauteur,  je 
demanderais  si  cette  intention  n'exigeait  pas  comme 
conclusion  le  mot  capital  et  sacré  :  Rome.  En  résumé, 
si  les  doutes  que  j'émets  n'étaient  pas  repoussés 
comme  des  scrupules  minutieux^  j'arriverais  à  cette 
variante  de  la  traduction  :  «  Quoi!  nos  ennemis,  (ô 
»  sénat,  ô  renversement  des  mœurs  antiques  !)  ont  pu 
»  voir,  devenu  leur  gendre,  vieillir  dans  les  armées 
»  d'un  roi  Méde ,  le  Marse  et  l'Apulien ,  oubliant  les 
»  anciles,  son  nom,  la  toge,  les  feux  éternels  de  Vesta, 
»  et  Jupiter  régnait  encore  au  Capitole,  et  debout  en- 
»  core  était  Rome  !  ^ 

Hoc  caverat  mens  provida  Reguli, 
Dissenlientis  conditionibus 
Fœdis,  et  exemple  trahenti 
Perniciera  veniens  in  sevum , 

Si  non  periret  immiserabilis 
Captiva  pubes. 

«  Voilà  ce  que  craignait  la  prévoyance  de  Régulus, 
»  quand  il  s'opposait  à  des  conditions  honteuses,  à  un 
»  exemple  funeste  pour  l'avenir,  quand  il  voulait 
»  qu'on  laissât  périr  sans  pitié  dans  les  fers  notre  lâ- 
»  che  jeunesse.  » 

A  l'exception  peut-être  d'un  seul  mot  dans  le  pre- 
mier vers,  cette  traduction  est  un  modèle  parfait  d'exac- 
titude unie  à  l'élégance.  Le  dernier  trait  surtout  : 
«  Qu'on  laissât  périr  sans  piliè  dans  les  fers  notre  là- 
»  che  jeunesse,  »  est  un  remarquable  exemple  de  la 
possibilité  de  calquer  scrupuleusement  sur  une  phrase 
latine  une  phrase  française,  sans  faire  perdre  à  celle- 


—  198  — 

ci  ni  sa  liberté  d'allure  ni  son  cachet  d'originalité  (1). 
J'ai  annoncé  une  légère  restriction;  la  voici  :  La  pré- 
voyance et  la  crainte  de  Régulus  se  trouvent  bien  dans 
le  hoc  caverat  mens  provida  ;  mais  n'y  a-t-il  pas  là  plus 
encore?  Le  caverat,  emprunté  à  la  formule  officielle  et 
pour  ainsi  dire  sacramentelle,  caveant  consules,  ne 
fait-il  pas  pressentir  que  la  crainte  patriotique  qui 
agite  l'âme  du  héros  va  se  traduire  en  acte,  et  en  acte 
d'un  caractère  analogue  à  celui  des  mesures  que  pre- 
naient les  consuls  quand  ils  recevaient  la  mission  de 
sauver  la  patrie  déclarée  en  danger,  caveant?  Cette 
nuance  ne  pourrait-elle  pas  être  conservée,  si  l'on  di- 
sait :  «  Voilà  le  mal  qu'écartait  la  crainte  .prévoyante 
de  Régulus,  quand  il  repoussait  etc ?  » 

.    .    .    .   Signa  ego  Punicis 
AiBxa  delubris,»et  arma 
Militibus  sine  cœde  dixit, 
Derepta  vidi.     .... 

Ici  certains  traducteurs  croient  devoir  appliquer  la 
règle,  généralement  excellente,  de  conserver  autant 
que  possible  l'ordre  des  mots  du  texte,  et  parce  que 
signa  commence  la  strophe,  ils  disent  :  «  Les  ensei- 
B  gnes,  etc.,  les  armes,  etc.,  je  les  ai  vues...  » 

M.  Patin  me  semble  avoir  bien  plus  judicieusement 
pénétré  le  sens  de  l'auteur,  en  trouvant  l'idée  princi- 
pale  dans  le  verbe  vidi,  qui,  bien  que  placé  seulement 
à  la  fm  de  la  première  partie  de  la  période,    est  an- 

(1  )  Le  mot  lâche  ne  se  trouve  pourtant  pas  dans  le  texte  ;  mais 
cette  addition,  d'ailleurs  parfaitement  conforme  au  sens,  était  néces- 
saire pour  l'harmonie  de  la  phrase  française. 


—  199  — 
nonce  dès  le  début  par  son  sujet  ego,  et  qui  d'ailleurs 
se  trouve  répété  avec  ce  même  sujet  au   commence- 
ment de  la  seconde  partie,   vidi   ego.   C'est,  en  effet, 
parce  que  Régulus  a  vu  de  ses  yeux,  comme  le  héros 
de  Virgile  (quœque  ipse  miserrima  vidi),  le  spectacle 
qu'il  déplore,  c'est  parce  qu'il  en  a  reçu  l'impression 
directe  et  personnelle,  ego  vidi,  qu'il  en  peint  si  éner- 
giquement  l'indignité  et  qu'il  s'écrie,  d'après  le  nou- 
veau traducteur  :  «  J'ai  vu,  suspendus  aux  temples  de 
5)  Carthage,  nos  drapeaux,  et  ces  armes  que  nos  sol- 
»  dats  ont  rendues  sans  combattre;  j'ai  vu,  etc.  .  » 
Faisons  une  simple  observation   sur  «  signa...  affixa 
»  delubris.  »  Je  suis  loin  de  prétendre  que  ces  mois 
ne  soient  pas  convenablement  traduits  par  «  drapeaux 
»  suspendus  aux  temples.   »  Suspendus   fait  image  ; 
cette  expression  est  même  consacrée  chez  nous  par 
l'orgueil  national.  C'est  celle  que  nous  employons  tous 
les  jours  pour  désigner  la  glorieuse  auréole  qui  brille 
à  la  voûte  de  l'église  des  Invalides.  Mais,  dans  la  bou- 
che de  Régulus,   suspendus  ne  serait-il  pas  remplacé 
avec  avantage  par  le  terme  plus  humiliant  attachés? 
Car,  sur  le  héros  captif^  les  enseignes  de  Rome,  fixées 
{affixa)  aux  murs  des  temples  carthaginois,  produi- 
saient la  même  brûlante  impression  de  honte  et  de  co- 
lère que,  plus  tard,  sur  les  amis  de  la  hberté romaine, 
la  tête  et  les  mains  de  Cicéron,    par  ordre  d'Antoine, 
clouées  à  la  tribune  aux  harangues,  rostris  affixa  (1). 

(t)  Les  écrivains  de  l'antiquité  ont  souvent  fait  éclater  leur  indi- 
gnation à  ce  sujet. 

On  lit  dans  Plutarque  :   «  Lui  fut  la  teste  couppée  parle 

»  commandement  d'Antonins,   avec  les  deux  mains,  desquelles  il 


—  200  — 


.....  Vidi  ego  civium 
Retorta  tergo  brachia  libero, 
Portasque  non  clausas,  et  arva 
Marte  coli  populata  nostro. 

«  J'ai  vu,  les  mains  lices  derrière  le  dos,  des  ci- 
»  toyens,  des  hommes  libres  ;  les  portes  des  villes  ou- 
»  vertes  comme  en  pleine  paix,  les  champs   paisible- 

»  avait  escrit  les  oraisons  philippiques  contre  lui...  Quand  on  ap- 
»  porta  ces  pauvres  membres  tronçonnez  à  Rome,  Antonius...  com- 
»  manda  que  l'on  allast  porter  la  teste  et  les  mains  sur  la  tribune 
»  aux  harangues...  Ce  fut  un  spectacle  horrible  et  effroyable  aux 
»  Romains,  qui  n'estimèrent  pas  veoir  la  face  de  Cicéron,  mais  une 
»  image  de  l'ame  et  de  la  nature  d'Antonius.  » 

[Plutarqiie.  —  Vie  de  Cicéron,  traduction  d'Amyot.) 

Juvénal  a  conservé  le  même  souvenir  dans  ces  quatre  vers  : 

Eloquio  sed  uterque  périt  orator  ;  utrumque 
Largus  et  exundans  leto  dédit  ingenii  fons. 
Ingenio  manus  est  et  cervix  csesa;  nec  unquam 
Sanguine  causidici  maduerunt  rostra  pusilli. 

(Sat.  X,  V.  119.) 

Et  avant  lui  Cornélius  Severus,  poète  presque  contemporain  de 
Cicéron,  avait  dit  : 

Oraque  magnanimûm  spirantia  psene  virorum 
In  rostris  jacuere  suis  ;  sed  enim  abstulit  omnes, 
Tanquam  sola  foret,  rapti  Ciceronis  imago. 


Informes  vultus,  sparsamque  cruore  nefando 
Canitiem,  sacrasque  manus,  operumque  ministras 
Tantorum,  pedibus  civis  projecta  superbis 
Proculcavit  ovans,  nec  lubrica  fata  Deosque 
Respexit.  Nulle  luet  hoc  Antonius  sevo. 


_  201  — 

»  ment  cultivés,  ces  champs  ravagés  naguère  par  nos 
»  armes.  » 

Contrairement  encore  à  ce  que  font  d'autres  traduc- 
teurs, qui  croient  devoir  dire  des  citoyens,  des  hommes 
libres,  avant  de  montrer  les  mains  liées  derrière  le  dos, 
M.  Patin  a  reconnu,  avec  son  goût  habituel,  qu'il  faut 
que  la  phrase,  comme  dans  le  latin,  tombe,  en  y  concen- 
trant toute  sa  force,  sur  le  mot  libres  (Ubero),  qui  rend 
insoutenable  l'idée  de  la  dégradation  infligée  à  ces 
fiers  citoyens,  persuadés  qu'ils  étaient  d'une  nature 
bien  supérieure  à  celle  des  esclaves.  Pourquoi  semble- 

Je  dois  ce  dernier  texte  à  l'inépuisable  mémoire  de  M.  Villemain, 
qui,  au  sortir  de  la  séance  du  12  juin,  voulut  bien  me  le  faire  con- 
naître'et  me  rappeler  en  outre  combien  avait  été  grande  l'impression 
laissée  dans  les  esprits  par  la  barbarie  d'Antoine,  puisque  Velleius 
Paterculus,  bien  qu'adulateur  de  Tibère,  ne  craignait  pas  de  rendre 
à  l'éloqueny  défenseur  de  la  liberté  romaine  ce  magnifique  hom- 
mage : 

Nihil  tamen  egisti,  M.  Antoni ,  mercedem  cœlestissimi  oris  et 

clarissimi  capitis  abscissi  numerando,  auctoramentoque  funebri  ad 
conservatoris  quondam  reipublicœ  tantique  consulis  irritando  necem. 

Dumque  hoc rerum  naturae  corpus,  quod  ille  paene  solus 

Romanorum  animo  vidit,  ingenio  complexus  est,  eloquentia  illumina- 
vit,  manebit  incolume,  comitem  aevi  sui  laudeni  Ciceronis  trahet,  om- 
lîisqueposteritas  illius  in  te  scripta  mirabitur,  tuum  in  eum  factum 
exsecrabitur  ;  citiusque  in  mundo  genus  hominum,  quam  ea,  cadet. 

(Vell.  Paterc.  IL  66.) 

Cette  atroce  vengeance,  si  énergiquement  flétrie  par  l'historien 
latin,  le  triumvir  ne  voulut  pas  en  jouir  seul.  Il  y  associa  Fulvie,  sa 
femme,  qui  avait  été  celle  de  Clodius  Digne  épouse  de  deux  enne- 
mis mortels  de  Cicéron,  elle  se  fit  un  horrible  jeu  de  percer  la  lan- 
gue du  grand  orateur  avec  une  de  ces  longues  épingles  d'or  dont  les 
Romaines  se  servaient  pour  soutenir  leurs  cheveux. 


—  202  — 

t-il  ensuite  se  défier  de  l'intelligence  de  ceux  qui  li- 
ront ce  passage  et  se  croire  obligé  de  la  secourir  en 
commentateur  plus  qu'en  traducteur?  Pourquoi,  le 
texte  disant  simplement,  mais  en  termes  très-intelligi- 
bles, «  portas  non  clausas,  »  mettre  les  «  portes  des 
»  villes  ouvertes  comme  en  pleine  paix?  »  Cette  addi- 
tion m'embarrasse  d'autant  plus  que  je  trouve  'ensuite 
paisiblement  ajouté  à  cultivés,  et  que  j'ai  peine  aussi  à 
m' expliquer  pourquoi  on  allonge  encore  la  phrase  en 
y  faisant  entrer  deux  fois  le  mot  champs. 

Pour  ne  pas  abuser  trop,  messieurs,  d'une  indul- 
gence déjà  mise  à  une  longue  épreuve,  j'abrégerai  ce 
que  j'aurais  à  dire  sur  le  reste  de  l'ode,  m'arrêlant 
seulement  à  quelques-uns  des  traits  les  plus  dignes 
d'attention.  Ainsi,  par  exemple,  je  signalerai  l'expres- 
sive concision  avec  laquelle  Régulus  repousse  le  rachat 
des  prisonniers,  comme  devant  ajouter  au  préjudice 
moral  porté  à  la  république  dans  son  honneur  un  pré- 
judice matériel  dans  ses  intérêts,  flagitio  additis  dam- 
num.  Évitant  là  recherche  ampoulée  que  ses  prédéces- 
seurs n'ont  pas  toujours  su  écarter  de  celte  phrase, 
M.  Patin  l'a  rendue  avec  la  simplicité  d'un  judicieux  mot 
à  mot  :  «  C'est  ajouter  le  dommage  à  l'infamie.  »  Et 
pourtant  je  ne  sais  si  je  ne  me  hasarderais  pas  à  lui 
demander  pourquoi  il  a  celte  fois  interverti  l'ordre  des 
idées  de  l'original.  Il  a  fini  par  infamie,  qui  est  bien, 
il  est  vrai,  le  terme  le  plus  fort;  mais  Horace,  au  con- 
traire, a  placé  Vinfamie  avant  le  dommage,  par  un 
double  motif  peut-être.  D'abord  le  déshonneur  était  le 
résultat  d'un  événement  consommé,  précédant  le  dom- 
mage, qui  devait  être  la  conséquence  d'une  décision 


—  203  — 

encore  à  prendre.  D'un  autre  côté  ce  raisonnement^ 
qui  part  du  déshonneur,  motif  le  plus  puissant  sur 
les  belles  âmes^  et  qui,  par  une  sorte  de  gradation 
matérialiste,  s'élève  ou  plutôt  descend  au  dommage, 
n'était-il  point  un  argument  à  l'adresse  des  politiques 
calculateurs,  plus  accessibles  à  la  logique  d'un  chiffre 
qu'à  l'éloquence  d'un  sentiment  et  à  l'autorité  d'un 
principe  ?  Dans  ce  cas,  il  y  aurait  là  quelque  chose 
d'analogue  au  mot  fameux  :  «  C'est  plus  qu'un  crime, 
»  c'est  une  faute.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  traduction^  dans  les  vers  qui 
suivent,  me  semble  atteindre  la  perfection.  Je  ne  pense 
pas  qu'il  soit  possible  de  trouver  mieux  que  :  «  La 
I)  vertu  véritable,  quand  on  l'a  perdue,  ne  rentre 
»  point  dans  un  cœur  avili  :  » 

Nec  vera  virtus,  quum  serael  excidit, 
Curat  reponi  deterioribus. 

Je  ne  donnerais  pas,  je  l'avoue,  la  même  adhésion  à 
l'idée  de  remplacer  le  mot  biche  par  celui  de  cerf  dans 

Si  pugnat  extricata  densis 
Cerva  plagis  ; 

car  la  biche  est,  ce  me  semble,  plus  encore  que  le 
cerf,  l'emblème  de  l'extrême  timidité.  Puis,  malgré 
l'élégance  de  «  qui  a  senti  sur  ses  bras  désarmés  le 
»  poids  des  fers  »  (iners  sensil),  j'inclinerais  à  croire 
que,  pour  ne  pas  altérer  la  force  Aq  iners,  complément 
du  sine  cœde  qui  se  trouve  plus  haut,  il  conviendrait  de 
dire  :  «  Celui  qui,  sans  résistance,  a  senti  sur  ses  bras 
Il  le  poids  des  fers.  » 

Je  n'ose,  messieurs,  entrer  dans  le  détail  des  quatre 
dernières  strophes,  qui,  à  elles  seules,  fourniraient  le 

soc.    U'AG.  15 


—  204  — 

sujet  d'un  long  commentaire  sur  celte  peinture  du  hé- 
ros, d'abord  repoussant  les  marques  de  la  tendresse  de 
sa  famille,  puis,  avec  autant  de  calme  que  s'il  allait 
chercher  aux  champs  un  délassement  momentané,  se 
frayant,  à  travers  la  foule  qui  veut  le  retenir,  un  pas- 
sage pour  retourner  dans  l'exil,  oîi  l'attend  une  af- 
freuse mort  : 

Atqui  sciebat  quse  sibi  barbarus 
Tortor  pararet.     .     .     »     , 

J'emprunte  seulement  à  M.  Patin  une  citation  der- 
nière, que  j'accompagnerai  de  deux  courtes  observa- 
tions. 

«  On  dit  qu'il  repoussa  les  baisers  de  sa  chaste 
»' épouse,  les  caresses  de  ses  petits  enfants,  parce 
»  qu'il  n'était  plus  citoyen;  qu'il  tint  attachés  à  la 
»  terre  ses  mâles,  ses  farouches  regards,  jusqu'à  ce 
»  que  ce  conseil  inouï  eût  fortifié  l'esprit  incertain  des 
5)  sénateurs,  et  qu'au  milieu  de  ses  amis  en  larmes,  il 
»  reprît  le  chemin  de  son  illustre  exil.  » 

Y  aurait-il  trop  de  subtilité  à  dire  que  Vexil,  qui 
depuis  a  fait  l'illustration  de  Régulus,  n'était  pas  en- 
core illustre;  que,  par  conséquent,  ce  dernier  mot  ne 
répond  pas  exactement  à  egregius,  expression  qui  n'est 
pas  sans  rapport  avec  celle  de  victorieux,  dont  se  sert 
Lebrun  quand,  à  propos  de  la  destruction  du  vaisseau 
le  Vengeur,  il  dit  : 

Et  vous,  héros  de  Salamine, 
Dont  Téthys  vante  encor  les  exploits  glorieux, 
Non,  vous  n'égalez  point  cette  auguste  ruine, 

Ce  naufrage  victorieux  ! 

Assurément,  je  n'irais  pas  jusqu'à  dire  que  le  dé- 


—  205  — 

part  de  Régulus  fut  un  exil  victorieux;  mais  j'adopte- 
rais volontiers  exil  glorieux,  parce  que  cette  épithète 
peut  s'appliquer  à  une  gloire  devant  plus  tard  résulter 
de  l'acte  accompli  aussi  bien  qu'à  l'acte  lui-même  au 
moment  de  l'exécution. 

Dans  «  il  tint  attachés  à  la  terre  ses  mâles,  ses  fa- 
»  rouches  regards,  »  je  regretterais  que  les  deux  qua- 
lifications torvus  et  virilem,  appliquées  par  le  latin, 
l'une  au  visage,  l'autre  au  regard,  fussent  dans  le 
français  réunies  sur  ce  dernier  mot.  Si  j'avais  l'honneur 
de  m'entretenir  à  ce  sujet  avec  M.  Patin,  je  lui  dirais: 

Mon  savant  et  vénéré  maître,  vous  êtes,  je  le  sais, 
aussi  délicat  appréciateur  des  chefs-d'œuvre  du  pin- 
ceau que  profond  humaniste.  Eh  bien!  quand,  au 
Louvre,  vous  vous  arrêtez  devant  cette  toile  sur  la- 
quelle David,  avec  une  si  effrayante  vérité,  a  rendu 
visible  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  de  Brutus  au  mo- 
ment 011  il  vient  de  faire  immoler  ses  fils,  la  phrase 
d'Horace  ne  vous  revient-elle  pas  à  l'esprit?  N'avez- 
vous  pas  là  sous  les  yeux,  dans  l'ensemble  de  ce  mâle 
visage,  le  virilem  vultum  d'un  Romain  des  vieux  âges? 
Ne  voyez-vous  pas  aussi  cette  native  et  habituelle  ex- 
pression de  vigueur  physique  et  morale  se  concentrer 
en  quelque  sorte,  en  lui  empruntant  une  nouvelle 
énergie,  dans  le  regard,  à  la  fois  sublime  et  farouche 
{lorvus),  du  consul  qui  a  étouffé  le  père?  Que  dis-je, 
ne  voyez-vous  pas?  Pardonnez-moi  celte  inconvenante 
question.  Tout  cela,  certes,  vous  le  voyez  et  vous  le 
développeriez  beaucoup  mieux  que  je  ne  l'indique. 
Beaucoup  mieux  aussi,  tout  en  signalant  les  harmo- 
nies qui  rapprochent  le  tableau  du  poète  de  celui  du 


—  206  — 

peintre,  vous  en  feriez  ressortir  les  dissemblances 
commandées  par  la  différence  des  sujets;  des  deux 
côtés  la  virile  victoire  remportée  par  un  grand  cœur 
sur  lui-même,  victoire  empreinte  dans  le  regard,  ici 
fièrement  fixé  sur  l'avenir,  là  (humi  posuisse)  stoïque- 
ment résigné  à  la  fortune  présente.  Mieux  que  personne 
encore  vous  feriez  comprendre,  par  une  de  ces  expli- 
cations, fines  et  solides  en  même  temps,  qui  vous  sont 
familières,  combien  notre  langue,  privée  des  désinen- 
ces variées  qui  en  latin  répondent  à  toutes  les  nuances 
de  la  pensée,  est  impuissante  à  peindre  l'effet  de  ce 
coup  d'œil  torvus,  qui  rend  si  terrible  un  visage  déjà 
si  mâle,  virilem  vultum.  Si  votre  traduction  ne  repro- 
duit pas  ici  le  modèle  aussi  complètement  que  le  fe- 
rait saisir  votre  commentaire,  ce  n'est  pas  vous,  ô 
mon  maître,  qui  êtes  vaincu  par  le  rude  jouteur  contre 
lequel  vous  étiez  si  digne  de  lutter;  c'est  la  langue 
française  qui  est  obligée  de  s'humilier  devant  sa  mère. 
C'est  précisément  l'inverse  de  ce  que  dit  ailleurs  votre 
poète  : 

0  matre  pulchra  filia  pulchrior  ! 

Je  finis,  messieurs,  comme  j'ai  commencé,  en  re- 
merciant avec  la  plus  profonde  gratitude  notre  illustre 
président  de  vouloir  bien  venir,  chaque  année,  encoura- 
ger parmi  nous  cette  noble  passion  de  l'étude,  que 
plusieurs  de  nous  (je  suis  du  nombre)  ont  eu  le 
i)onheur  de  puiser  dans  ses  leçons  orales,  et  que  tous 
nous  entretenons  par  la  lecture  habituelle  de  ses  œu- 
vres. Car  ses  œuvres  sont  de  celles  dont  il  faut  dire 
avec  Horace  encore  : 

Nocturna  versate  manu,  versate  diurna  ! 


L'AVOCAT  Al  CRIMINEL 

(fragment) 

PAR  M.   EiniLE   AFFICHARD,   AVOCAT. 


Lu  à  la  séance  présidée  par  M.  Villemain. 


«...  .  Dans  cet  assujetlissement  presque  général 
»  de  toutes  les  comlitions,  un  ordre  aussi  ancien 
»  que  la  magistrature,  aussi  noble  que  la  vertu, 
»  aussi  nécessaire  que  la  justice,  se  distingue  par 
»  un  caractère  qui  lui  est  propre;  et,  seul  entre 
M  tous  les  états,  il  se  maintient  toujours  dans 
»  l'heureuse  et  paisible  possession  de  son  indé- 
j>  pendance.  » 

Chancelier  d'Agcesseau. 


La  profession  d'avocat  essentiellement  indépendante, 
jalouse  de  sa  dignité  et  de  ses  droits ,  exige  de  celui 
qui  l'aborde  le  tact  des  choses ,  le  discernement  des 
hommes  ;  elle  demande  une  délicatesse  scrupuleuse,  et 
par-dessus  tout  une  probité  qui  puisse  inspirer  ce  que 
le  talent  lui-même  ne  saurait  donner ,  la  confiance 
et  la  considération.  Cette  carrière  de  choix  n'est 
parcourue  que  par  un  nombre  d'hommes  assez  res- 
treint, eu  égard  à  tous  les  licenciés  qui,  chaque  année, 
viennent  expirer  au  seuil  du  tableau  ;  et  la  Providence 


—  208  — 

qui  mel  un  haut  prix  à  l'honneur  de  porter  en  justice 
la  parole  pour  ses  concitoyens ,  ne  permet  à  nul  de 
parvenir  à  la  barre  sans  un  austère  et  opiniâtre  la- 
beur. 

Y  a-t-il  dans  le  monde  ce  qu'on  puisse  appeler  un 
avocat  complet  dans  la  rigueur  des  termes  ?  J'en  doute; 
s'il  existe  quelque  part ,  il  est  permis  de  faire  de  sa 
personne  un  éloge  d'autant  plus  précieux,  qu'il  est 
plus  rarement  mérité  !  L'avocat ,  en  effet ,  j'entends 
parler  de  celui  qu'entoure  une  clientèle  sérieuse,  est 
toujours  à  l'œuvre,  toujours  sur  la  brèche;  ses 
facultés  sont  sans  cesse  tendues  et  appliquées  à  des 
sujets  variés,  à  des  causes  diverses.  La  journée  débute 
par  des  consultations  et  des  conseils  au  service  du 
public  ;  elle  continue,  elle  est  remplie,  absorbée  même 
par  l'audience  et  le  débat;  la  nuit  parfois  s'épuise  en 
des  recherches  persévérantes  et  le  lendemain,  enfin, 
en  présence  du  public,  devant  ses  juges  et  à  heure  dite, 
l'avocat,  nonobstant  l'épuisement  ou  la  fatigue,  doit 
venir,  voir  et  vaincre. 

Au  milieu  de  cette  vie  agitée,  morcelée,  où  le  cabi- 
net et  l'audience  semblent  tout  absorber,  que  devient 
l'homme  privé,  l'époux,  le  père,  le  fils,  le  frère,  l'ami, 
et  surtout  que  devient  le  chrétien? 

L'avocat  a  dans  sa  profession,  cela  n'est  que  trop 
certain,  beaucoup  plus  qu'il  ne  faut  pour  le  distraire 
des  saintes  joies  de  la  famille  et  de  l'amitié ,  pour  l'a- 
buser sur  sa  destinée,  sur  sa  fin  :  il  peut  borner  ses 
horizons  spirituels  à  la  contemplation  plus  ou  moins 
idéale  du  mur  mitoyen,  sans  scrupule,  sans  souci,  en 
y  trouvant  même  des  féhcités  inénarrables,   cela  s'est 


—  509  — 

vu,  se  voit  et  se  verra.  Mais  si  l'avocat  a  l'âme  forte, 
religieuse,  trempée  dans  les  eaux  vives  de  la  foi,  il  sait 
dégager  son  cœur  et  son  esprit  de  l'incessante  im- 
portunité  des  intérêts  humains,  qui  sont  nécessaire- 
ment des  intérêts  à  courtes  vues  puisqu'ils  s'agitent 
dans  le  temps,  et  sans  manquer  aux  rigoureux  devoirs 
qu'il  a  contractés  vis-à-vis  de  ses  clients ,  en  les  rem- 
plissant même  avec  plus  de  rectitude  et  plus  de  soin, 
il  donne  à  Dieu  des  heures  brèves  sans  doute,  mais  si 
remplies,  qu'il  en  rejaillit  toute  une  bénédiction  sur 
ses  œuvres  quotidiennes.  Pendant  les  heures  précieu- 
ses qu'il  dérobe  aux  affaires ,  son  cœur  se  dilate,  s'é- 
panche, il  répand  autour  de  lui  des  tendresses  dont  la 
famille  et  l'amilié  se  partagent  les  joies  ! 

Subhme  profession  si  haut  placée  par  le  chancelier 
d'Aguesseau,  et  parfois  si  méconnue  !  c'est  pour  son 
exaltation  que  je  me  propose  d'écrire  ces  pages  con- 
vaincues; je  veux  envisager  ses  grandeurs  à  un  point  de 
vue  spécial  généralement  incompris,  souvent  travesti , 
voire  même  calomnié  ;  j'entends  parler  de  la  mission 
du  barreau  au  criminel. 

Il  semble  à  ce  qu'il  est  très  juste  d'appeler  le  vul- 
gaire, qu'un  avocat  au  criminel  soit  un  homme  en 
quelque  façon  fatalement  destiné  à  tisser  la  trame  in- 
solante  d'un  mensonge  ingénieux,  au  grand  jour  de  la 
justice ,  et  que  cette  dernière  soit  condamnée  à  subir 
un  tel  outrage  à  perpétuité.  L'avocat  apparaît  dans  ce 
cas  comme  un  sophiste  doré  qui,  grâce  à  certains  effets 
plus  ou  moins  bien  combinés ,  parvient  à  soutenir  le 
faux  sans  pudeur.  Ceux  qui  pensent  de  la  sorte  voient 
en  lui  dès-lors    un  péril  imminent  pour  la  vérité,  et 


—  210  — 

jugent  au  moins  imprudent  le  sage  qui  ne  tient  pas 
celte  race  insidieuse,  à  l'état  chronique  de  suspicion  ! 

Certains  considèrent  l'avocat  comme  un  objet  de 
luxe  (ce  ne  sont  ni  les  moins  polis,  ni  les  moins 
bienveillants)  comme  un  brillant  hors-d'œuvre  si  l'on  , 
veut ,  car  enfin  brillant ,  cela  dépend  ;  comme  une 
distraction  qui  peut  être  longue  et  cesser  par  là-même 
d'être  un  divertissement ,  mais  après  tout  donnant  à 
l'ensemble  du  débat  une  certaine  physionomie  et  un 
entrain  assez  piquant.  Peu  d'hommes,  à  bien  prendre, 
aperçoivent  que  l'avocat  exerce  au  criminel,  un  minis- 
tère qui  ne  le  cède  à  aucun  autre  en  élévation  et  en 
dignité.  Il  tient  sa  haute  mission  de  la  volonté  souve- 
raine et  protectrice  de  la  loi  autant,  encore  plus  peut- 
être,  que  du  choix  de  son  client  ;  le  magistrat  se  fait 
un  devoir  rigoureux  de  protéger  la  défense,  de  ne  ja- 
mais l'entraver,  car  il  sait  qu'elle  repose  sur  un  droit 
m  prescriptible.  Il  aime  et  honore  d'ailleurs,  ces  hom- 
mes qui  dépensent  leur  temps,  usent  leur  jeunesse, 
abrègent  leur  vie,  au  service  des  malheureux.  L'avocat 
au  criminel  fidèle  à  ses  devoirs,  peut  dire  à  plus  juste 
titre  que  personne  :  «  Je  n'ai  jamais  flatté  que  l'infor- 
tune. 3) 

En  matière  correctionnelle  la  brièveté  des  relations 
entre  le  prévenu  et  son  défenseur,  l'importance  res- 
treinte du  fait  incriminé,  les  conséquences  également 
relatives  qu'il  doit  entraîner,  sont  autant  de  causes  qui 
tendent  à  diminuer  la  portée  de  notre  mission  ; 
c'est  surtout  lorsque  l'accusation  se  formule  devant  la 
Cour  d'Assises,  que  le  rôle  de  l'avocat  grandit.  Je  veux 
en  suivant  les  phases  diverses  d'un  procès  criminel , 


1 


—  211  — 

montrer  ce  qu'est  ou  ce  que  doit  être  l'avocat  digne 
du  nom  qu'il  porte. 

Dès  que  le  défenseur  est  choisi  ou  désigné  par  le 
Président  des  Assises ,  il  peut  entrer  immédiatement 
en  relations  avec  l'accusé  ;  les  portes  des  cachots,  si 
impitoyables  qu'elles  soient,  doivent  s'ouvrir  sans  ré- 
sistance et  sans  délai  devant  lui.  L'avocat  se  présente 
donc  à  la  prison,  et  là  dans  une  chambre  le  plus  sou- 
vent étroite,  aérée  avec  parcimonie,  où  la  lumière  se 
fait  avare  d'elle-même,  il  se  trouve  en  face  d'un  malheu- 
reux qui  sous  main  de  justice  gémit  souvent  depuis 
des  mois,  et  attend  son  arrêt. 

Quelles  doivent  être  les  pensées  de  cet  infortuné , 
lorsqu'il  voit  apparaître  le  seul  ami  dont  il  lui  ail  été 
donné  depuis  longtemps  de  rencontrer  le  regard? 
Un  ami,  le  plus  souvent  inconnu  de  nom  et  de  visage  ! 
Quels  sentiments  intimes,  profonds  ce  semble,  rem- 
plissent son  âme?  Lui  captif,  isolé  de  sa  famille  s'il 
en  peut  compter  une  dans  le  monde;  privé  des  conso- 
lations de  l'amitié,  si  son  âme  a  pu  connaître  ce  doux 
et  suave  commerce  des  affections  ;  déshérité  le  plus 
souvent  des  joies  de  la  foi,  dont  les  opinions  plus  ou 
moins  philosophiques  qu'il  croit  avoir,  l'ont  généra- 
lement détourné  !  Depuis  la  réalisation  de  son  crime, 
s'il  est  coupable,  de  son  arrestation,  s'il  est  innocent, 
l'accusé  a  vécu  d'un  existence  très  amère.  Tenu  parfois 
au  secret  dans  l'isolement  absolu,  ou  bien  laissé,  sans 
cette  douloureuse  distinction,  parmi  le  vulgaire  de  la 
geôle,  ses  jours,  ses  nuits  se  sont  consumés  dans  les 
larmes.  Les  charges  de  l'instruction  lui  sont  apparues 
sous  un  aspect  sinistre,  et  jusqu'à  la  première  visite 


—  212  — 

de  son  avocat,  ce  malheureux  a  gardé  peut-être  au- 
dedans  de  lui,  dans  le  naystère  à  mille  replis  de  son 
âme,  quelqu'aveu  douloureusement  scellé,  ou  tout  au 
moins  des  confidences  dont  le  secret  voulait  briser  ses 
liens  et  vivre  en  mourant  dans  un  autre. 

Dans  le  regard  inquiet  et  scrutateur  du  prisonnier, 
se  révèlent  les  pensées  qui  l'absorbent  et  tiennent  son 
âme  sur  la  défensive.  Il  parle  bas ,  comme  s'il  de- 
vait se  mettre  en  garde  contre  un  péril  qu'il  appré- 
hende sans  le  pouvoir  définir;  on  dirait  à  le  voir  et 
l'entendre  que  les  murs  des  cachots  sécrètent  la  déla- 
tion !  Et  que  pense  l'avocat  lui-même?  Demeure-t-il 
impassible  devant  un  pareil  spectacle  ?  Il  est  là,  en 
présence  de  son  semblable  selon  la  chair,  de  son  frère 
selon  le  Christ;  sa  mission  est  de  défendre  cet  homme, 
de  le  consoler,  de  le  sauver  peut-être  :  le  sauver  ! 
c'est-à-dire  le  rendre  à  la  lumière  du  jour,  à  la  cha- 
leur du  soleil,  aux  splendeurs  des  nuits,  à  l'air  pur, 
au  sourire  des  fleurs,  aux  chants  des  oiseaux,  à  la  fa- 
mille, aux  amis,  à  l'honneur,  à  la  liberté,  à  la  vie  1 

Quel  rôle  plus  noble,  plus  digne  d'être  ambitionné  ? 
Il  est  donc  là,  cet  homme,  placé  peut-être  sous  le  coup 
d'une  accusation  capitale.  S'il  est  coupable  d'un  grand 
crime,  comment  y  a-t-il  été  poussé?  Par  quelles  voies 
ténébreuses  l'ange  du  mal  l'a-t-il  conduit?  Le  vice  ne 
semble  pas  avoir  sillonné  de  ses  derniers  stigmates 
son  douloureux  visage,  et  pourtant,  pourtant  il  est  là, 
dans  l'habitacle  des  larmes  et  du  désespoir! 

Ici  ma  plume  se  trouble,  ma  conscience  s'émeut  et 
je  croirais  trahir  le  prisonnier  qui  me  confie  son  âme, 
si  j'écrivais,  si  je  racontais  ces  scènes  émouvantes  dont 


—  213  — 

l'asile  silencieux  où  l'avocat  et  le  patient  confèrent, 
demeure  parfois  l'impassible  témoin.  Ah  !  du  moins  il 
est  bien  permis  de  le  dire,  jamais  penseur  ne  fut, 
hormis  le  prêtre,  plus  à  même  de  voir  dans  leur  nu- 
dité toutes  les  plaies  de  l'âme,  et  de  suivre  cette  trace 
de  fange  dont  l'humanité  si  grande  par  certains  côtés, 
dépose  toujours  le  limon  partout  où  elle  passe. 

Certes  si  la  mission  du  défenseur  s'arrêtait  là,  ce 
serait  déjà  quelque  chose,  à  tout  le  moins  au  point  de 
vue  spéculatif,  mais  il  n'en  va  point  ainsi;  nous  ne 
sommes  qu'au  seuil  de  ses  grandeurs.  L'homme  vrai- 
ment pénétré  du  ministère  qui  lui  est  départi  prend 
avantage  des  voies  qui  lui  sont  ouvertes  pour  venir 
consoler  son  pauvre  frère ,  éveiller  en  lui  les  souve- 
nirs de  la  jeunesse ,  du  foyer  paternel ,  en  un  mot 
être  et  devenir  son  ami.  Or,  ce  n'est  pas  un  mince 
labeur  d'arriver  à  une  âme  sans  la  froisser,  et  pour 
atteindre  le  même  but  les  chemins  sont  aussi  multi- 
ples que  les  âmes  se  différencient  les  unes  des  autres. 
Ce  qui  touche,  calme,  console  l'une,  aigrit,  irrita  et 
désespère  l'autre  ;  bien  vaines  seraient  évidemment  ces 
nobles  entreprises,  si  Dieu  n'était  pas  toujours  avec  les 
âmes  désintéressées. 

Ce  serait  donc,  qui  ne  le  voit,  amoindrir  étrange- 
ment la  mission  du  défenseur,  que  de  borner  son  assis- 
tance et  ses  conseils  à  la  plaidoirie  et  à  l'audience  ;  ce 
n'est,  en  réalité,  pour  lui  qu'une  étape  dans  son  no- 
ble et  périlleux  voyage,  qu'un  aspect  particulier  de  sa 
mission.  Avant  le  débat  oral,  que  de  choses  inconnues, 
émouvantes  se  sont  passées  !  Peut  -  être  le  ministère 
de  l'avocat  a-t-il  porté  des  fruits  précieux,  et  le  défen- 


—  214  — 

seur  n'eût-il,  après  tout,  donné  au  prisonnier  confié  à 
sa  sollicitude,  qu'un  peu  de  consolation  et  d'espérance, 
ce  serait  d'un  prix  inestimable. 

Qu'on  le  remarque,  dans  celte  première  partie  du 
procès  criminel ,  déjà  précédée  par  les  délais  d'une 
longue  instruction,  oii  le  conseil  n'a  pas  été  en  rela- 
tion avec  l'accusé,  l'influence  de  l'avocat  est  à  bien 
prendre  la  seule  qui  puisse  atteindre  directement  le 
patient.  Il  se  défie  de  tout  et  de  tous  hormis  de  son  dé- 
fenseur ;  et  si  vis-à-vis  de  ce  dernier  il  fait  encore  des 
réserves,  du  moins  il  n'a  pour  lui  ni  haine  ni  répul- 
sion. 

Qui  donc,  autre  que  l'avocat,  aura  pu  l'approcher? 

Le  prêtre?  Mais  d'ordinaire,  je  l'ai  dit,  les  crimi- 
nels le  tiennent  en  suspicion ,  à  la  façon  des  penseurs 
plus  ou  moins  Hbres  ;  c'est  tout  à  peine  si  son  zèle 
triomphe  dans  les  dernières  heures  du  condamné  à 
mort.  Le  prêtre  ?  mais  il  lui  faut  attendre  le  bon  plai- 
sir du  prisonnier;  et,  comme  son  maître,  il  frappe  et 
demeure  sur  le  seuil.  L'accusé  se  cramponne  instinc- 
tivement à  l'avocat,  se  réservant  d'en  venir  au  prêtre 
quand  tous  les  moyens  du  temps  seront  épuisés.  Par  le 
fait,  cette  lâcheté  n'est  pas  précisément  illogique,  car 
la  Providence  attend...  Mais  une  assignation  ! 

Le  Président  des  Assises  peut  exercer,  sans  nul  doute, 
une  influence  salutaire  et  précieuse  sur  l'accusé,  mais 
elle  est  moins  personnelle,  parlant  moins  intime.  Quel- 
que charitable  que  fût  en  eff"etce  magistrat,  il  ne  pour- 
rait suffire  à  sa  tâche  :  tous  les  autres  accusés ,  et 
parfois  ils  sont  nombreux,  auraient  un  égal  droit  à 
l'aumône  de  sa  parole  et  de  ses  conseils  ;  il  leur  devrait 


—  245  — 

une  même  soUicilude ,  ce  qui  ne  serait  guère  réalisa- 
ble, sous  peine  de  distraire  aux  devoirs  difficiles  et 
multiples  de  la  session  un  temps  précieux,  des  heures 
comptées.  Quant  au  magistrat  instructeur  ,  ses  rap- 
ports ont  été  avec  l'accusé  de  tous  les  jours,  de  tous 
les  instants;  je  ne  le  méconnais  pas,  et  je  conçois  à 
merveille  tout  ce  que  peut,  en  pareil  cas,  un  homme 
réellement  charitable;  mais,  ce  que  je  ne  puis  mécon- 
naître davantage,  c'est  que  l'accusé  ne  saurait  distin- 
guer l'homme  privé ,  bon,  généreux,  compatissant ,  du 
magistrat  dont  après  tout  la  mission  sociale  est  de  re- 
chercher contre  lui;  un  juge  d'instruction  patient  et  ha- 
bile obtient  des  aveux ,  démasque  des  mensonges;  ja- 
mais il  ne  reçoit  une  confidence  ! 

Il  est  un  homme,  qui  mieux  que  personne  pourrait 
commencer  l'œuvre  de  moralisation  :  C'est,...  c'est  le 
geôlier!  Admettez  qu'il  soit  chrétien,  admettez  qu'au 
lieu  d'être  un  verrou  vivant  il  apporte  dans  ses  dou- 
loureuses fonctions  un  peu  de  charité,  un  peu  de  mi- 
séricorde, il  pourra,  sinon  renouveler  la  face  de  la 
prison,  ce  qui  n'appartient  qu'à  Dieu,  du  moins  donner 
un  peu  de  paix  autour  de  lui ,  et  le  verre  d'eau  confié 
aux  lèvres  ardentes  du  prisonnier  aura  sa  récompense. 

Ainsi  donc  et  tout  considéré,  l'avocat  avant  l'audience 
a  le  plus  facile  accès,  au  moins  en  fait,  près  de  l'accusé. 
C'est,  à  tout  le  moins,  un  ami  de  par  la  loi,  et  n'y  eût- 
il  que  la  froide  légalité  entre  ces  deux  hommes ,  cela 
seul  suffirait  à  les  rapprocher.  Il  est  acquis,  désormais, 
que  dans  l'espace  de  temps  qui  s'écoule  entre  la  pre- 
mière visite  de  l'avocat  et  la  comparution  en  audience 
publique,  ce  dernier  a  déjà  pu  exercer  d'une  façon  ef- 


—  216  — 

ficace  son  action  moralisatrice,  et  fournir  avant  l'apos- 
tolat de  sa  parole  l'apostolat  non  moins  généreux  de 
ses  convictions. 

Le  jour  des  émotions  et  des  luttes  arrive  enfin, 
souhaité,  redouté  tout  à  la  fois  par  le  patient;  la  foule 
avide  se  rue  dans  l'enceinte  de  justice,  et  envahit  im- 
pétueusement l'audience.  Il  semble  qu'aucune  digue  ne 
pourrait  contenir  cette  marée  humaine;  cependant  elle 
se  calme  et  s'arrête  tout-à-coup  :  la  Cour  entre  en  séance, 
l'accusé  paraît.  Si  ce  malheureux,  en  admettant  même 
sa  culpabilité ,  a  gardé^  dans  son  cœur  quelque  chose 
qui  le  distingue  encore  de  la  brute  ou  de  la  bête  fé- 
roce ,  ce  doit  être  pour  lui  un  moment  d'angoisses 
inouies  que  celle  exhibition  publique  de  sa  personne, 
devenue  le  point  de  mire  de  tous  les  regards,  de  tou- 
tes les  curiosités,  de  tous  les  commentaires!  Quand, 
écrasé  sous  le  poids  de  la  honte,  l'accusé  sortant  pour 
ainsi  dire  des  premières  étreintes  de  ce  cauchemar  ju- 
diciaire, lève  les  yeux  pour  la  première  fois,  quel  spec- 
tacle frappe  ses  regards?  D'un  côté  siège  la  Cour  dans 
l'impassible  dignité  de  sa  mission;  non  loin  d'elle  est 
assis  le  ministère  public,  dont  l'altitude  grave  et  aus- 
tère révèle  les  honorables  mais  pénibles  fonctions;  en 
face  de  l'accusé,  douze  hommes,  douze  citoyens;  au- 
tour de  lui,  la  force  armée.  La  sévérité  partout,  l'in- 
dulgence nulle  part  ! 

Dans  son  muet  désespoir  l'accusé  cherche  en  vain  un 
ami,  un  seul  !  L'épreuve  est  trop  douloureuse  :  le  sang 
afflue  à  son  cerveau,  sa  tête  s'égare,  il  va  s'affaisser  sur 
lui-même;  mai§  tout-à-coup  un  éclair  de  joie  jaillit  sous 
ses  larmes,  il  a  vu  l'espérance.  Un  homme  est  au-des- 


—  217  — 

sous  de  lui,  assis  sur  un  banc  de  bois,  devant  une  plan- 
che sans  apprêt,  barre  glorieuse  de  laquelle  sont  partis 
des  accents  qui  ont  émerveillé  le  monde,  surtout  à  ces 
nobles  heures,  où  des  soldats  à  jamais  illustres  lut- 
taient dans  les  questions  de  Presse  pour  la  défense  et 
la  liberté  de  la  pensée  !  Que  ne  pourrais-je  dire  de  ces 
esprits  supérieurs  qui,  sur  un  théâtre  non  moins  élevé 
et  non  moins  fameux,  sont  devenus  et  sont  restés  si 
grands? 

Cet  homme  dont  je  viens  de  parler ,  que  n'entoure 
aucun  prestige  extérieur ,  qui  de  son  propre  fonds  de- 
vra tirer  son  autorité;  cet  homme,  c'est  l'avocat,  l'ami, 
le  consolateur. 

L'affaire  commence.  Dans  le  monde,  en  cette  circons- 
tance^ on  ne  se  rend  compte  que  très -imparfaitement 
des  difficultés  de  notre  profession  ;  pour  un  grand  nom- 
bre le  siège  de  l'avocat  doit  être  fait  d'avance,  en  sorte 
qu'hormis  la  plaidoirie,  il  lui  serait  loisible  d'assister 
aux  débats  à  la  façon  de  ces  blasés  de  théâtre  qui  éta- 
lent à  tous  les  yeux  la  sotte  vanité  de  leur  personne, 
et  dont  le  plat  visage  est  à  jamais  incapable  de  senti- 
ment et  de  physionomie.  Quelle  injure  !  Qu'on  le  sache 
bien,  l'audience  n'est  point  un  spectacle,  il  s'en  faut  de 
tout,  et  quand  on  y  pleure^  ce  sont  de  vraies  larmes  ! 
Il  ne  s'agit  pas  là,  à  part  les  glorieuses  exceptions  dues 
au  génie ,  de  personnages  imaginaires ,  forcés  ou  gri- 
maçants ;  non,  non,  l'audience  est  une  douloureuse  vé- 
rité, c'est  un  drame  de  la  vie  réelle  dont  le  dénoue- 
ment est  toujours  lamentable  même  lorsqu'il  est  heu- 
reux ;  l'enjeu  fait  trembler  les  plus  intrépides,  la  ques- 
tion ne  sort  jamais  de  ces  deux  termes  :  La  vie  ou  la 


—  218  — 

liberté,  la  mort  ou  la  captivité  ;  en  sorte  que  le  mono- 
logue émouvant  et  sublime  de  Shakspeare  apparaît 
toujours  en  lettres  de  feu  au  seuil  des  Cours  criminel- 
les :  «  To  be,  or  not  to  he....  that  is  the  question  !  » 

Il  y  a,  selon  la  volonté  de  la  loi ,  des  formes  judi- 
ciaires protectrices  de  l'accusé,  dont  l'observation  ga- 
rantit ses  droits,  dont  l'omission  peut  vicier  les  arrêts 
de  la  justice,  cassés  alors  par  la  Cour  suprême. 
En  même  temps  que  le  défenseur  prête  une'  atten- 
tion soutenue  à  la  marche  de  l'atïaire,  à  l'interroga- 
toire du  prévenu,  aux  dépositions  des  témoins,  en  un 
mot  à  l'ensemble  du  débat,  il  se  lient  à  l'état  perma- 
nent d'observation,  attentif  aux  moindres  incidents j  il 
saisit  les  irrégularités,  les  consigne,  en  demande  acte, 
et  se  prépare  à  tout  événement  des  moyens  de  cassa- 
tion contre  l'arrêt  si  son  client  ne  le  veut  accepter. 
Ne  pas  perdre  un  argument,  ne  pas  laisser  échapper 
une  parole,  aviser  les  nullités,  se  tenir  à  l'affût  des 
moindres  incidents,  tout  voir,  tout  pressentir,  ne  rien 
compromettre ,  certes  ce  labeur  est  inoui ,  et  dépasse- 
rait, à  mon  sens,  les  forces  de  plus  d'un.  Une  circons- 
tance omise,  un  moyen  oublié,  un  cri  de  l'âme  étouffé, 
moins  que  cela  peut-être,  et  une  tête  tombe.  Je  n'exa- 
gère rien,  autrement  ce  serait  nier  le  pouvoir  de  l'élo- 
quence; ce  serait  méconnaître  les  entraînements  gé- 
néreux et  souvent  légitimes  de  l'âme  humaine;  ce  se- 
rait oublier  que  la  justice,  sous  le  règne  de  l'Evangile, 
est  empreinte  d'une  miséricorde  que  les  lois  antiques 
n'avaient  pas  connue ,  qu'elle  a  des  entrailles  accessi- 
bles aux  nobles  émotions;  que  la  justice  criminelle 
enfin  ne  saurait  être  autre  chose  qu'une  bonté  sévère, 


—  m  — 

excluant  tout  ensemble  la  dureté  et  la  faiblesse.  Nous 
avons  tous,  quoique  nous  fassions,  du  Christianisme 
dans  les  veines  et  malgré  nos  faiblesses,  nos  passions, 
nos  préjugés,  nos  travers ,  nous  nous  ressentons,  même 
à  notre  insu,  de  cet  admirable  voisinage.  Sachons-le 
bien ,  la  doctrine  qui  disait  :  Œil  pour  œil ,  dent  pour 
dent,  est  abrogée;  il  faut  alors  même  que  nous  châ- 
tions notre  semblable  qu'il  puisse  discerner  encore, 
sous  la  main  qui  le  frappe,  la  tendresse  et  le  dévoue- 
ment d'un  frère  ! 

C'est  en  passant  en  quelque  sorte  à  travers  ce  dédale 
de  difficultés  que  l'avocat  arrive  au  moment  où  le  mi- 
nistère public,  prenant  la  parole,  creuse  dans  la  cons- 
cience des  jurés  le  sillon  accusateur.  Maître  avant  tout 
des  agitations  de  son  âme,  le  défenseur  est  condamné 
au  silence  et  doit  entendre,  avec  le  calme  qui  sied  à 
sa  dignité  et  le  respect  qu'il  doit  à  la  justice,  se  dérou- 
ler la  trame  habile  de  l'accusation.  Il  lui  faut  entendre 
se  dresser  parfois  un  faisceau  de  preuves  accablantes 
qui  suppléent  dans  leur  sombre  éloquence  à  toute  dé- 
monstration, puisque  comme  l'a  dit  excellemment  Royer- 
GoUard  :  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  brutal  qu'un  fait.   » 

C'est  après  avoir  passé  par  toutes  ces  émotions,  tou- 
tes ces  alternatives,  que  l'avocat  se  lève  enfin  pour  dé- 
fendre un  malheureux  accablé  jusque-là,  qui,  sous 
le  coup  des  témoignages  et  de  l'accusation,  n'a  pu  qu'à 
peine  balbutier  des  explications  ou  des  excuses.  Ah  ! 
certes,  le  moment  est  solennel,  et  bien  déshérité  serait 
l'homme  qui  ne  sentirait  en  lui  de  justes,  de  terribles 
appréhensions.  Qu'on  y  songe  :  se  trouver  seul  entre 
un  accusé  et  l'échafaud ,  et  se  dire  à  part  soi  :  Si  je 
soc.  d'ag.  i& 


—  220  — 

faillis  à  ma  tâche,  une  goutte,  ne  fût-ce  qu'une  goutte 
du  sang  de  cet  homme  retombera  sur  moi  ! 

L'avocat  prend  enfin  la  parole  et  s'engage  sur  le  ter- 
rain de  la  discussion.  A  mesure  qu'il  parle  il  suit  sur 
le  visage  de  ses  juges  l'heureuse  influence  de  sa  plai- 
doirie ,  ou  devine  l'opposition  qu'elle  provoque  ;  il 
perçoit  au-delà  du  calme  apparent  les  préoccupations 
de  la  conscience;  il  discerne  les  doutes,  les  hésitations, 
pressent  jusqu'aux  scrupules;  il  combat  pied  à  pied, 
sans  jamais  épuiser  ses  forces  ni  vider  son  carquois, 
et  jusque  dans  les  ardeurs  de  l'éloquence,  il  se  mé- 
nage, comme  instinctivement,  des  temps  d'arrêt  pour 
reprendre  haleine.  Mais,  lorsqu'au  seuil  de  la  pérorai- 
son il  va  résumer  ses  moyens,  porter  les  grands  coups 
et  brûler  ses  vaisseaux ,  il  dit  à  la  prudence  :  Retire- 
loi  ;  au  calcul ,  à  l'art,  à  l'adresse  :  Fuyez-moi  ;  et  don- 
nant alors  carrière  à  son  âme,  à  toutes  les  forces  vives 
de  l'intelligence,  il  assiège  les  derniers  retranchements 
de  la  conscience;  tour  à  tour  il  supplie,  il  commande; 
le  feu  de  sa  parole  dévore  le  granit  des  cœurs  qui  résis- 
tent encore  ;  la  lave  de  l'éloquence  brûle  ,  déracine  les 
dernières  résistances,  et  ce  que  n'a  pu  faire  la  logique, 
la  raison,  l'esprit,  la  tactique,  la  finesse,  l'art,  l'habi- 
leté, le  cœur  seul  le  réalise,  parce  qu'il  est  notre  grand 
maître! 


ÉTUDE  LITTÉRAIRE 


PAR  M.  BOUGLER 


Conseiller  à  la  Cour  Impériale  d'Angers. 


Dans  la  séance  du  12  juin,  M.  Bougler  a  donné  lec- 
ture de  la  plus  grande  partie  d'une  étude  littéraire 
dans  laquelle  il  a  cherché  à  établir  que  ce  n'est  que 
dans  son  cœur  que  l'orateur  peut  trouver  le  secret  des 
douces  paroles  et  des  nobles  inspirations,  parce  que  le 
cœur  seul ,  ajoute-t-il  ,  est  la  source  inépuisable  et 
féconde  de  la  véritable  éloquence  :  Pecius  est  quod 
disertum  facit.  Cette  maxime  célèbre  d'un  grand  maître 
dans  l'art  de  bien  dire ,  lui  a  servi  de  texte ,  et  il  en 
a  cherché  la  justification  dans  des  exemples  empruntés 
aux  auteurs  les  plus  renommés  soit  de  l'antiquité,  soit 
des  temps  modernes. 

A  Dieu  ne  plaise,  Messieurs,  a-t-il  dit  à  ce  sujet,  â 
Dieu  ne  plaise,  que  dans  cet  asile  consacré  à  l'étude 
des  lettres  et  aux  savantes  et  habiles  explorations  de 
l'art  oratoire,  à  Dieu  ne  plaise  que  je  vienne  me  dé- 
clarer dans  une  portée  quelconque,  l'ennemi  de  l'or- 
nementation du   discours.  L'agencement  des  phrases, 


—  222  — 

la  pureté  de  la  diction  ,  le  nombre  et  l'arrangement 
des  périodes,  l'harmonie  enfin  de  toutes  les  parties  du 
style ,  constituent  assurément  un  des  grands  mérites 
de  l'orateur ,  et  je  suis  disposé  toujours  à  m'écrier 
avec  Cicéron  :  Superbum  auris  judicium  ,  sentence 
mémorable  et  si  connue ,  que  l'on  pourrait  traduire 
par  la  recommandation  pleine  de  sagesse,  de  relire 
avec  soin  les  paroles  écrites,  et  de  les  écouter  attenti- 
vement soi-même  pour  s'assurer  qu'elles  sont  bien  dites 
et  qu'elles  ont  été  convenablement  exprimées.  Toute- 
fois les  règles  du  beau  langage  ne  constituent  point 
le  véritable  secret  de  l'éloquence,  mon  texte  seul  le- 
possède,  et  pour  le  transmettre  :  Pectiis  est  quod  diser- 
tum  facit,  il  n'y  a  que  le  cœur  qui  rende  éloquent. 

Ces  paroles  ,  Messieurs ,  sont  bien  autre  chose 
qu'un  précepte  de  rhétorique,  c'est  une  vérité  appli- 
cable à  tous  les  temps,  à  tous  les  lieux ^  à  tous  les 
hommes  ;  c'est ,  en  quelques  mots ,  le  résumé  très- 
exact  en  même  temps  que  la  plus  juste  appréciation 
de  tous  les  chefs-d'œuvre  immortels  consacrés  par  l'as- 
sentiment des  siècles  et  les  admirations  de  la  postérité, 
et  s'il  était  besoin  d'en  rapporter  des  exemples  écla- 
tants,/nous  pourrions  vous  en  citer  dans  tous  les  mo- 
numents mémorables  de  l'esprit  humain.  Nous  en  trou- 
verions surtout  et  bien  plus  que  partout  ailleurs  dans 
ce  livre  par  excellence,  modèle  incomparable  de  sim- 
plicité et  de  grandeur ,  de  naïveté  ,  de  profondeur  et 
de  merveilleuse  éloquence.  Les  incrédules  eux-mêmes 
se  sont  inclinés  devant  la  beauté  sans  pareille  du  style 
de  nos  livres  saints ,  et  tout  dernièrement  encore  je 
lisais  dans  l'ouvrage  d'un  libre  et  très-libre  penseur 


—  223  — 
de  notre  siècle  (1),  que  la  poésie  lyrique  des  Hébreux 
n'avait  pu  être  égalée  encore  et  surloul ,  ajoiïte-t-il ,  à 
cause  de  l'inspiration  vive  et  brûlante,  quelle  qu'en  soit 
la  source,  qui  paraît  avoir  présidé  à  la  composition 
des  livres  bibliques.  On  conçoit  parfaitement  que  le 
littérateur  philosophe  et  sceptique  ait  voulu  détourner 
ses  regards  d'une  lumière  qui  l'éblouit  et  ï' étonne, 
mais  pour  le  chrétien ,  enfant  soumis  et  fidèle  de  l'E- 
glise ,  cette  haute  inspiration  que  la  philosophie  hu- 
maine ne  peut  s'empêcher  d'admirer,  c'est  l'inspira- 
tion de  Dieu  lui-même,  et  c'est  pour  cela  que  nous 
n'oserions  nous  permettre  d'aller  y  chercher  des  exem- 
ples et  des  modèles  d'éloquence.  Il  me  semble  même 
que  ce  serait  une  imprudente  témérité  et  une  sorte  de 
profanation  que  de  s'emparer  de  la  parole  divine  pour 
aller  y  puiser  des  règles  de  diction,  des  préceptes  de 
goût  et  des  traditions  littéraires.  Eh!  qui  pourrait  s'é- 
tonner après  tout  que  l'éternelle  et  souveraine  intelli- 
gence ait  trouvé  toujours  le  secret  des  grandes  pensées 
et  de  leur  plus  magnifique  expression?  Nous  aurons  d'ail- 
leurs à  exploiter  une  mine  assez  féconde  encore  en 
nous  restreignant  dans  un  cercle  de  citations  classiques 
qui  nous  suffiront  à  montrer  combien  chez  les  grands 
poètes  et  les  grands  orateurs,  le  sentiment  de  l'âme  a 
secondé  toujours  la  puissance  du  talent  et  l'éclat  du 
génie.  Une  revue  littéraire  enfin ,  lors  même  qu'elle 
pourrait  sembler  toute  profane,  ne  comporte  point  en- 
core un  caractère  absolument  exclusif.  Les  saintes 
Écritures  nous  apprennent  que  plus  d'une  fois  la  pro- 

(1)  M.  Léon  Halévy. 


—  224.  — 

vidence  divine  inspira  le  langage  de  ces  faux  prophèles 
qui  n'avaient  pas  même  entrevu  de  loin  les  rayons 
merveilleux  de  la  souveraine  lumière,  et  qui,  poussés 
par  une  puissance  surnaturelle ,  n'en  chantaient  pas 
moins  la  gloire  et  la  grandeur  d'un  Dieu  qui  leur  était 
inconnu.  Peut-être  aussi,  serait-il  permis  de  dire  sans 
trop  de  témérité  que  dans  leurs  accents  sublimes  et 
leur  langage  incomparable,  les  auteurs  immortels  de 
l'antiquité  païenne  sont  devenus  parfois  les  organes 
même  de  la  vérité  immuable  et  suprême,  mais  en  fùt- 
il  autrement,  il  faudrait  recueillir  encore  leurs  paroles 
avec  une  pieuse  admiration  et  des  sympathies  presque 
religieuses,  car,  comme  l'a  dit  un  écrivain  célèbre  (1), 
tout  ce  qui  est  beau  ,  tout  ce  qui  est  intime  ,  tout  ce 
qui  est  noble  participe  de  la  religion  (2). 

Vous  êtes  pour  la  plupart  sans  doute,  Messieurs,  fa- 
miliarisés avec  le  plus  ancien  et  le  plus  grand  poète 
de  la  Grèce  et  de  tous  les  poètes  connus.  C'est  de  lui, 
vous  le  savez,  que  notre  grand  Bossuet  avait  coutume 
de  dire  qu'il  allumait  son  flambeau  aux  rayons  du  so- 
leil d'Homère,  et  vous  avez  admiré  plus  d'une  fois 
cette  verve  intarissable  et  puissante  ,  cette  narration 
en  même  temps  naïve  et  sublime,  cette  peinture  ex- 
quise et  fidèle  des  âges  qui  ne  sont  plus ,  toutes  qua- 
lités qui  distinguent  si  éminemment  ce  vieil  et  divin 
Homère,  et  je  ne  craindrai  pas  d'être  démenti  par  vous 

(i)  M.  Benjamin  Constant,  dans  son  livre  De  la  Religion, 
(2)  L'auteur  avait  lu  pour  la  première  fois  ce  travail  dans  une  cir- 
constance telle  que  l'on  pouvait  attendre  de  lui  une  composition  ex- 
clusivement religieuse,  et  il  s'excusait  ainsi  de  s'être  appuyé  seule- 
ment sur  des  autorités  classiques  et  profanes. 


—  225  —  ■ 

en  ajoutant  que  c'est  surtout  dans  l'expression  des 
sentiments  du  cœur  que  le  grand  poète  est  toujours 
dignement  inspiré,  et  se  recommande  à  toutes  les  ad- 
mirations et  à  toutes  les  sympathies.  «  En  lisant  Ho- 
»  mère,  a  dit  l'un  des  plus  grands  écrivains  de  notre 
»  siècle  (1),  tantôt  on  entend  pétiller  autour  de  soi  ce 
»  feu  générateur  qui  fait  vivre  la  vie,  et  tantôt  on  se 
»  sent  humecté  par  la  rosée  qui  distille  de  ses  vers 
»  enchanteurs  sur  la  couche  poétique  des  immortels  ; 
»  il  sait  répandre  la  voix  divine  autour  de  l'oreille  hu- 
»  maine,  comme  une  atmosphère  sonore  qui  résonne 
»  encore  après  que  le  Dieu  a  cessé  de  parler.  Il  peut 
»  évoquer  Andromaque  et  nous  la  montrer  comme  son 
»  époux  la  vit  la  dernière  fois,  frissonnant  de  tendresse 
»  et  riant  des  larmes.  » 

Ces  adieux  d'Hector  et  d'Andromaque  qui  d'ordinaire 
sont  mis  dans  les  mains  des  élèves  des  hautes  classes 
d'humanités,  offrent  sans  doute  un  admirable  tableau 
où  le  pathétique  et  le  sublime  abondent  et  semblent 
se  disputer  le  prix.  Je  ne  sais ,  Messieurs ,  si  je  m'a- 
buse, mais  à  côté  de  ce  morceau  célèbre ,  je  serais 
presque  tenté  parfois  de  mettre  sur  la  même  ligne,  ou 
du  moins  à  très-légère  distance,  l'humble  prière  du 
vieux  Priam  qui  vient  demander  à  son  farouche  vain- 
queur les  restes  mortels  de  son  fils.  Je  suis  toujours 
profondément  touché  de  l'abaissement  de  cette  tête 
royale  et  de  ce  front  dépouillé  par  la  vieillesse  et  flé- 
tri par  l'infortune.  Je  ne  crois  pas  que  dans  aucune 
langue  au  monde,  il  existe  rien  de  beau  comme  ces 

(1)  Le  comte  de  Maistre. 


—  226  — 

paroles  suppliantes  du  plus  malheureux  des  pères  et 
des  rois  :  «  Souvenez-vous  de  votre  père  ,  ô  Achille 
»  semblable  aux  dieux.  S'il  est  courbé  comme  moi 
»  sous  le  poids  des  années,  et  si  comme  moi  il  touche 
»  au  dernier  terme  delà  vieillesse,  peut-être  en  ce  mo- 
»  ment  même  est-il  accablé  par  de  puissants  voisins, 
»  sans  avoir  auprès  de  lui  personne  pour  le  défendre. 
»  Et  cependant  lorsqu'il  apprend  que  vous  vivez,  il  se 
»  réjouit  dans  son  cœur;  chaque  jour  il  espère  voir 
»  son  fils  revenir  de  Troie,  mais  moi,  le  plus  inforlu- 
»  né  des  pères,  de  tant  de  fils  que  je  comptais  dans  la 
»  grande  Sion  ,  je  ne  crois  pas  qu'un  seul  existe  en- 
»  core...  Il  m'en  restait  un  qui  défendait  ses  frères  et 
»  sa  patrie,  c'était  le  vaillant  Hector.  Il  vient  de  tom- 
»  ber  sous  vos  coups  en  combattant  pour  son  pays,  et 
3)  c'est  pour  que  vous  me  rendiez  ce  qui  reste  de  lui 
»  que  je  suis  venu  jusqu'aux  vaisseaux  des  Grecs.  Je 
»  voudrais  racheter  le  corps  de  mon  Hector,  et  je  vous 
»  apporte  une  immense  rançon.  Respectez  les  dieux  , 
»  ô  Achille,  ayez  pitié  de  moi,  souvenez-vous  de  votre 
»  père.  Je  suis  plus  à  plaindre  que  lui,  et  nul  infor- 
»  tuné  n'a  jamais  été  réduit  à  cet  excès  de  misère  ;  je 
»  viens  baiser  la  main  qui  m'a  ravi  mon  fils  !  » 

Ce  langage  humble  ,  timide  et  déchirant  offre  en 
même  temps  un  prodige  de  touchante  éloquence ,  et 
de  merveilleuse  habileté.  Le  rapprochement  qui  ter- 
mine le  discours  de  Priam  est  présenté  même  avec  un 
art  tel  que  le  vainqueur  ne  peut  s'en  irriter,  et  qu'il 
ne  saurait  refuser  quelque  pitié  à  l'auguste  vieillard 
dont  il  va  tout  d'abord  repousser  la  prière.  Les  anciens 
nous  offrent  de  fréquents  modèles  de  cette  simplicité  ma- 


—  227  — 

jeslueuse  et  touchante  à  laquelle  il  n'a  été  donné  que 
très-rarement  aux  modernes  d'atteindre.  Ainsi ,  dans 
une  tragédie  justement  célèbre  et  la  plus  irréprocha- 
ble de  toutes  celles  de  son  auteur,  on  voit  venir  une 
mère  qui  supplie  aussi  le  meurtrier  de  tous  les  siens 
d'épargner  la  vie  du  seul  fils  qui  lui  reste.  Cette  tra- 
gédie c'est  Mérope,  et  l'auteur  est  Voltaire.  La  veuve 
de  Cresphonle,  roi  de  Messénie,  détrôné  et  mis  à  mort 
par  un  usurpateur  audacieux  et  cruel,  demande  grâce 
pour  son  fils  Egyste ,  encore  dans  la  fleur  de  la  jeu- 
nesse, et  qui  vient  de  tomber  au  pouvoir  du  meurtrier 
de  son  père.  Ayez  pitié,  dit-elle  , 

Ayez  pitié  des  pleurs  dont  mes  yeux  sont  noyés, 
Que  vous  faut-il  de  plus  ?  Mérope  est  à  vos  pieds  ; 
Mérope  les  embrasse  et  craint  votre  colère. 
A  cet  effort  affreux,  jugez  si  je  suis  naére  ! 
Jugez  de  mes  tourments  ! 

Les  premiers  vers  sont  touchants  assurément  ,  mais 
j'avoue  que  les  deux  qui  terminent  me  paraissent 
d'une  inconvenance  locale  ,  et  d'une  étrangeté  qui  ne 
se  peuvent  concevoir  sous  la  plume  d'un  homme  chez 
lequel  sans  doute  un  immense  esprit  abondait  beau- 
coup plus  cependant  que  le  génie.  Priam  résigné  à  son 
sort  et  humilié  sous  le  coup  de  tant  de  malheurs,  a  dû 
déplorer  humblement  son  infortune,  et  la  remettre 
sous  les  yeux  d'Achille  pour  tâcher  d'attendrir  son 
cœur;  Mérope,  avouant  à  son  ennemi  qu'elle  fait  un 
effort  affreux  en  embrassant  ses  genoux ,  provoque  sa 
vengeance  et  compromet  les  jours  de  son  fils.  Le  poète 
moderne  est  tombé  dans  une  exagération  déclamatoire 


—  228  ~ 

et  contre  nature  ;  Homère  seul  a  su  parler  le  langage 
du  cœur,  et  le  cœur  l'a  inspiré  de  tout  le  charme  du 
sentiment,  et  de  tout  le  prestige  de  la  véritable  élo- 
quence :  Pechis  est  qiiod  disertum  facit. 

Je  n'ai,  Messieurs,  cité  ces  quelques  vers  de  Voltaire, 
que  parce  que  l'analogie  m'a  paru  frappante  dans  la 
position  de  Mérope  comme  dans  celle  du  vieux  Priam, 
et  certes  ce  n'est  pas  dénigrer  le  poète  français,  ce  n'est 
point  le  traiter  d'une  manière  indigne  de  sa  renommée 
et  de  son  talent ,  que  de  constater  qu'il  a  été  vaincu 
par  le  grand  Homère.  J'ajouterai  même  qu'il  est  diffi- 
cile de  trouver  chez  les  modernes  quelque  chose  qui 
rappelle  à  quelque  degré  que  ce  soit  cette  simplicité 
ravissante  et  sublime  de  la  poésie  antique.  J'ai  honte 
de  le  dire,  s'il  me  fallait  de  toute  nécessité  vous  offrir 
un  exemple ,  je  ne  pourrais  le  trouver  que  dans  un 
genre  de  composition  dont  le  nom  seul  est  loin  de  se 
récommander  ;  ce  serait  dans  la  fiction  d'un  romancier 
Anglais,  que  j'irais  chercher  le  modèle  digne  de  vous 
être  mis  sous  les  yeux.  Ces  récits,  il  est  vrai ,  sont  le 
plus  souvent  des  chroniques  locales  basées  sur  des  tra- 
ditions nationales  et  populaires ,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  difficile  de  croire  que  ce  soit  dans  ces  ébauches 
historiques  que  puissent  se  rencontrer  des  traits  de  la 
plus  haute  et  la  plus  touchante  éloquence.  Puisque  je 
me  suis  livré  avec  vous,  Messieurs,  plutôt  à  une  cau- 
serie littéraire  que  je  n'ai  eu  la  prétention  de  compo- 
ser un  discours  purement  académique,  vous  me  per- 
mettrez de  vaus  faire  juges  de  ce  que  j'avance. 

L'annaliste  anglais  nous  apprend  que  peu  d'années 
après  l'établissement  de  la  dynastie  de  Hanovre ,  un 


—  229  — 
grand  seigneur  Ecossais  avait  consenti  à  conduire  à 
l'audience  de  la  reine  Caroline  de  Brunswick  ,  une 
jeune  fille  de  son  pays  qui  venait  solliciter  la  grâce  de 
sa  sœur  condamnée  à  une  mort  honteuse  pour  un 
crime  dont  il  était  permis  de  croire  qu'elle  n'était 
point  coupable.  La  reine  ,  sans  repousser  tout-à-fait 
la  supplique  ,  fait  cependant  quelques  objections  dont 
la  principale  est  qu'il  peut  y  avoir  péril  de  multiplier 
les  grâces  dans  cette  Ecosse  turbulente  et  indisciplinée 
qui  supporte  difficilement  le  joug  de  l'Angleterre.  Ce 
serait,  ajoute-t-elle,  ce  serait  faire  un  bien  imprudent 
usage  de  la  clémence  royale  que  de  la  prodiguer  au 
moment  même  où  une  émeute  populaire  vient  d'en- 
sanglanter la  ville  d'Edimbourg  et  de  coûter  la  vie  au 
capitaine  anglais  Porteous  ,  qui  commandait  pour  le 
roi,  et  que  les  rebelles  ont  lâchement  assassiné. 

En  entendant  ces  paroles  imposantes  et  sévères 
sorties  de  la  bouche  de  sa  souveraine,  les  traits  de  la 
jeune  villageoise  se  colorent  et  des  larmes  abondantes 
coulent  de  ses  yeux  *  «  Madame ,  s'écrie-t-elle  d'une 
»  voix  entrecoupée  par  les  sanglots ,  j'aurais  été  au 
»  bout  du  monde  pour  sauver  la  vie  du  capitaine 
»  Porteous ,  et  de  toute  autre  personne  qui  se  serait 
»  trouvée  à  sa  place  ,  mais  il  est  mort ,  et  c'est  à  ses 
»  meurtriers  à  répondre  de  leur  conduite  Mais  ma 
»  sœur,  Madame,  ma  pauvre  sœur,  elle  vit  encore, 
»  et  un  seul  mot  de  la  bouche  du  roi  peut  la  rendre 
»  à  un  vieillard  désolé  qui,  dans  ses  prières,  le  matin 
»  et  le  soir,  n'a  jamais  oublié  de  supplier  le  ciel  d'ac- 
»  corder  à  Sa  Majesté  un  règne  long  et  prospère  et 
ù  d'établir  sur  la  justice  son  trône  et  celui  de  sa  pos- 


—  230  — 

»  térité.  Oh  Madame!  si  vous  pouviez  concevoir  ce  que 
»  c'est  que  de  souffrir  pour  une  pauvre  créature  qui 
»  n'est  en  ce  moment  ni  morte  ni  vivante,  ayez  com- 
»  passion  de  notre  malheur!  Sauvez  du  déshonneur 
»  une  honnête  famille  !  Sauvez  une  malheureuse  fille 
»  qui  n'a  pas  encore  18  ans,  d'une  mort  ignominieuse 
»  etprématurée  !  Quand  vient  l'heure  de  la  mort,  My- 
»  lady,  elle  vient  pour  les  grands  comme  pour  les  pe- 
»  tits ,  et  puisse-t-elle  venir  bien  tard  pour  vous  !  Ce 
»  n'est  pas  ce  que  nous  avons  fait  pour  nous,  mais 
»  bien  ce  que  nous  avons  fait  pour  les  autres  qui  peut 
»  nous  donner  de  la  consolation ,  et  à  cette  heure  , 
»  n'importe  quand  elle  arrivera,  vous  aurez  plus  de 
»  plaisir  à  songer  que  vous  avez  sauvé  la  vie  d'une 
»  pauvre  fille,  que  si  vous  faisiez  pendre  tout  l'attrou- 
»  pement  des  meurtriers  de  Porteous.  » 

Je  ne  crois  pas  que  les  sympathies  du  cœur  unies  à 
toute  la  pureté  du  sentiment  chrétien,  aient  inspiré 
jamais  des  paroles  d'une  plus  suave  et  d'une  plus  élo- 
quente simplicité.  Elles  nous  ont  paru  dignes  d'être 
mises  en  parallèle  avec  les  supplications  de  Priam 
lui-même,  et  l'auteur  anglais  semble  vraiment  avoir  ex- 
primé ici  les  sollicitudes  et  les  angoisses  de  la  ten- 
dresse fraternelle  avec  une  douceur  et  une  fidélité 
d'expression  comparables  peut-être,  à  quelques  égards, 
à  cette  grande  et  lamentable  expression  de  tant  de 
douleurs  paternelles  et  royales  que  nous  admirons 
dans  Homère ,  et  qu'a  consacrée  le  suffrage  des 
siècles. 

Ces  mouvements  sublimes  et  touchants ,  que  l'on 
rencontre  souvent  chez  les  poètes  de  l'antiquité,  y  sont 


—  231  — 

plus  rares  peut-être  chez  les  orateurs,  parce  que  ceux 
ci  donnaient  toujours  une  grande  place  à  cette  partie 
de  l'art  oratoire,  que  les  maîtres  ont  appelée  la  con- 
firmation du  discours.  Pour  le  véritable  orateur,  la  pa- 
role était  bien  plus  qu'un  instrument  mélodieux;  c'é- 
tait, avant  tout,  l'art  de  convaincre  et  d'entraîner  par 
le  raisonnement.  Toutefois,  quand  il  rencontrait  sur 
sa  route  de  ces  traits  rapides  et  saisissants,  de  ces  rap- 
prochements qui  émeuvent  et  ravissent,  il  s'en  empa- 
rait avec  d'autant  plus  d'avantage,  que  le  trait  était 
moins  attendu  et  moins  préparé.  C'est  ainsi  que  l'on 
vit  Démosthènes  s'élever  à  une  hauteur  où  il  n'avait  ja- 
mais été  donné  d'atteindre  et  faire  répandre  les  larmes 
d'une  patriotique  et  généreuse  sympathie,  en  rappelant 
aux  Athéniens  qu'ils  ne  devaient  point  regretter  d'a- 
voir suivi  les  conseils  qu'il  leur  avait  donnés  dans  une 
circonstance  mémorable.  La  traduction  ne  peut  repro- 
duire qu'une  image  bien  imparfaite  de  l'incomparable 
beauté  de  cette  apostrophe  célèbre  et  si  connue  :  «  Non , 
»  s'écriait  le  grand  orateur;  non,  Athéniens,  non,  vous 
»  n'avez  point  failli  en  bravant  tous  les  dangers  pour 
»  le  salut  et  la  liberté  de  la  Grèce;  non,  vous  n'avez 
»  point  failli,  j'en  jure,  et  par  les  mânes  de  vos  an- 
»  eètres  qui  ont  péri  dans  les  champs  de  Marathon, 
»  et  par  ceux  qui  ont  combattu  à  Platée,  à  Salamine, 
»  à  Artémise,  par  tous  ces  grands  citoyens  dont  la  Grèce 
»  a  recueilli  les  cendres  dans  des  monuments  publics. 
»  Elle  leur  accorde  à  tous  la  même  sépulture  et  les 
»  mêmes  honneurs  :  oui,  à  tous,  car  tous  avaient  eu 
»  la  même  vertu ,  quoique  la  destinée  souveraine  ne 
»  leur  ait  pas  accordé  à  tous  le  même  succès.  »  Le 


culte  des  anciens,  pour  la  mémoire  des  aïeux,  el  la  so- 
lidarité toujours  revendiquée  dans  leur  gloire,  leurs 
sacrifices  et  leurs  périls  donnaient  à  ces  paroles  élo- 
quentes et  généreuses  un  prix  que  l'égoïsrae  de  nos 
mœurs  modernes  a  quelque  peine  à  concevoir.  Chez 
les  Grecs  le  patriotisme  était  une  religion ,  et  il  est 
malheureusement  trop  vrai  que  chez  nous  il  n'en  est 
pas  ainsi.  Telle  est  même  la  disposition  de  notre  esprit 
national  à  la  légèreté  et  au  sarcasme,  qu'il  pourrait 
devenir  dangereux  souvent  pour  nos  orateurs  de  ten- 
ter une  évocation  pathétique  dans  le  genre  de  celle  que 
nous  venons  de  citer,  et  la  critique  ne  se  ferait  point 
faute  de  taxer  un  pareil  discours  de  portée  prétentieuse 
et  déclamatoire. 

Cependant,  nous  vîmes  dans  le  siècle  dernier  un  ora- 
teur célèbre  entraîner  des  applaudissements  unanimes, 
en  adressant  aussi  une  vive  el  chaleureuse  apostrophe 
à  la  mémoire  chérie  d'un  roi,  dont  la  popularité  s'était 
maintenue  sans  altération  pendant  de  longues  années, 
et  avait  été  respectée  même  par  la  philosophie  scep- 
tique de  ce  siècle  qui  s'était  acharnée  sur  tant  de  hau- 
tes et  grandes  renommées.  Henri  IV,  ce  semble,  pouvait 
seul  être  invoqué  comme  un  type  exact,  comme  une 
personnification  fidèle,  comme  un  des  véritables  aïeux 
d'une  nation  brave,  ardente  et  légère,  qui  se  plaisait  à 
contempler  dans  le  tableau  de  cette  physionomie  royale 
le  mélange  brillant  des  actions  qui  charment ,  des  ver- 
tus qui  subjuguent,  et  quelquefois  des  défauts  qui  sé- 
duisent. C'était  dans  la  première  de  nos  grandes  assem- 
blées délibérantes,  mais  à  une  époque  où  rien  encore  ne 
semblait  menacer  la  France  d'une  catastrophe  inévitable 


et  suprême.  On  cherchait  à  poser  les  bases  d'une  mo- 
narchie tempérée,  et  pour  prouver  que  sous  celle  forme 
de  gouvernement  il  serait  imprudent  de  confier  au  roi 
le  droit  absolu  de  paix  et  de  guerre,  un  orateur  ne  crai- 
gnit pas  d'affirmer  qu'au  moment  de  sa  mort,  Henri  IV 
se  disposait  à  embraser  l'Europe,  sans  autre  motif  sé- 
rieux que  celui  de  donner  satisfaction  à  une  passion 
criminelle.  Un  profond  silence  accueillit  tout  d'abord 
celte  étrange  assertion,  mais  un  membre  de  l'ordre  du 
clergé  demanda  bientôt  la  parole,  et  commença  par  dis- 
cuter la  question  politique  avec  beaucoup  de  calme  et 
de  netteté.  Il  puisa  dans  une  connaissance  profonde  de 
l'histoire  de  France  des  arguments  puissants  contre  l'o- 
pinion qu'il  venait  combattre.  Arrivé  au  fait  particulier 
cité  par  le  précédent  orateur,  il  ajouta  d'une  voix  émue  : 
«^Le  préopinant  s'est  montré  bien  plus  hardi  encore. 
»  et  Henri  IV,  le  seul  roi  dont  le  peuple  conserve  et 
»  bénisse  la  mémoire,   n'a  pu  trouver  grâce  devant 

»  lui Permettez,  Messieurs,  à  un  représentant  de 

»  la  nation,  de  réclamer  dans  ce  sanctuaire  une  grande 
»  pensée  pour  la  gloire  de  Henri.  Onibre  auguste  ! 
»  ombre  chérie,  sors  du  tombeau,  viens  demander  jus- 
»  lice  à  la  nation  assemblée.  Le  plus  beau  de  tes  pro- 
»  jets  est  méconnu.  Viens  éprouver  dans  ce  moment 
»  ce  que  peut  encore  sur  les  Français  le  souvenir  d'un 
»  grand  roi  !  Viens,  montre-nous  ce  sein  encore  percé 
»  du  fer  dont  la  calomnie  arma  les  mains  impies  du 
»  fanatisme  I  Viens ,  l'admiration  et  les  larmes  de  tes 
5)  enfants  vont  venger  ta  mémoire!...  »  Après  des  déve- 
loppements historiques,  que  leur  étendue  ne  nous  per- 
met pas   de   reproduire ,   l'orateur  continuait   ainsi  : 


_  234  — 

«  Non,  Messieurs,  Henri  IV  n'allait  point  mettre  l'Eu- 
»  rope  en  feu  pour  satisfaire  une  passion  insensée,  il 
»  allait  exécuter  un  projet  médité  depuis  vingt  ans,  un 
»  projet  qu'il  avait  concerté  avec  la  reine  Elisabeth 
»  par  une  correspondance  suivie  et  par  une  ambassade 
»  particulière.  Ce  roi,  général  et  soldat,  qui  savait  cal- 
»  culer  les  obstacles,  parce  qu'il  était  accoutumé  à  les 
»  vaincre,  voulait  entreprendre  une  guerre  de  trois 
»  ans  pour  former  de  l'Europe  une  vaste  confédéra- 
»  tion,  et  pour  léguer  au  genre  humain  le  superbe 
»  bienfait  d'une  paix  perpétuelle.  Tous  les  fonds  de 
»  cette  entreprise  étaient  prêts,  tous  les  événements 
»  étaient  prévus.  Pendant  quinze  mois  il  n'avait  pu 
»  persuader  son  ami  Sully  ,  dont  le  caractère  sage 
»  et  précaulionné  ne  pouvait  se  livrer  à  aucune  illu- 
»  sion,  et  encore  moins  aux  illusions  de  la  gloire;  mais 
»  Sully,  convaincu  enfin  par  Henri  IV,  reconnut  que 
»  le  plan  de  son  héros  était  juste ,  facile  et  glorieux. 
»  C'est  cette  sublime  conception  du  génie  de  Henri  IV, 
»  c'est  cette  guerre  politique  et  vraiment  populaire 
»  dont  le  succès  devait  faire  de  notre  Henri  le  plus 
»  grand  homme  qui  ait  jamais  paru  dans  le  monde; 
»  c'est  ce  magnifique  résultat  de  vingt-une  années  de 
»  réflexions  qu'on  ne  rougit  pas  de  nous  présenter 
»  comme  le  mouvement  de  la  plus  honteuse  faiblesse  ! 
»  Au  milieu  des  préparatifs  de  son  départ  pour  l'Alle- 
»  magne,  le  bon  Henri,  le  vainqueur  de  la  Ligue,  de 
)>  l'Espagne,  de  Mayenne,  d'Ivry,  d'Arqués,  de  Fonlaine- 
it  Française,  le  seul  conquérant  légitime,  le  meilleur  de 
»  tous  les  grands  hommes,  avait  une  si  haute  idée  de 
»:  son  projet,  qu'il  ne  comptait  plus  pour  rien  sa  gloire 


—  235  — 

»)  passée ,  et  qu'il  ne  fondait  plus  sa  renommée  que 
»  sur  le  succès  de  celte  conquête  immortelle  de  la 
»  paix.  Quatre  jours  avant  sa  mort  il  écrivait  à  Sully  : 
»  Si  je  vis  encore  lundi,  ma  gloire  commencera  lundi. 
»  0  ingratitude  d'une  aveugle  postérité  !  ô  incertitude 
î  des  jugements  humains!  Si  je  vis  encore  lundi,  ma 
»  gloire  commencera  lundi.  Hélas  !  il  ne  vint  pas  jus- 
»  qu'au  lundi,  et  ce  fut  le  vendredi  que  le  plus  exécrable 
»  des  parricides  rendit  nos  pères  orphelins,  et  fit  ver- 
»  ser  à  toute  la  France  des  larmes,  qu'une  révolution 
3)  de  près  de  deux  siècles  n'a  pas  encore  pu  tarir.  »  (Ici 
l'orateur  fut  interrompu  par  des  applaudissements  una- 
nimes). «  Je  croyais.  Messieurs,  dit-il  en  finissant,  je 
»  croyais  devoir  une  réparation  publique  à  la  mémoire 
»  de  Henri  IV,  mais  c'est  vous  qui  venez  de  la  faire 
»  d'une  manière  bien  plus  digne  de  lui.  Henri  IV  est 
B  vengé  !  » 

Cette  réplique  si  pleine  de  verve,  de  chaleur  et  d'ani- 
mation, peut  certainement  être  offerte  comme  un  modèle 
achevé  d'éloquence  classique,  et  il  faut  quelque  courage 
peut-être  pour  oser  dire  qu'elle  cède  cependant  à  la  ma- 
gnifique évocation  de  Démosthènes ,  dont  elle  excède 
la  prétention  et  dépasse  l'éclat  et  le  retentissement, 
sans  pouvoir  pour  cela  en  reproduire  complètement 
toute  la  spontanéité  religieuse  et  la  majestueuse  su- 
blimité. C'est  là,  Messieurs,  l'un  des  caractères  les  plus 
remarquables  de  la  littérature  antique  ;  tout  y  est  juste, 
simple,  sage  et  restreint,  sans  que  jamais  ni  l'harmo- 
nie des  paroles,  ni  l'heureuse  inspiration  du  cœur  fas- 
sent un  seul  instant  défaut.  Il  s'est  rencontré  pourtant 
une  certaine  école  littéraire  qui  s'était  ingéniée  à  trou- 
soc,  d'ag.  17 


--  236  — 

ver  dans  les  ouvrages  des  anciens  un  peu  de  froideur 
et  un  ton  quelque  peu  lourd,  monotone  et  compassé. 
Les  faits  et  les  textes  protesteraient,  s'il  le  fallait, 
contre  une  assertion  téméraire  et  hasardée.  Je  crois  y 
avoir  fait  par  avance  une  réponse  décisive  et  péremp- 
toire ,  quand  je  vous  remettais  sous  les  yeux  quelques 
passages  du  grand  poète  et  du  grand  orateur  de  la 
Grèce,  et  je  regrette  vivement  que  le  temps ,  non  plus 
que  les  bornes  de  ce  discours,  ne  me  permettent  pas 
d'entrer  maintenant  dans  des  détails  assez  étendus  pour 
vous  démontrer  encore,  pièces  en  main,  que  la  littéra- 
ture de  l'ancienne.  Rome  nous  offre  aussi  d'admirables 
modèles  du  vrai  beau  dans  l'expression  comme  dans 
la  pensée.  Si  ce  reproche  de  monotonie  et  de  froideur 
pouvait  atteindre  l'un  de  ces  grands  écrivains  de  la  la- 
tinité profane,  le  plus  directement  menacé  sans  doute, 
le  plus  compromis  devrait  être  Gicéron  lui-même,  qui 
toujours  donne  tant  à  la  pompe  du  discours  et  à  l'har- 
monie du  langage.  Et  cependant,  où  pourrait-ôn  trou- 
ver quelque  chose  de  plus  vif  et  de  plus  puissant  que 
ses  Catilinaires?  de  plus  énergique  et  plus  animé  que 
ses  terribles  harangues  contre  le  proconsul  Verres?  de 
plus  pathétique  et  de  plus  tendre  que  sa  défense  du  pa- 
tricien Milon ,  dont  la  dernière  partie  surtout ,  que  son 
étendue  ne  nous  permet  pas  de  vous  citer,  a  été  rappelée 
souvent  comme  le  monument  d'éloquence  judiciaire  le 
plus  touchant  et  le  plus  parfait  dont  les  annales  d'au- 
cun peuple  aient  pu  jamais  garder  la  mémoire?  Croyez- 
le  bien.  Messieurs,  le  grand  orateur  n'avait  pu  puiser 
ailleurs  que  dans  son  cœur  cette  inspiration  merveil- 
leuse du  langage  et  du  sentiment  :  Pectus  est  quocl  di- 
sertum  facit. 


—  237  — 

Dans  les  écrits  les  plus  justement  renommés  qui  datent 
des  beaux  jours  de  la  littérature  de  l'ancienne  Rome,  ce 
n'est  pas  seulement  la  pureté  même  exquise  du  style  qui 
nous  ravit  et  nous  charme  ;  nous  la  priserions  bien  peu 
si  elle  n'était  relevée  par  les  émotions  pathétiques  et 
profondes.  Tite-Live,  par  exemple,  toujours  si  disert, 
si  correct,  si  complètement  irréprochable  sous  le  rap- 
port de  la  diction,  nous  paraîtrait  bien  peu  intéressant 
s'il  ne  secouait  parfois  le  joug  de  sa  limpide  et  bril- 
lante uniformité,  en  nous  exprimant  dans  un  langage 
plus  touchant  encore  que  pur  et  achevé,  soit  les  sollici- 
tudes paternelles  du  vieil  Horace,  soit  les  anxiétés  pa- 
triotiques et  les  supplications  maternelles  de  Véturie. 
Tacite  ne  serait  pour  nous  qu'un  narrateur  obscur  et 
barbare,  s'il  n'avait  trouvé  l'art  de  nous  faire  partager 
la  généreuse  indignation  qui  l'animait  lui-même  contre 
une  odieuse  et  exécrable  tyrannie,  et  si  son  âme  élevée 
et  sublime  ne  s'était  inspirée  de  toute  l'énergie  de  ce 
fier  Galcacus,  qui  appelle  ses  Bretons  au  combat,  en 
les  adjurant  au  nom  de  leurs  aïeux  et  de  leur  posté- 
rité :  Ituri  inaciem  et  majores  vestros  et  posteras  cogitate. 
Le  cœur  encore  a  dicté  ces  pages  sublimes  et  touchan- 
tes de  l'éloge  de  cet  Agricola ,  plus  heureux  par  sa 
mort,  survenue  dans  des  jours  encore  lolérables,  que 
par  sa  vie,  qui  se  perpétue  dans  les  cieux,  tandis  qu'elle 
n'aurait  pu  se  prolonger  sur  la  terre  que  pour  le  ren- 
dre témoin  de  tant  d'horreurs. 

La  poésie  antique  s'est  inspirée  aussi  des  sentiments 
intimes  de  l'âme,  et  Horace  lui-même,  le  chantre  des 
plaisirs,  nous  touche  profondément  quand  il  exprime, 
dans  des  vers  admirables,  ses  anxiétés  pour  l'heureuse 


—  238  — 

navigation  du  vaisseau  de  la  république,  ou  qu'il  pleure 
sur  Quintilien ,  trop  tôt  ravi  à  l'amitié ,  ou  qu'il  pré- 
voit le  jour  fatal  où  bientôt  il  lui  faudra  tout  quit- 
ter de  ce  qui  fait  le  charme  et  la  consolation  de  la  vie. 
Le  terrible  Juvénal,  si  rude,  si  emporté,  si  fougueux, 
ne  doit  ses  succès  qu'à  la  fidèle  et  complète  expression 
de  la  pensée  qui  l'oppresse  : 

Facit  indignatio  versum. 


Quant  à  Virgile,  n'est -il  pas  le  chantre  par  excel- 
lence des  plus  doux  sentiments  du  cœur?  N'est-ce  pas 
à  l'art  avec  lequel  il  a  su  nuancer  cette  teinte  pathé- 
tique et  touchante  qui  nous  charme  dans  ses  vers , 
qu'il  a  dû  la  meilleure  partie  de  sa  gloire?  Nul  poète 
autant  que  lui  ne  nous  inspire  d'étroites  et  intimes 
sympathies  et  ne  nous  a  fait  répandre  plus  de  larmes, 
en  flous  déroulant  le  lamentable  tableau  des  misères 
humaines! 

Sunt  lacrymse  rerum  et  menlem  mortalia  tangunt. 

Dans  nos  langues  modernes,  tous  les  grands  orateurs 
ont  trouvé  aussi  dans  les  inspirations  du  cœur  une 
source  puissante  et  féconde.  Bourdaloue ,  d'ordinaire 
si  sobre  d'ornementation^  n'en  excite  pas  moins  des 
émotions  profondes,  parce  qu'on  sent  à  l'énergie  et  à 
la  conviction  de  son  langage  qu'il  est  préoccupé  jus- 
qu'au fond  de  l'âme  de  l'accomplissement  de  son  au- 
guste ministère,  et  qu'il  est  visible  toujours  que  le  sa- 
lut de  son  auditeur  est  chose  d'un  prix  inestimable  à 
ses  yeux.  C'est  ainsi  encore  que  l'on  peut  dire  avec 
raison  que  le  cœur  le  rend  éloquent  :  Pectus  est  quod 


—  239  — 

disertum  facit.  Le  nom  seul  de  Massillon  rappelle  le 
^ouvenir  achevé  de  la  plus  douce  et  de  la  plus  tou- 
chante éloquence.  On  est  ému  autant  que  l'orateur  lui- 
même  quand  on  relit  la  tendre  et  pieuse  expression  de 
ses  vœux  pour  un  orphelin  royal,  nouveau  Joas,  resté 
seul  des  débris  de  toute  une  race  auguste,  pour  le  fils 
des  Clotilde  et  des  Blanche  de  Castille,  faible  enfant  que 
son  père  et  sa  mère  ont  abandonné,  mais  que  le  Sei- 
gneur a  semblé  prendre  sous  son  appui  tulélaire  !  Enfin, 
la  touche  sublime  et  sévère  de  Bossuet  sait  aussi  s'atten- 
drir, et  ce  n'est  pas  quand  on  le  voit  ainsi  descendre  de  sa 
hauteur  et  compatira  de  grandes  infortunes,  qu'il  nous 
apparaît  moins  digne  de  louanges  et  d'admiration.  On 
est  comme  transporté  et  ravi,  soit  qu'il  évoque  de  sa 
voix  puissante  le  cœur  de  l'illustre  veuve  de  Charles  le"", 
et  qu'il  nous  montre  cette  froide  poussière  prête  à  se 
ranimer  au  seul  nom  d'un  époux  si  cher,  soit  qu'il  dé- 
plore la  fin  prématurée  de  celte  jeune  princesse  qui  bril- 
lait de  tant  de  grâces,  et  qui  tout  subitement  s'est  éteinte 
et  flétrie  comme  une  tendre  fleur  qui  ne  vit  que  l'espace 
d'un  jour,  soit  enfin  qu'il  couronne  sa  glorieuse  car- 
rière d'orateur  par  de  touohants  adieux  au  vainqueur 
de  Rocroy,  et  qu'il  consacre  à  ce  héros  dont  l'amitié 
fut  si  commode  et  le  commerce  si  doux,  les  derniers 
efforts  d'une  voix  qui  lui  fut  connue. 

Les  poètes  modernes  noiîs  offriraient  à  leur  tour  de 
nombreux  et  remarquables  exemples  à  citer  à  l'appui  de 
notre  thèse,  mais  nous  n'avons  pas  besoin,  pour  la  jus- 
tifier, de  nous  livrer  à  de  si  longues  recherches,  ni 
d'entrer  ici  dans  de  nouveaux  développements.  Puis- 
qu'il n'est  pas  contestable  que  la  poésie  ne  soit  surtout 


_  240  — 

la  vive  et  rapide  expression  d'un  enthousiasme  ardent 
et  spontané,  il  faut  bien  admettre  que  l'inspiration  du 
cœur  est  nécessaire  au  poète  comme  l'air  qu'il  respire. 
Sans  vouloir  donc  étendre  outre  mesure  les  limites  de 
ce  discours,  nous  pouvons  le  clore  par  une  double  ci- 
tation qui,  nous  l'espérons,  aura  pour  effet  de  démon- 
trer et  de  rendre  palpable  l'influence  du  sentiment  in- 
time de  l'âme  sur  les  caractères  variables  de  l'élo- 
quence, et  la  véritable  portée  de  l'art  oratoire. 

Dans  les  pluB  mauvais  jours  de  notre  tourmente  révo- 
lutionnaire, le  flot  populaire  avait  porté  aux  honneurs 
de  la  législature,  un  homme  qui  ne  pouvait  avoir  d'autre 
titre  à  cette  faveur  qu'une  violence  d'opinions  qu'il  exa- 
gérait jusqu'à  la  démence.  Son  éducation  n'avait. pas  été 
le  moindrement  cultivée,  ni  ses  mœurs  adoucies  jamais 
par  le  contact  d'une  société  convenable  et  polie.  Il  exer- 
çait la  profession  de  boucher  et  ne  s'élevait  guère,  par 
quoi  que  ce  fût,  au-dessus  de  son  ignoble  entourage. 
Il  semblait  qu'un  pareil  personnage  devait  être  relégué 
à  toujours  dans  la  foule  des  plus  obscurs  démagogues, 
et  que  jamais  sa  lourde  nullité  n'oserait  s'élever  jus- 
qu'aux abords  de  la  tribune  aux  harangues.  Il  l'osa  ce- 
pendant, après  toutefois  y  avoir  préludé  par  des  scènes 
inouies  et  les  luttes  publiques  d'un  honteux  pugilat, 
dirigé  contre  ceux  de  ses  collègues  qui  ne  partageaient 
pas  toutes  ses  fureurs.  Ceux-ci  le  traitaient  d'ailleurs 
comme  un  misérable  maniaque  beaucoup  plus  que 
comme  un  adversaire  sérieux.  C'était  à  ce  point  qu'un 
jour  un  député  (1),  devenu  plus  particulièrement  l'ob- 

(1)  M.  Lanjainais. 


_  241  — 

jet  de  ses  violences,  lui  dit  avec  une  dédaigneuse  iro- 
nie :  «  Fais  donc  décréter  d'abord  que  je  suis  un  bœuf, 
pour  avoir  ensuite  le  droit  de  m' assommer  !  »  Plaisan- 
terie assez  étrange  dans  ces  terribles  jours ,  mais  qui 
prouve  du  moins  que  cet  homme,  tout  souillé  de  sang, 
inspirait  de  si  profonds  dégoûts,  que  l'horreur  s'en 
trouvait  comme  émoussée.  Or,  chez  ce  législateur-bou- 
cher il  arriva  qu'un  jour  l'orgueil  vint  en  aide  au  crime. 
Il  crut  tout  bonnement  qu'il  pourrait  faire  un  orateur 
tout  aussi  bien  qu'un  autre,  et,  au  moment  où  l'on  s'y 
attendait  le  moins,  il  s'ingénia  de  demander  la  parole. 
La  vulgarité  de  son  langage,  où  les  règles  de  la  gram- 
maires étaient  traitées  comme  tout  le  reste,  commença 
par  exciter  un  mouvement  général  d'hilarité,  auquel 
succéda  bientôt  un  frémissement  sourd  et  sinistre  (1). 
A  Dieu  ne  plaise  que  nous  venions  vous  remettre  sous 
les  yeux  la  moindre  partie  de  cette  effroyable  harangue  ! 
Ce  ne  serait  pas  dans  une  solennité  académique  qu'il 
pourrait  convenir  do  citer  une  tirade  de  ce  genre;  cène 
serait  pas  dans  l'asile  paisible  et  charmant  des  muses 
que  nous  voudrions  venir  évoquer  le  hurlement  des 
furies. 

Cependant,  quand  le  crime  eut  comblé  sa  mesure, 
il  s'opéra  dans  l'esprit  et  les  sentiments  de  cette  nation, 
toujours  mobile,  impressionnable  et  légère,  un  retour 
heureux.  La  tempête  s'apaisa,  l'horizon  politique  ap- 
parut moins  menaçant  et  moins  sombre,  et,  quelques 
années  écoulées,  au  lieu  d'amonceler  des  ruines  nou- 


(1)  Il  s'offrait  à  dépecer  le  corps  de  Louis  XVI  en  quatre-vingt-trois 
morceaux,  qu'il  proposait  d'envoyer  à  chacun  des  départements. 


_  242  — 

velles,  on  s'occupait  partout  de  réparations  salutaires. 
Au  moment  de  cette  réaction  providentielle,  le  man- 
dat du  boucher -législateur  subsistait  encore.  Il  conti- 
nuait à  siéger  dans  l'assemblée,  et  son  âme,  naguère 
hideuse  et  féroce,  avait  fini  par  s'attendrir.  Rassasié  de 
sang  et  dépassé  dans  ses  cruautés,  il  avait  connu  le  re- 
mords :  sa  fureur  s'était  adoucie,  des  sentiments  plus 
humains  étaient  entrés  dans  son  cœur.  Il  cherchait 
alors  à  réparer,  autant  qu'il  était  en  son  pouvoir,  le 
mal  auquel  il  avait  concouru.  Il  usait  de  son  crédit  pour 
faire  ouvrir  les  portes  des  prisons  aux  innombrables 
victimes  de  la  tyrannie  tombée;  il  venait  avec  empres- 
sement en  aide  aux  fugitifs  et  aux  proscrits  ;  il  saisis- 
sait enfin  toutes  les  occasions  de  fermer  des  plaies 
encore  saignantes,  et  de  faire  oublier  ses  emportements 
révolutionnaires.  C'est  dans  cette  disposition  d'esprit 
qu'il  reparut  à  la  tribune  pour  appuyer  le  projet  de 
restitution  des  biens  des  condamnés,  confisqués  au 
préjudice  de  tant  de  familles  réduites  ainsi  à  la  plus 
extrême  détresse.  Cette  fois,  Messieurs,  l'orateur  ridi- 
cule et  grotesque  s'éleva  jusqu'à  la  véritable  éloquence. 
Il  produisit  sur  tous  les  bancs  une  impression  immense 
et  profonde,  et  la  mesure  qu'il  était  venu  appuyer  fut 
décrétée  par  acclamation  :  f(  Ah  !  s'écria-t-il,  si  je  pos- 
»  sédais  des  biens  qui  eussent  appartenu  à  l'une  de  ces 
»  victimes  (eh!  n'en  était-il  pas  que  nous  aurions 
s  voulu  racheter  au  prix  de  tout  notre  sang  ?)  jamais 
»  je  ne  pourrais  trouver  de  repos.  Le  soir,  en  me 
»  promenant  dans  un  jardin  solitaire,  je  croirais  voir 
»  dans  chaque  goutte  de  rosée  les  pleurs  de  l'orphelin 
»  dont  j'occuperais  l'héritage.  »  En  recueillant  ces  tou- 


—  243  — 

chantes  et  nobles  paroles,  n'avez-vous  pas  saisi  déjà. 
Messieurs,  la  cause  de  cette  transformation  prodigieuse  ? 
De  l'homme  abruti  et  vulgaire  il  n'était  sorti  que  les 
accents  du  délire  et  de  la  rage,  mais  les  généreuses 
inspirations  du  cœur  ont  suffi  pour  le  ramener  dans 
la  voie  du  beau  et  du  vrai,  et  pour  lui  faire  parler  le 
langage  d'une  conviction  puissante  et  d'une  incon- 
testable éloquence,  pedus  est  quod  disertiim  facit 

C'est  à  regret,  Messieurs,  et  presque  malgré  moi 
que  je  me  suis  laissé  aller  à  vous  citer  cet  épisode  de 
nos  saturnales  révolutionnaires,  qui  cependant  rentrait 
si  bien  dans  mon  sujet,  mais  je  ne  veux  point  vous  lais- 
ser sous  ces  impressions  lugubres  et  funèbres ,  et  je  me 
hâte  de  vous  faire  remarquer  que  ces  temps,  de  hi- 
deuse mémoire,  ne  font  après  tout  qu'un  point  dans 
notre  histoire ,  point  sinistre,  mais  que  l'avenir  devait 
recouvrir  d'une  image  de  gloire  (i).  C'est  l'un  des  plus 
grands  poètes  tragiques  de  l'antiquité  qui  l'a  dit  :  «  Le 
»  Dieu  qui  règne  sur  l'univers  n'a  point  créé  l'homme 
»  pour  l'infortune.  Comme  cette  constellation  aux  re- 
»  plis  circulaires ,  la  douleur  et  la  joie  s'enirelaccnt 
B  dans  l'existence  de  l'homme  (2).  »  Il  en  est  de 
même  dans  la  vie  des  nations.  Cette  France ,  qui 
elle  aussi  avait  tué  les  prophètes  et  les  pontifes,  et  ren- 
versé les  autels,  a  eu  ses  jours  de  magnifique  répara- 
tion. C'est  à  elle,  c'est  à  ses  drapeaux  triomphants  que 
naguère  le  Pontife  suprême  a  dû  sa  réintégration  sur 


(1)  Ce  passage  a  été  écrit  il  y  a  plusieurs  années  ;  ce  serait  à  tort 
ainsi  que  l'on  voudrait  y  chercher  des  allusions  actuelles. 

(2)  SOPH.,  Trach.,  v.  128. 


—  244  —    ■ 
le  siège  de  Pierre,  et  son  retour  au  sein  de  la  ville 
éternelle.  L'irapiélé  avait  frémi  de  se  voir  enlever  ainsi 
la  proie  qu'elle  convoitait  depuis  si  longtemps,  et  qu'elle 
s'était  flattée  un  instant  d'avoir  saisie  à  tout  jamais. 
Aussi  la  vîmes-nous  se  ruer  contre  le  pouvoir,  qui  se 
disposait  à  relever  les  ruines  qu'elle  avait  faites.  On 
l'entendit  lui  demander  avec  l'expression  de  la  colère 
et  le  frémissement  de  la  rage  déçue,  ce  qu'il  voulait 
faire  de  la  république  romaine  qu'il  allait  envahir.  Les 
explications  ne  se  firent  pas  attendre  :  «  Nous  ne  vou- 
»  Ions  pas,  répondit  aussitôt  une  voix  éloquente  et  gé- 
»  néreuse,  nous  ne  voulons  pas  faire  de  la  république 
»  romaine  la  république  de  quelques  millions  de  ré- 
»  publicains  chimériques,  nous  voulons  en  faire  la  pa- 
»  trie  de  tout  le  monde,  le  pays  dans  lequel,  après  le 
»  sien,  tout  le  monde  vit  par  l'intelligence,    par  le 
»  cœur,  par  les  sympathies  ;  oîi  depuis  dix-huit  siècles 
»  tout  le  monde  est  venu  apporter  sa  pierre,  son  res- 
»  pect,  où  la  poussière  même  est  imprégnée  de  véné- 
»  ration,  du  sang  des  saints,  des  héros,  des  martyrs. 
»  Voilà  ce  qui  fait  de  Rome  la  ville  éternelle,  voilà  ce 
»  que  c'est  que  Rome,  voilà  ce  qu'elle  veut  être,  ce 
»  qu'elle  continuera  à  être  (1)!  »  Que  vous  semble. 
Messieurs,  de  cette  admirable   réponse?    Que  dites- 
vous  de  cette  magnifique  improvisation  ?  Ne  croyez- 
vous  pas,  comme  nous,  qu'elle  n'a  pu  être  inspirée 
que  par  le  cœur?  N'y  avez-vous  pas  reconnu  l'expres- 
sion fidèle  d'un  cœur  noble  et   dévoué,   les   accents 

(1)  Discours  de  M.  de  Falloux,  alors  ministre  des  cultes,  à  la  séance 
de  l'Assemblée  législative  du  13  juillet  i849. 


—  245  — 

spontanés  et  sincères  d'une  voix  qui  ne  vous  est  point 
étrangère,  qui  vous  appartient  à  plus  d'un  titre,  et 
qui,  muette  aujourd'hui,  oubliée  peut-être,  se  retrou- 
verait encore  énergique  et  puissante  comme  autrefois, 
si  jamais,  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise  !)  venaient  à  repa- 
raître des  jours  mauvais,  et  à  gronder  de  sombres  et 
sinistres  tempêtes  ! 


DESCRIPTION 

DE  TROIS  miLLES  ESPÈCES 

DU  TERRAIN  CRÉTACÉ 

Des  environs  de  Saumur  (étage  luronien)  et  des  ammonites 
Cm^olinus  et  Fleuriausianus,  à  l'état  adulte. 

PAR 

M    COIJRTILLER  jeune. 


Ammonites  ligeriensis. 

Diamètre  des  plus  grands  individus  observés,  80  centimètres. 

Au  diamètre  de  deux  centimètres,  cette  coquille  est 
ornée,  par  chaque  tour  de  spire  ,  de  douze  à  quinze 
côtes  qui  ne  se  réunissent  qu'imparfaitement  sur  le 
dos,  et  semblent  donner  la  forme  qu'avait  la  bouche  à 
cette  époque.  Arrivée  au  diamètre  de  quatre  centi- 
mètres, les  côtes  se  développent  plus  fortement  sur  le 
dos,  et  laissent  cinq  impressions  plus  profondes  dans 
le  dernier  tour,  indiquant  alors  exactement  le  contour 
de  la  bouche  ;  de  plus  la  coquille  est  ornée  de  cinq 
gros  tubercules  placés  au  pourtour  de  l'ombilic  et  en 
avant  de  l'impression  qui  indique  la  forme  de  la  bouche. 
Après  cet  âge,  les  tubercules  de  l'ombilic  disparaissent 


—  24.7  — 

mais  les  côtes  onduleuses  persistent  encore  jusqu'au 
diamètre  de  huit  à  dix  centimètres ,  et  sont  au  nom- 
bre de  vingt-cinq  à  quarante  par  tour.  Alors,  dans 
quelques  individus  tout  s'efface,  et  la  coquille  reste  en- 
tièrement lisse  jusqu'au  diamètre  de  douze  à  quinze 
centimètres ,  époque  où  apparaissent  les  grosses  côtes 
au  nombre  de  dix  à  douze,  très-rarement  quatorze  par 
tour.  Ces  côtes  ne  partent  pas  d'uh  tubercule  et  s'at- 
ténuent aux  deux  extrémités,  davantage  cependant  du 
côté  du  dos.  Le  diamètre  du  dernier  tour  fait  ^ii  du 
diamètre  total,  et  les  tours  de  spire  n'apparaissent  tout 
au  plus  qu'au  tiers  de  leur  largeur  dans  l'ombilic,  qui 
lui-même  est  assez  resserré. 

Lobe  dorsal  beaucoup  plus  court  que  le  lobe  laté- 
ral supérieur,  formé  latéralement  de  trois  digitalions  à 
pointes  tridenlées.  Lobe  latéral  supérieur  étroit,  très 
allongé,  orné  de  chaque  côté  d'une  branche  très-courte, 
puis  terminé  par  trois  grandes  digitations  à  peu  près 
égales,  celle  du  milieu  s' élevant  cependant  un  peu  plus 
que  les  autres  :  toutes  sont  garnies  de  pointes  trifides. 
Lobe  latéral  inférieur  terminé  par  deux  digitalions 
également  trifides.  Dos  large  et  arrondi  dans  les  indi- 
vidus qu'on  suppose  femelles,  étroit  et  conique  dans 
les  mâles. 

Cette  espèce,  qui  semble  avoir  de  grands  rapports 
avec  l'ammonite  Peramplus,  dont  d'Orbigny  ne  donne 
qu'une  description  très-incomplète,  en  diffère  cepen* 
dant  :  1°  Parce  qu'elle  a  très-rarement  quatorze  côtes  ; 
2»  que  ces  côtes  ne  commencent  pas  par  un  tubercule, 
et  qu'elles  sont  plus  élevées  au  milieu  qu'aux  extré- 
mités ;  3°  que  les  tours  de  spire  n'apparaissent  pas  au- 


—  us  — 

tant  dans  l'ombilic;  4°  enfin  que  le  diamètre  du  der- 
nier tour  de  spire  forme  les  or  du  diamètre  total, 
au  lieu  d'en  former  p-V  comme  dans  le  Peramplus. 

Commune  dans  la  couche  de  fossiles ,  appelée  banc 
de  Liron  qui  forme  le  toit  des  galeries  d'exploitation 
du  tuffeau.  Les  grands  individus,  entraînés  probable- 
ment par  leur  poids ,  sont  toujours  placés  un  peu  au- 
dessous  de  cette  couche,  dans  la  partie  qui  ne  renferme 
presque  pas  de  fossiles. 

Planche  I^e,  où  elle  est  figurée  sous  ses  quatre 
principales  formes. 

AMMONITES    CEPHALOTUS; 
Diamètre  des  individus  adultes  ,  25  centimètres. 

Coquille  unie,  sans  côtes,  ayant  la  forme  d'un  dis- 
que, très  aplatie,  mais  renflée  seulement  dans  la  der- 
nière loge  de  manière  à  former  une  espèce  de  tête  , 
ayant  plus  de  deux  fois  l'épaisseur  du  reste,  puis 
amincie  en  avant  pour  former  la  bouche  qui  est  lon- 
gue, étroite  et  échancrée  en  dessus.  Tours  de  la  spire 
laissant  à  peine  voir  l'ombilic.  Dernière  loge  formant 
les  deux  tiers  de  la  coquille.  Epaisseur  à  l'avant-der- 
nière  loge  cinq  centimètres,  au  milieu  de  la  dernière 
loge  douze  centimètres,  largeur  de  la  bouche  deux 
centimètres  et  demi. 

Dans  sa  jeunesse,  c'est-à-dire  jusqu'au  diamètre  de 
six  centimètres,  la  coquille  est  ornée  de  trente  à  qua- 
rante côtes  qui  passent  sur  le  dos,  puis  après  ce  dia- 
mètre la  coquille  devient  complètement  unie. 

Le  lobe  dorsal  est  orné  de  trois  branches,  dont  les 


—  249  — 
deux  premières  sont  à  peu  près  égales,  et  la  terminale 
plus  grande  est  divisée  en  deux  digitalions  à  cinq  poin- 
tes. La  selle  dorsale  est  plus  large  que  le  lobe  latéral 
supérieur  et  divisée  en  deux  parties  inégales  dont  l'ex- 
térieure plus  petite  est  formée  de  deux  digitalions  ob- 
tuses et  arrondies.    Le  lobe  qui   les   sépare  a  cinq  à 
six  digitalions  ,  l'intérieur  esl  formé  de  trois  digilations 
ovales  allongées.  Le  lobe  latéral   supérieur,   une  fois 
aussi  long  que  le  lobe  dorsal,  composé  de  trois  bran- 
ches, les    deux  premières  bifurquées,   chaque  bifur- 
cation ayant  cinq  pointes,  la  dernière  trifurquée,  cha- 
que extrémité  également  à  cinq  pointes.   Lobe   latéral 
inférieur  étroit  à   la   base ,  s'élargissant  au    sommet, 
orné  de  sept  digitalions  dont  les  deux  premières  peti- 
tes,  les  supérieures  bi  ou  tridentées.  Lobe  auxiliaire 
également  étroit  à  la  base,  s'élargissant  beaucoup  au 
sommet  terminé  par  six  digitalions  dentelées. 

Celte  singulière  ammonite  se  trouve  avec  la  pre- 
mière, mais  plus  rarement.  Il  est  très  difTicile  de 
l'avoir  bien  conservée. 

Planche  II,  figures  1,  2,  3,  4. 

AMMONITES    REVELIERANUS. 
Diamètre,  Il  centimètres. 

A  l'état  naissant,  c'est-à-dire  au  diamètre  de  un 
centimètre,  cette  coquille  est  entièrement  lisse.  Au 
diamètre  de  deux  centimètres  elle  se  couvre  de  côtes 
qui  s'arrêtent  au  dos  et  se  terminent  par  un  petit  ren- 
flement, qui  plus  tard  se  transformera  en  tubercule. 
Le  dos  est  alors  orné  d'une  carène  légèrement  ondu- 


-  250  — 

leuse,  peu  à  peu  la  carène  disparaît,  le  dos  s'élargit, 
une  rangée  de  tubercules  s'élèvent  de  chaque  côté  et 
forment,  avec  les  tubercules  qui  terminent  les  côtes, 
quatre  rangs  de  points  élevés  ,  aplatis  dans  le  sens  de 
la  longueur  de  la  coquille.  Le  milieu  du  dos  reste 
entièrement  plat.  Au  diamètre  de  trois  centimètres, 
le  pourtour  de  l'ombilic  s'orne  de  cinq  gros  tuber- 
cules qui  donnent  naissance  chacun  à  trois  côtes  lais- 
sant une  quatrième  côte  libre  de  trois  en  trois.  Les 
tours  de  spire  se  recouvrent  presque  entièrement  et  ne 
laissent  qu'un  étroit  ombilic. 

Cloisons  très  simples. 

Lobe  dorsal  terminé  de  chaque  côté  par  une  petite 
tige  un  peu  flexueuse,  avec  deux  dentelures  sur  les 
côtés.  Lobe  latéral  supérieur  de  la  même  hauteur, 
sans  branches,  seulement  dentelé.  Lés  deux  suivants 
plus  petits,  également  dentelés. 

Les  femelles  sont  beaucoup  plus  renflées,  surtout 
vers  l'ombilic,  que  les  mâles.  Leurs  tubercules  sont 
aussi  beaucoup  plus  développés.  Se  trouve  avec  les 
deux  précédentes,  mais  plus  rarement. 

J'ai  dédié  cette  espèce  à  mon  ami  J.  Revelière,  aussi 
zélé  entomologiste  que  géologiste  distingué. 

Planche  II,  fig.  5,  6,  7,  8. 

AMMONITES  PLEtJRiAUSiANUS  {d'Orbiguy). 

Cette  espèce  n'a  pas  été  observée  par  M.  d'Orbigny 
dans  tout  son  développement,  car  passé  le  diamètre 
de  dix  centimètres,  qu'il  lui  donne  pour  limite,  les 
saillies  qui  forment  l'extrémité  des  côtes  près  du  dos,  se 


Plâncle  J. 


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Ammonites  li^eriensis. 
Uddte  BOmtmtres,      5,  b,-^i,i„    3])iaMtre4ceftmetres. 
z  Diamètre  II)  teitmelres .  4  Diamètre  2  centiiBèties . 


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3. 


1. 


1.  Ammomtes  Cephalotus. 

2  là.      Yue  de  face. 

3  Diamètre  sk  centimètres. 
4])i7isiûii  des  Loi) es. 


5  Ammomtes  Reveliereams 

6  id.    vne  de  face 

7  Diamètre  deux  centimètres 

8  Division  ies  Lû])es 


\r^V.^!i5m\  ^XAi'àîlWLW. 


Fkncie  3. 


1.  Ammonites 
îleuriansianus  adulte 


2  Ammonites 
Carolmus    adulte 


\rïV^jQ^M.\  ïi^.VivM.^. 


—  251  — 

développent  et  finissent  en  se  réunissant  aux  tubercules 
inférieurs,  par  former  de  grosses  pointes  de  chaque  côté 
du  dos,  qui,  perdant  sa  ligne  de  tubercules,  devient 
presque  plat.  Dans  cet  état,  la  coquille  a  seize  centi- 
mètres de  diamètre  et  présente  un  aspect  très  différent 
de  celui  qu'elle  a  dans  son  jeune  âge. 
Planche  III,  fig.  l^e. 

AMMONITES  CAROLINUS  {d'OrUgmj). 

Comme  l'ammonites  Fleuriausianus  ,  cette  espèce 
n'a  été  décrite  que  dans  son  jeune  âge  ;  car  cette  co- 
quille, dont  on  indique  le  diamètre  à  47  millimètres, 
atteint,  d'après  les  individus  que  je  possède,  22  centi- 
mètres. Au  diamètre  de  9  centimètres,  il  se  développe 
près  du  dos  des  tubercules  qui  augmentent  en  lon- 
gueur jusqu'au  diamètre  de  11  centimètres;  alors  un 
second  rang  de  tubercules  commence  à  se  montrer  au 
bas  de  la  côte  vers  l'ombilic,  puis  ils  vont  tous  en 
augmentant  jusqu'au  diamètre  de  17  centimètres.  A 
cet  âge  les  deux  tubercules  se  réunissent  pour  ne  plus 
en  former  qu'un  seul  de  chaque  côté  du  dos.  En  même 
temps  le  tubercule  du  milieu  du  dos  se  développe  et 
la  coquille  se  trouve  ornée  de  trois  tubercules  reliés 
par  une  ligne  élevée.  Puis,  tout  à  coup,  ces  tubercules 
disparaissent  et  la  coquille  continue  à  croître,  ne  don- 
nant plus  naissance  qu'à  de  forts  plis,  se  prolongeant 
en  avant  sur  le  dos,  et  qui  semblent  indiquer  parfaite- 
ment la  forme  de  la  bouche. 

Dans  d'autres  échantillons  moins  grands,  les  deux 
tubercules  commencent  à  se  réunir  au  diamètre  de  9 
soc.  d'ag.  18 


_-  252  — 

cenlimètres,  et  forment  quatre  tubercules  qui  se  sui- 
vent, en  augmentant  de  longueur  jusqu'au  8^.  Le  A^ 
diminue,  puis  huit  gros  plis,  terminent  la  coquille,  qui 
atteint  seulement  le  diamètre  de  13  centimètres.  Ces 
derniers,  par  la  grosseur  de  leurs  côtes  dans  le  jeune 
âge,  semblent  appartenir  à  des  femelles. 

Planche  III,  fig.  2. 

Toutes  ces  espèces  font  partie  de  la  collection  de 
paléontologie  du  musée  de  Saumur. 

Sauinur,  juin  1860. 


LES  PONTS-DE-CÉ 


m.  p.  BEtiLEUVRE. 


Reine  de  ma  pairie,  ô  rivale  du  Rhône, 
0  fleuve  étincelant,  orgueil  des  Ponts-de-Gé, 
Sur  les  bords  enchanteurs  qui  le  servent  de  trône, 
Est-il  vrai  que  César  triomphant  ait  passé? 

Est-il  vrai  que  foulant  tes  grèves  éplorées, 
A  la  face  du  ciel  épris  de  tes  attraits, 
Rome  apporta  sa  haine  à  tes  rives  dorées 
Où  nous  ne  respirons  que  l'amour  et  la  paix? 

Est-il  vrai  qu'en  ton  sein  prêts  à  laver  leur  honte, 
Les  vaincus  de  Brennus,  maîtres  de  l'univers, 
Soient  venus  à  leur  tour  pour  te  demander  compte 
De  cette  vieille  insulte  et  t'aient  jeté  des  fers? 

Eh  bien  !  que  les  flots  purs  de  ton  noble  rivage, 
De  ces  hardis  guerriers,  enfants  des  Apennins, 
Aient  reproduit  un  jour  la  menaçante  image, 
Que  ton  sol  ait  frémi  sous  le  pied  des  Romains; 


—  254  — 

Que  m'importe  après  tout,  si  dans  ces  jours  d'orage, 
Tu  subis  ton  destin  sans  perdre  ta  fierté; 
Qu'importe  que  le  sort  ait  trahi  ton  courage. 
Si  tu  te  montras  grande  en  ton  adversité? 

Outrage  £Our  outrage,  oublions  leur  vengeance, 
Nos  pères  en  tombant,  du  moins,  ont  su  mourir, 
Dans  leur  sang  généreux  Dieu  fit  germer  la  France, 
Qui  de  nous  de  ce  sang  pourrait  jamais  rougir? 

D'ailleurs,  l'aigle  romaine  assise  sur  ta  rive 
Eteignit  dans  tes  flots  sa  dernière  splendeur, 
El  tout  en  l'enchaînant,  ô  ma  belle  captive! 
Sembla  prophétiser  ta  future  grandeur. 

Tu  ne  dois  rien  au  Tibre,  ô  douce  et  vaste  Loire, 
Ton  orgueil  à  son  nom  ne  peut  envier  rien, 
Que  pourrions-nous  ce  jour  convoiter  de  sa  gloire? 
Si  tu  portas  son  joug  il  a  connu  le  tien. 

Du  grillon  le  Forum  n'entend  que  l'éloquence, 
La  fourmi  règne  en  paix  au  palais  des  Césars, 
La  Rome  d'autrefois  n'est  qu'une  tombe  immense, 
Pieux  abri  du  moins  de  la  croix  et  des  arts. 

Sur  sa  gloire  en  débris  en  vain  le  Tibre  pleure, 
Sa  voix  appelle  en  vain  ses  antiques  héros. 
Et  les  noms  par  l'histoire  évoqués  à  toute  heure, 
D'Auguste  et  de  Brutus  n'éveillent  plus  d'échos. 

Mais  loi,  tu  vis  encor  belle  et  luxuriante, 
Portant  partout  la  joie  et  la  fécondité. 


—  255  — 

Toujours  majestueuse  el  toujours  souriante 
Et  touchante  de  grâce  et  d'hospitalité  ! 

N'as-tu  pas  eu  souvent,  blonde  tille  des  Gaules, 
Et  tes  jours  de  douleur  et  tes  jours  de  combat, 
Près  du  chaume  modeste  abrité  par  tes  saules, 
Tes  exploits  inouis,  tes  actions  d'éclat? 

Depuis  que  Dumnacus  t'eut  légué  sa  grande  ombre 
Que  Flaminius  vit  en  rêve  bien  des  fois, 
N'as-tu  pas  repoussé  les  phalanges  sans  nombre 
Du  farouche  Hastings  au  front  de  ses  Danois? 

Vers  les  plaines  de  Tours,  en  remontant  ta  rive, 
Sous  les  coups  de  Martel  aux  redoutables  mains, 
N'entend-on  pas  sortir  comme  une  voix  plaintive 
De  ces  champs  renommés,  tombeau  des  Sarrasins? 

De  la  France  après  tout  n'es-tu  pas  une  artère 
Et  s'il  plaisait  au  ciel  de  les  rendre  à  nos  vœux , 
Ne  reverrais-tu  pas,  joyeuse  et  tendre  mère. 
Un  fils  digne  de  toi  dans  chacun  de  ces  preux? 

Jusqu'au  tombeau  du  Christ,  jouet  de  l'infidèle, 
Sur  ce  chemin  sacré  que  fraya  Godefroy, 
Maillé,  Foulques,  Beauval,  animés  d'un  saint  zèle. 
N'ont-ils  pas  par  leur  sang  protesté  de  leur  foi? 

N'as-tu  pas  vu  longtemps  la  Ligue  haletante 
Ici,  soumise  ailleurs,  enfanter  des  héros, 
El  puis  martyre  un  jour  bien  qu'encor  menaçante 
En  professant  son  dogme  expirer  dans  tes  flots  ? 


-     _  256  — 

Ton  vieux  donjon  alors  à  l'ombre  de  sa  herse 
Fit  taire  le  mousquet  de  ton  dernier  ligueur 
Et  son  front  crénelé  qu'aujourd'hui  l'on  renverse 
N'eut  plus  à  redouter  St-Offange  ou  Mercœur. 

La  voix  de  Richelieu^  que  redoutait  le  inonde, 
Un  jour  te  confia  ses  vœux  ou  ses  remords 
Et  l'ombre  du  grand  Roi  pour  écraser  la  Fronde 
Elle-même  daigna  descendre  sur  tes  bords? 

Pour  sa  sainte  croyance  et  pour  une  autre  idée, 
Ne  cherchant  que  la  mort  en  son  humilité, 
Naguère  à  tes  accents  la  sublime  Vendée 
Courait  dans  la  mort  même  à  l'immortalité. 

Dans  ces  jours  ténébreux,  hélas!  la  main  du  crime 
A  l'innocent  donna  tes  ondes  pour  tombeau  ; 
Mais  plaignons  le  sicaire  en  pleurant  la  victime. 
Tu  ne  reverras  plus  cet  indigne  drapeau. 

Dans  tes  bras  frémissants  berce  tes  douces  îles 
Dont  le  poète  errant  aime  les  frais  berceaux. 
Méandres  de  l'amour,  riants,  chastes  asiles, 
Qu'on  aime  tant  de  loin  voir  poindre  sur  les  eaux  ! 

Entre  les  coteaux  verts  coule  charmante  et  pure. 
Déroule  à  nos  regards  tes  horizons  sans  fin, 
Pare-toi  désormais  des  dons  de  la  nature, 
La  foudre  assez  longtemps  a  sillonné  ton  sein. 

Désormais  oublions  la  guerre  et  la  vengeance. 
Que  rien  ne  trouble  plus  ton  bonheur  et  ta  paix, 


—  257  — 

Ne  sommes-nous  pas  tous  les  enfants  du  la  France  ? 
Que  le  fer  n'ose  plus  profaner  tes  attraits! 

Devant  ton  immortelle  et  splendide  jeunesse, 
J'oublie  avec  les  miens  ton  deuil  et  tes  malheurs. 
Tes  reflets  diaprés  dissipent  ma  tristesse, 
Aux  feux  de  ton  beau  ciel  je  sens  sécher  mes  pleurs. 

Je  ne  veux  contempler  que  ta  grâce  et  ta  gloire, 
Je  ne  puis  qu'admirer  et  je  ne  puis  plus  fuir, 
Il  n'est  rien  devant  toi  d'amer  en  la  mémoire  : 
On  ne  peut  qu'adorer,  on  ne  peut  plus  haïr! 


PROCÈS-VERBAUX 


DES»    SEANCES 


SÉANCE  DU  MARDI  12  JUIN. 
Sous  la  présidence  de  M.  Villemain. 

A  deux  heures  et  Jemie,  la  séance  est  ouverte.  A  la 
droite  de  M.  Villemain,  président  d'honneur,  se  placent 
MM.  J.  Sorin,  président,  E.  Lachèse,  secrétaire-géné- 
ral, Afïîchard,  secrétaire  ordinaire,  et  M.  l'abbé  Che- 
vallier, archiviste.  A  sa  gauche,  s'assoient  MM.  V.  Pavie, 
vice-président,  Belleuvre,  trésorier;  un  troisième  fau- 
teuil attend  un  lecteur  annoncé. 

Sur  la  nouvelle,  répandue  depuis  quelques  jours,  de 
la  présence  de  M.  Villemain  à  cette  réunion ,  un  con- 
cours empressé  remplit  de  bonne  heure  la  salle  de 
nos  assemblées,  toujours  trop  exiguë  en  semblables 
circonstances. 

M.  E.  Lachèse  donne  lecture  du  procès-verbal  de  la 
dernière  séance.  La  rédaction  de  ce  procès-verbal  est 
adoptée. 

La  parole  est  donnée  ensuite  à  M.  J.  Sorin,  pour 
lire  une  Etude  sur  une  ode  d'Horace  et  sur  la  traduction 
de  M.  Patin. 


—  259  — 

M.  Sorin  s'excuse  d'abord  sur  ce  qu'il  ose  faire  de 
la  critique  littéraire  en  présence  de  l'orateur  écrivain 
qui  a  porté  cette  branche  de  la  littérature  à  une  hau- 
teur jusqu'alors  inconnue.  Son  intention,  dit-il,  est  de 
démontrera  M.  Villemain  que,  toutes  les  fois  qu'il 
daignera  présider  notre  Société,  il  trouvera  du  moins 
parmi  nous,  à  défaut  d'autre  titre  à  un  tel  honneur, 
«  le  goût  des  études  sérieuses,  auquel  les  princes  de 
»  la  littérature  se  plaisent  à  accorder  l'influence  vivi- 
B  fiante  de  leur  contact.  s> 

L'orateur  analyse  l'ode  d'Horace  :  Cœlo  tonantem 
credidimus  Jovem.  Il  en  cite  les  principaux  traits,  dont 
il  rapproche  les  mêmes  passages  pris  dans  la  traduc- 
tion de  M.. Patin.  Il  établit,  par  celte  comparaison, 
que  le  savant  académicien  est  «  un  de  ces  esprits  d'é- 
»  lite,  dignes  héritiers  de  la  langue  qu'a  parlée  le 
»  siècle  de  Louis  XIV,  et  non  moins  dignes  interprètes 
»  de  la  langue  qu'a  parlée  le  siècle  d'Auguste.  »  Sur 
quelques  légers  détails  seulement,  M.  Sorin  croit  pou- 
voir s'avouer  un  peu  en  dissidence  avec  M.  Patin.  Il 
fait  d'ailleurs  observer  que  les  petites  et  rares  inéga- 
lités de  la  nouvelle  traduction  tiennent,  en  grande 
partie,  à  ce  que  notre  langue  n'offre  pas  les  mêmes 
ressources  que  la  langue  latine,  pour  rendre  toutes 
les  nuances  de  la  pensée.  A  ce  sujet,  il  s'adresse  ainsi 
à  M.  Patin  lui-même,  dont  il  est  fier  d'avoir  autrefois 
été  l'élève  : 

«  Ce  n'est  pas  vous,  ô  mon  maître,  qui  êtes  vaincu 
par  le  rude  jouteur  contre  lequel  vous  étiez  si  digne 
de  lutter;  c'est  la  langue  française  qui  est  obligée  de 


—  260  — 

s'humilier  devant  sa  mère.  C'est  précisément  l'inverse 
de  ce  que  dit  ailleurs  votre  poète  : 

»  0  maire  pulchrâ  filia  pulchrior!  » 

M.  Sorin  ajoute  en  terminant  : 

(i  Je  finis,  Messieurs,  comme  j'ai  commencé,  en 
remerciant  avec  la  plus  profonde  gratitude  notre 
illustre  président  de  vouloir  bien  venir  chaque  année 
encourager  parmi  nous  cette  noble  passion  de  l'étude, 
que  plusieurs  de  nous  (je  suis  de  ce  nombre)  ont  eu 
le  bonheur  de  puiser  dans  ses  leçons  orales,  et  que 
tous  nous  entretenons  par  la  lecture  habituelle  de  ses 
œuvres ,  car  ses  œuvres  sont  de  celles  dont  il  faut  dire, 
avec  Horace  encore  : 

»   Nocturnà  versate  manu,  versate  diurnâ!  » 

—  Sous  ce  titre  :  L'avocat  au  criminel,  M.  Afïîchard 
lit  un  fragment  dans  lequel  il  analyse ,  il  suit  pas  à 
pas,  pourrait-on  dire,  les  relations  qui  s'établissent 
entre  l'accusé  et  le  défenseur  appelé  près  de  lui  par 
son  choix  ou  par  la  désignation  du  magistrat.  Rassem- 
blant les  souvenirs  de  chaque  jour  dont  l'a  enrichi 
l'exercice  de  son  généreux  ministère,  peignant  tour  à 
tour  la  défiance  du  prévenu  doutant  de  voir  près  de 
lui  un  homme  réellement  dévoué  à  ses  intérêts,  mesu- 
rant ses  paroles  dans  la  crainte  qu'elles  ne  deviennent 
compromettantes  pour  lui ,  et  le  langage  de  l'avocat 
forçant,  par  ses  exhortations  consolantes,  la  confiance 
de  son  client  et  l'amenant  à  une  expansive  sincérité, 
M-  Affichard  intéresse  vivement  l'auditoire  à  chacun  de 


-  561  — 

ces  drames  intimes  dont  le  parloir  de  nos  prisons  est 
le  triste  et  discret  théâtre.  Puis ,  les  communications 
établies,  les  aveux  scrutés  dans  leur  repentir,  les  dé- 
négations appréciées  dans  leurs  vraisemblances,  vient 
le  jour  solennel  oii  le  défenseur,  après  avoir  assisté 
l'accusé  de  ses  conseils  assidus,  emploie  en  faveur  de 
sa  cause  tous  les  mouvements  que  recèle  le  débat  et 
tous  les  moyens  que  la  conscience  autorise.  La  parole 
animée,  l'émotion  heureuse  dont  le  prestige  vient,  ici 
surtout,  en  aide  à  l'orateur,  semblent  réaliser  ce  double 
vœu  de  nos  vieux  maîtres  à  l'égard  de  l'éloquence  : 
Ut  Veritas  placeat,  ut  veritas  moveat;  et,  quand 
M.  Affichard  en  vient  à  citer  cet  adage  ancien  :  Pedus 
facit  disertos,  chacun  semble  se  dire  que  jamais  pré- 
cepte n'apparut  plus  heureusement  rapproché  de  son 
application. 

Après  s'être,  en  quelques  mots  d'une  originale  et 
aimable  simplicité,  excusé  de  n'avoir  pu  préparer  le 
moindre  fragment  pour  la  solennité  que  la  présence 
de  M.  Villemain  parmi  nous  avait,  pour  ainsi  dire,  fait 
décréter  d'urgence,  M.  le  conseiller  Bougler  a  donné 
lecture  d'observations  écrites  par  lui ,  il  y  a  quelques 
années,  pour  les  élèves  du  collège  de  Combrée. 

Recherchant  les  véritables  sources  de  l'éloquence, 
citant  quelques-uns  des  mouvements  les  plus  pathé- 
tiques que  nous  ait  légués  Homère  ou  présentés  l'his- 
toire moderne,  il  démontre,  par  ces  exemples,  qu'un 
sentiment  profond  mis  au  service  d'une  louable  pensée 
fut  toujours  la  cause  la  plus  puissante  des  vives 
impressions  ou  des  enthousiasmes  subits  que  peut 
exciter  la  parole  humaine.  Chez  l'homme  même  le  plus 


—  262  — 

déshérité  des  tendances  honnêtes  et  des  pieuses  habi- 
tudes, une  inspiration  généreuse  peut_,  à  son  heure, 
produire  l'éloquence  et  ennoblir  tout  à  coup  le  langage 
de  l'orateur.  A  l'appui  de  celle  thèse,  d'une  si  encou- 
rageante moralité,  l'auteur  cite  un  nom  qui  s'associe 
aux  plus  sombres  souvenirs  de  la  Terreur,  celui  du 
trop  fameux  Legendre,  ce  boucher-législateur,  comme 
il  l'appelle,  dont  certaines  propositions,  qui  ne  peu- 
vent se  redire,  dépassèrent  en  cruauté  les  motions  les 
plus  sanguinaires  du  temps.  Eh  bien  !  ce  fougueux  dé- 
magogue, dont  la  main  présenta,  en  juin  1792,  le 
bonnet  rouge  à  Louis  XVI,  ce  conventionnel  qui,  par 
la  rudes^se  de  son  langage,  s'était  fait  surnommer  le 
Paysan  du  Danube,  comprit  un  jour  qu'après  avoir 
rais  à  mort  les  chefs  de  famille,  il  fallait  au  moins  ne 
pas  laisser  les  enfants  dans  la  misère,  et  vota  contre 
la  confiscation  des  biens  des  condamnés.  Celte  aide 
donnée  à  un  sentiment  noble  autant  que  juste,  porta 
immédiatement  ses  fruits,  et  Legendre,  dans  cette 
séance,  conquit  légitimement  les  applaudissements, 
même  de  la  partie  honnête  de  l'assemblée,  fort  étonnée 
peut-être  de  lui  décerner  aussi  libéralement,  un  tel 
hommage.  M.  Bougler  raconte,  avec  la  clarté  simple 
et  le  charme  bien  connu  de  son  style,  cet  épisode,  qui, 
tout  en  justifiant  sa  proposition,  confirme  en  même 
temps  le  précepte  cité,  il  y  a  un  instant,  par  M.  Affi- 
chard . 

M.  V.  Pavie  lit  une  pièce  de  vers  sur  le  Mois  de 
Marie.  Ce  poète,  on  le  sait,  ne  perd  pas  sa  peine  à 
invoquer  classiquement  sa  muse  ;  il  la  laisse  librement 
courir,    et  l'on  peut  être    siir  qu'aucun   des   suaves 


—  263  — 

aspects  de  la  nature,  qu'aucune  des  douces  impressions 
du  cœur  ou  des  vives  saillies  de  la  pensée  ne  seront 
perdus  pour  elle. 

Dans  le  pays  que  j'aime,  hier  j'herborisai , 

Pays  d'où  la  fraîcheur  par  trois  urnes  s'épanche , 

Où  vire  le  moulin,  sous  la  brume  avisé, 

Où,  sur  la  roue  en  pleurs,  bondit  l'écume  blanche. 

Mais,  du  bourgeois,  déjà  l'étendard  s'est  levé 
Sur  ces  bords  frissonnants  que  l'industrie  harcèle; 
Au  lieu  du  bac  modeste,  un  pont,  longtemps  rêvé, 
Relie  insolemment  Villevêque  et  Soucelle. 

On  est  au  mois -de  mai  :  la  nature  sourit  dans  sa 
parure  verdoyante.  Le  poète  se  lance  à  l'aventure  à  la 
recherche  de  ses  trésors  embaumés  : 

J'errais  par  les  taillis,  trempé  jusqu'au  genou. 
De  l'ophrys  bourdonnant  aux  pâles  asphodèles , 
Des  préludes  sans  nom  parlaient  on  ne  sait  d'où  ; 
Tout  poussait  et  volait,  —  bruit  de  feuilles  et  d'ailes. 

Toutefois,  les  plantes  et  les  hoi'izons  n'occupent  pas 
son  âme  tout  entière  :  un  son,  un  souvenir  suffisent 
pour  la  charmer  dans  le  présent  ou  la  lancer  rêveuse 
dans  le  passé  : 

V Angélus  a  sonné  :  tirons  notre  chapeau  ! 
Qu'à  cette  heure,  en  ce  mois  où  tout  respire  et  prie. 
De  l'aigle  au  moucheron,  du  pasteur  au  troupeau, 
Une  chaîne  à'Ave  se  tresse  pour  Marie. 

Il  passe  près  du  lieu  oîi  repose  un  de  ses  jeunes 
amis,  comme  lui  assidu  naguère  à  convoiter  ces  ri- 
chesses que  la  rosée  de  chaque  matin  renouvelle  ; 


—  264  — 

Mais  la  mort,  qui  couvait,  ô  jeune  herborisant, 
Ton  front  épanoui  sous  ses  regards  moroses, 
D'un  revers  de  sa  faulx  t'a  mis,  froid  et  gisant. 
Dans  l'herbier  du  sépulcre,  où  se  fanent  les  roses. 

Puis  il  voit  la  vieille  tour  de  BrioUay  et  aborde  sur 
la  rive  prochaine  : 

Terre!  En  mon  cœur  charmé  quel  écho  retentit? 
C'est  bien  le  noir  clocher,  c'est  bien  l'if  tutélaire , 
Echo  du  Sub  tuum,  que  j'entonnai  petit. 
Un  jour  d'Assomption,  dans  la  nef  de  Soulaire. 

Où  sont-ils,  ceux  d'alors?  Aïeux  aux  chefs  branlants, 
Aïeules  dont  la  cape  ombrageait  la  paupière, 
Chantres  en  cheveux  gris,  pasteur  en  cheveux  blancs, 
Où  sont-ils,  où  sont-ils? —  Ici!  répond  la  pierre. 

L'auditoire  a  semblé  vivement  impressionné  par  la 
chute  si  expressive  et  si  heureuse  de  ce  dernier  vers. 
Plus  d'un  d'entre  nous  se  rappelait  les  tours  saisis- 
sants, les  péripéties  soudaines  qu'on  rencontre  si  sou- 
vent dans  les  œuvres  de  Victor  Hugo^  ce  poète  dont 
M,  V.  Pavie  est  sans  doute  le  disciple,  et  à  coup  sûr  le 
reflet. 

Dans  les  Pauvres  gens,  entre  autres,  fragment  faisant 
partie  de  la  Légende  des  siècles,  Hugo  met  en  scène  la 
femme  d'un  pauvre  pêcheur,  qui,  pendant  que  son 
mari  est  en  mer,  apprend  que  la  tempête  vient  de 
rendre  orphelins  deux  petits  enfants  de  son  voisinage. 
Elle  est  allée  vite  les  prendre  pour  les  ajouter  à  sa 
famille.  Le  mari  rentre,  et,  instruit  au  loin  du  dé- 
sastre, il  veut  qu'on  aille  chercher  les  deux  pauvres 


—  265  — 

créatures.  La  femme  semble  ne  pas  entendre;  le  mari 
s'étonne  et  va  s'irriter  : 

—  D'ordinaire,  tu  cours  plus  vite  que  cela  ! 

—  Tiens,  dit-elle  en  ouvrant  les  rideaux,  les  voilà! 

C'est,  on  en  conviendra,  chez  les  deux  la  même  voie 
brève  et  entraînante.  Seulement,  Hugo  nous  conduit, 
par  ce  moyen,  à  une  idée  gracieuse  et  consolante  ; 
M.  Pavie,  à  une  pensée  grave  et  profondément  triste. 

Celte  lecture  achevée,  M.  Villemain  a  pris  la  parole 
pour  résumer  en  quelques  mots  les  impressions  prin- 
cipales de  la  séance  qui  venait  de  solliciter  son  atten- 
tion. Il  a  dit  combien  il  était  heureux  de  voir  notre 
Société  rester  fidèle  et  dévouée  au  culte  des  lettres 
sainement  entendu,  c'est-â-dire  appliqué  aux  devoirs 
élevés,  aux  grandes  réalités  de  la  vie.  Il  a  entendu, 
dit-il,  avec  un  vif  intérêt,  une  voix  autorisée  par  la 
science  analyser  une  des  odes  de  cet  élégant  Horace, 
dont  les  vers  partageaient  avec  ceux  de  Virgile  les  en- 
couragements d'Auguste  et  de  Mécène;  il  ne  peut  trop 
louer  surtout  le  goût  et  le  jugement  sous  l'influence 
desquels  a  été  constamment  appréciée  l'œuvre  du 
traducteur,  de  ce  savant  interprète,  de  ce  consciencieux 
écrivain,  dont  il  admire  si  hautement  le  mérite  et  dont 
il  partage  si  souvent  les  travaux. 

Il  a  éprouvé  avec  toute  l'assemblée,  ajoute-t-il,  l'im- 
pression produite  par  le  langage  de  M.  Affichard,  de 
ce  langage  dans  lequel  se  joignent,  au  talent  de 
l'écrivain,  les  accents  émus  de  l'avocat.  Les  anciens 
estimaient  au  plus  haut  point  l'éloquence  du  barreau, 
la  puissance  de  ce  combat  judiciaire,  dont  l'honneur 


_  266  — 

du  nom,  la  liberté  de  l'homme  ou  les  intérêts  de  la 
famille,  sont  chaque  jour  la  noble  cause.  L'orateur 
qu'on  écoutait  à  l'instant  a  dignement  analysé,  agrandi, 
senti  cette  mission  élevée,  pour  l'accomplissement  de 
laquelle  le  dévouement  doit,  comme  on  vient  de  le  si 
bien  dire,  dominer  souvent  la  science  et  donner  aux 
accents  de  l'avocat  leur  premier  charme  et  leur  pre- 
mière vertu. 

Ces  nobles  inspirations,  continué  M.  le  Président, 
se  retrouvent  dans  les  conseils  que  nous  a  lait  entendre 
M.  le  conseiller  Bougler,  et  une  fois  de  plus,  en  cette 
occasion,  on  aura  vu  régner  entre  la  magistrature  et 
le  barreau,  cet  accord  si  heureux  pour  tous,  et  si  con- 
forme, d'ailleurs,  à  la  communauté  d'études  de  ces 
deux  carrières,  dont  l'une  sert  à  l'autre  d'initiation. 
On  ne  peut  trop  redire  les  vérités  utiles  que  cette 
séance  a  fait  entendre,  trop  affirmer  la  prééminence 
des  qualités  morales  sur  l'habileté  du  raisonnement  et 
la  parure  du  style,  trop  rappeler  enfin  que  nos  maîtres 
anciens  donnaient  du  véritable  orateur  cette  définition  : 
Vir  bonus,  dicendi  peritus. 

M.  Villemain  termine  en  félicitant  l'assemblée  de 
voir  la  poésie  fidèle  à  chacun  des  programmes  de  ses 
réunions.  C'est  à  ce  noble  langage  qu'il  convient  à 
toute  séance  littéraire  d'emprunter  ses  derniers  ac- 
cents. Plus  d'un  nom  angevin  a  conquis  à  cet  égard, 
soit  au  loin,  soit  ici  même,  une  heureuse  et  éclatante 
possession.  Celui  de  M.  V.  Pavie  se  trouve  dans  leurs  pre- 
miers rangs  :  nulle  poésie,  on  peut  le  dire,  n'est  plus 
indigène  et  plus  personnelle  que  la  sienne,  car  c'est  tou- 
jours sur  le  sol  de  l'Anjou  que  se  cueillent  les  fleurs 


—  267  — 

dont  il  nous  fait  aimer  les  parfums  et  les  nuances  ; 
c'est  toujours  dans  les  mouvements  de  son  cœur  qu'il 
va  chercher  la  source  des  émotions  si  vraies  et  si  pures 
que  recèlent  les  plus  simples  mêmes  de  ses  chants. 

Après  avoir  engagé  de  nouveau  l'assemblée  à  per- 
sévérer dans  son  zèle  et  dans  ses  efforts  variés,  M.  le 
Président  déclare  que  l'ordre  du  jour  est  épuisé,  et 
lève  la  séance. 

E.  Lachèse. 


SEANCE  DU  MERCREDI  25  JUILLET. 

Présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président;  E.  La- 
chèse, secrétaire-général;  M.  l'abbé  Chevallier,  archi- 
viste. 

M.  le  Président  analyse  la  correspondance  reçue 
depuis  l'avant-dernière  réunion. 

Une  circulaire  de  la  Société  météorologique  de 
France  invite  toutes  les  sociétés  savantes,  les  profes- 
seurs ,  les  écrivains  qui  relatent  un  phénomène 
atmosphérique  quelconque,  à  vouloir  bien  désormais 
mentionner  avec  diHail  et  précision  le  phénomène 
observé,  à  en  indiquer  surtout  la  date  et  l'heure  d'une 
manière  exacte,  les  comptes-rendus  publics,  en  sem- 
blable occasion,  ne  donnant  le  plus  souvent  que  des 
notions  fort  incomplètes. 

Trois  membres  titulaires  de  la  Société,  M.  Trouillard, 

demeurant  à  Saumur,  M.  Orsel,  ingénieur  des  mines, 

appelé  à  la  résidence  de  Tours,  et  M.  le  docteur  Ou- 

vrard,  écrivent  pour  donner  leur  démission.  La  Société 

soc.  d'ag.  19 


—  268  — 

décide  que  le  litre  de  membre  correspondant  seia 
donné  à  MM.  Trouillard  et  Orsel.  M.  le  docteur  Ou- 
vrard,  qui  compte  parmi  les  plus  anciens  membres  de 
la  réunion,  et  dont  les  travaux  ont  maintes  fois  con- 
tribué à  l'intérêt  des  séances,  est  nommé  membre  ho- 
noraire ,  aux  termes  de  l'art.  5  du  règlement. 

M.  le  Maire  de  la  ville  d'Angers  adresse  une  réponse 
favorable  àj  la  lettre  par  laquelle  la  Société  lui  a 
témoigné,  le  4  mai  dernier,  le  désir  de  voir  le  nom 
du  statuaire  David  donné  le  plus  prochainement  pos- 
sible à  l'une  des  rues  ou  des  places  de  la  cité.  —  Il 
est  décidé  que  cette  réponse  sera  insérée  textuellement 
au  procès-verbal.  Elle  est  ainsi  conçue  : 

Angers,  le  17  juillet  1860. 

Le  Maire  de  la  ville  d'Angers  à  MM.  les  Membres  du 
Conseil  d'administration  de  la  Société  impériale 
d'agriculture  y  etc.  .  . 

Messieurs , 

J'ai  mis  sous  les  yeux  du  Conseil  municipal,  lors  de 
sa  dernière  réunion,  la  lettre  que  vous  m'avez  adressée 
le  4  mai  dernier,  et  dans  laquelle,  au  nom  de  la  géné- 
ralité des  habitants,  vous  demandez  que  le  nom  de 
David  soit  donné  à  l'une  des  rues  nouvelles  de  la 
ville. 

Le  vœu  que  vous  avez  exprimé.  Messieurs,  a  été  pris 
en  très  sérieuse  considération  par  le  Conseil  muni- 
cipal, et  j'ai  le  plaisir  de  vous  annoncer  que  l'Admi- 
nistration, qui  partage  les  sentiments  de  reconnaissance 


—  269  — 

des  habitants  pour  l'éminent  et  généreux  artiste  qui  a 
illustré  sa  ville  natale,  saisira  la  plus  prochaine  occa- 
sion de  donner  le  nom  de  David  à  l'une  des  places  ou 
rues  nouvelles  de  la  ville. 

Agréez,  Messieurs,  l'assurance  de  ma  parfaite  con- 
sidération. 

Le  Maire  d'Angers , 
MEAUZÉ,  adjoint. 

M.  le  Président  fait  connaître  que  M.  le  Ministre  de 
l'Instruction  publique  accorde  à  la  Société  une  sub- 
vention de  400  francs.   Remercîments. 

M.  le  Président  rappelle  qu'à  la  séance  dernière  il  a 
lu  des  Remarques  sur  une  ode  d'Horace  et  sa  traduc- 
tion; que  M.  Affichard  a  donné  lecture,  dans  la  même 
séance,  d'un  fragment  sur  VAvocat  au  criminel,  et 
M.  le  Conseiller  Bougler,  d'observations  sur  V Eloquence. 
Le  caractère  spécial  de  cette  séance,  que  présidait 
M.  Villemain,  n'a  pas  permis  de  nommer,  comme  l'in- 
dique le  règlement,  des  commissions  pour  examiner 
ces  fragments  divers. 

Il  annonce  qu'il  va  nommer  les  membres  de  ces  com- 
missions. Pareille  mesure  toutefois,  n'est  pas  à  prendre 
à  l'égard  de  la  pièce  de  vers  lue  par  M.  V.  Pavie  le 
même  jour,  l'auteur  ayant  fait  connaître  que  son  œu- 
vre ne  devait  pas  être  imprimé  dans  les  mémoires  de 
la  Société. 

Un  membre  fait  remarquer  que  le  procès-verbal  de 
la  séance  dont  il  s'agit,  adopté  il  y  a  un  instant,  est  fort 
étendu,  présente  une  appréciation  détaillée  des  travaux 


-  270  — 

divers  lus  dans  celte  réunion,  et  qu'à  une  époque  sur- 
tout aussi  voisine  de  l'interruption  que  les  vacances 
apporteront  aux  réunions  de  la  Société,  il  serait  tout  à 
fait  superflu  de  demander  sur  chacune  de  ces  œuvres 
des  rapports  plus  complets. 

Cette  opinion  étant  partagée  par  l'assemblée,  les 
fragments  lus  à  la  séance  indiquée,  par  MM.  J.  Sorin, 
Affichard  et  Bougler,  sont  renvoyés  immédiatement  au 
comité  de  rédaction. 

M.  le  docteur  Hunault  offre  à  la  Société  deux  bro- 
chures dont  il  est  l'auteur  et  qui  traitent,  l'une  de 
l'Agriculture,  et  l'autre  des  Inondations  en  France.  Re- 
mercîrnents. 

M.  le  Président  lit  une  lettre  de  M.  Belleuvre,  em- 
pêché de  venir  à  la  séance,  sur  les  vers  de  M.  Chudeau, 
de  Saint-Remi-la-Varenne.  Cet  écrivain,  dans  la  posi- 
tion la  plus  modeste,  semble  demander  à  la  poésie, 
l'allégement  sinon  l'oubli  des  infirmités  dont  l'a  affligé 
la  nature.  M.  le  Président,  après  avoir,  dans  le  recueil 
présenté,  indiqué  et  lu  à  la  Société  l'Hymne  des  fai- 
bles, demande  s'il  n'y  aurait  pas,  de  la  part  de  la  réu- 
nion, lieu  d'aviser  au  moyen  le  plus  convenable  de 
donner  au  poète  la  preuve  de  la  sympathie  qu'il  ins- 
pire. L'assemblée  adopte  cette  idée  et  charge  les  mem- 
bres du  bureau  de  faire  à  cet  égard  telle  proposition 
qu'ils  croiront  devoir  choisir. 

Il  est  donné  par  M.  le  Secrétaire  général,  lecture  de 
l'Etude  de  M.  Courliller  jeune  sur  les  fossiles.  A  rai- 
son de  son  peu  d'étendue,  ce  travail  ne  donne  pas  lieu 
à  la  nomination  d'une  commission  et  est  renvoyé  im- 
médiatement au  comité  de  rédaction. 


—  271  — 

M.  Lemarchand  donne  lecture  d'une  notice  pleine 
d'intérêt  sur  la  Chaperonnière,  manoir  du  pays  des 
Mauges,  qui,  à  l'époque  des  derniers  troubles  de  la 
Vendée,  donna  asile  à  MM.  de  Civrac,  Morisset  et  Ca- 
thelineau,  et  vit  la  mort  de  ce  dernier.  Une  commis- 
sion, composée  de  M.  l'abbé  de  Beaumont,  de  MM.  Léon 
Cosnier  et  Béclard,  est  chargée  de  faire  un  rapport 
sur  ce  fragment,  que  l'on  ne  pourrait,  sans  le  priver 
d'une  partie  de  son  charme,  livrer  à  une  froide  ana- 
lyse. 

M.  Hossard  lit  un  fragment  de  traduction  en  vers 
du  Prœdiiim  ruslkum  de  Vanière.  On  sait  que  cet  au- 
teur, appartenant  à  l'ordre  des  Jésuites,  acquit,  au 
commencement  du  xviiie  siècle,  une  haute  renommée 
de  professeur,  principalement  dans  le  Languedoc,  son 
pays,  et  parut  à  plus  d'un  des  critiques  de  son  temps, 
approcher  parfois,  dans  ses  Nouvelles  Géorgiques,  de  la 
grâce  et  de  l'élégance  de  Virgile. 

La  traduction  de  M.  J.  Hossard  ne  devant  pas  pa- 
raître dans  les  Mémoires  de  la  Société,  il  n'est  pas 
nommé  de  commission  pour  son  examen. 

M.  le  Président  fait  connaître  diverses  circonstances 
en  présence  desquelles  il  y  a  lieu,  selon  lui,  de  pro- 
roger le  délai  imposé  pour  la  présentation  des  mé- 
moires relatifs  à  la  question  du  drainage,  objet  du  con- 
cours de  la  présente  année.  La  réunion,  adoptant  ces 
motifs,  décide  que  le  délai  antérieurement  désigné  sera 
prorogé  jusqu'au  quinze  décembre  prochain. 

Après  rapports  sur  la  double  candidature  de 
MM.  Brossard  de  Corbigny,  ingénieur  des  mines,  et 
Montaubin,  avocat,  il  est  procédé,  par  scrutins  séparés. 


—  272  — 

à  la  réception  de  ces  deux  candidats  :  ils  sont  proclaraés 
membres  titulaires  de  la  Société. 
L'ordre  du  jour  étant  épuisé,,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachèse. 


SÉANCE  DU  22  AOUT  1860. 

Etaient  présents  au  bureau,  MM,  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire-général,  M.  l'abbé  Chevallier, 
archiviste. 

Le  procès-verbal  de  la  séance  précédente  est  lu  et 
adopté. 

M.  le  bibliothécaire  de  la  Société  donne  lecture  de 
la  liste  des  publications  reçues  depuis  la  séance  pré- 
cédente. 

Parmi  ces  Sociétés,  les  quatre  suivantes  expriment 
le  vœu  que  les  publications  de  la  Société  d'Agriculture 
d'Angers  leur  soient  adressées  à  l'avenir  si  elles  ne  l'ont 
été  jusqu'à  présent. 

Ce  sont  :  1°  la  Société  littéraire  et  scientifique  de  Cas- 
tres (Tarn);  2°  la  Société  industrielle  d'Elbeuf  (Seine- 
Inférieure);  3°  la  Société  centrale  de  l'Yonne,  à  Au- 
xerre;  4o  la  Société  d'Agriculture  de  Châteauroux 
(Indre). 

M.  le  Préfet  de  Maine  et  Loire  désire,  avant  de  sol- 
citer  du  Conseil  général  la  subvention  accordée  depuis 
quelques  années  au  cours  d'arboriculture  d'Angers, 
pouvoir  rendre  compte  à  ce  Conseil  des  travaux  accom- 
plis pendant  l'année  1859,  du  nombre  des  personnes 


—  273  — 

qui  ont  fréquenté  le  cours  et  des  résultats  qui  ont  élé 
obtenus.  Cette  demande  est  datée  du  2  août  courant. 

M.  le  Président  fait  connaître  à  la  Société  la  réponse 
qu'à  la  date  du  7  du  même  mois,  il  a  faite  à  celle  de- 
mande. Les  résultats  sont  aussi  satisfaisants  que  pos-. 
sible,  et  tout  fait  espérer  que  cet  utile  enseignement 
continuera  à  recevoir  les  preuves  de  la  bienveillante 
sollicitude  de  l'Administration. 

Par  une  lettre  du  11  août,  M.  le  Préfet  invite  M.  le 
Président  et  MM.  les  membres  du  bureau  de  la  Société, 
à  se  trouver,  le  15,  à  l'hôtel  de  la  Préfecture,  pour, 
de  là,  se  rendre  en  cortège  au  Te  Deiim  solennel  qui 
sera  chanté  dans  la  cathédrale,  à  l'occasion  de  la  fêle 
de  l'Empereur. 

L'ordre  du  jour  indique  la  lecture,  par  M.  le  con- 
seiller Bougler,  d'un  rapport  sur  le  mémoire  de  M.  Th. 
Crépon,  relatif  à  la  Noblesse  avant  ^1S9. 

M.  Bougler  exprime  son  regret  de  ne  pouvoir  lire 
dés  aujourd'hui  ce  rapport  que  plusieurs  causes,  l'im- 
possibilité entr'autres  de  réunir  à  temps  une  dernière 
fois  les  membres  de  la  commission  chargée  d'examiner 
le  mémoire,  l'ont  empêché  de  compléter.  La  lecture  de 
ce  rapport  est,  en  conséquence,  remise  à  la  séance 
prochaine. 

M.  Janin  lit  un  aperçu  plein  d'intérêt  sur  le  rapport 
de  M.  Rondot,  relatif  à  la  création,  à  Lyon,  d'un  musée 
d'art  et  d'industrie. 

M.  le  capitaine  Janin  rappelle,  en  suivant  le  rapport 
qu'il  analyse,  l'histoire  des  nombreuses  industries  dont 
Lyon  a  eu  l'initiative  et  conserve  encore  la  suprématie. 
Certes,  nulle  part,  un  musée  tel  que  celui  dont  on  in- 


—  274  — 

dique  la  créalion  ne  peut  présenter  un  enseignement 
plus  fécond,  un  intérêt  plus  universel  que  dans  cette 
importante  cité. 

L'assemblée,  sur  la  proposition  de  M.  le  Président, 
s'empresse  de  décernera  M.  Rondot,  le  titre  de  membre 
correspondant. 

M.  le  Président  présente  au  nom  du  conseil  d'admi- 
nistration, un  rapport  sur  les  poésies  de  M.  Chudeau. 

Né  dans  une  position  modeste,  M.  Chudeau  est  atteint 
de  la  douloureuse  infirmité,  de  la  triste  immobilité 
dont  fut  frappé  Scarron.  Mais  là  s'arrête  entre  eux  la 
ressemblance.  Ami  des^  plaisirs  poussés  jusqu'au  dé- 
sordre, des  jeux  du  théâtre  et  des  gaies  aventures, 
Scarron,  digne  personnage  de  son  Roman  comique,  n'est. 
jamais  plus  à  l'aise,  plus  lui-même,  que  dans  les 
productions  où  le  jovial  atteint  le  burlesque.  Confiné 
dans  une  paisible  campagne^  M.  Chudeau  trouve  ses  im- 
pressions les  plus  vraies  dans  le  spectacle  de  l'horizon 
borné  qui  l'entoure.  Comme  il  voit  bien,  il  peint  bien  : 
comme,  chez  lui,  le  sentiment  s'unit  toujours  à  l'idée, 
ses  vers  touchent  en  même  temps  qu'ils  plaisent.  Quel- 
ques fragments  viennent  prouver  à  l'assemblée  la  vérité 
de  cette  appréciation. 

C'est  d'abord  cette  description  gracieuse  d'une  fleur: 

Je  chante  une  petite  plante. 
Une  fleur  qu'en  notre  pays 
Toute  simple  et  tout  odorante, 
On  nomme  Clef  de  paradis. 

Ma  fleur  au  printemps  est  fidèle  : 
Le  premier  jour  que,  dans  les  bois 


—  275  — 

Elle  s'enlr'ouvre,  une  hirondelle 
Vollige  et  chante  sur  nos  toils. 

Les  savants  l'appellent  jacinthe, 
Mais  les  enfants,  dans  le  taillis, 
Voyant  que  d'azur  elle  est  teinte, 
La  nomment  Clef  de  paradis. 

Les  Deux  fontaines  sont  d'un  genre  plus  léger,  plus 
vif: 

L'Arioste,  en  son  plaisant  livre, 
Raconte  qu'en  certain  pays, 
Où,  peut-être,  on  aimerait  vivre, 
Deux  fontaines  étaient  jadis. 

Lecteur,  figurez-vous  qu'une  onde, 
Versait  un  indicible  amour, 
Et  l'autre,  une  haine  profonde, 
Pour  même  amante  tour  à  tour. 

Après  avoir  décrit  les  effets  cruels  de  ces  breuvages 
enchantés,  l'auteur  termine  ainsi  : 

Peut-être  n'y  croirez-vous  guères  ? 
Vous  aurez  grand  tort;  à  part  moi, 
Je  vous  jure  qu'en  ces  matières 
L'Arioste  est  digne  de  foi. 

Si  ces  choses  n'étaient  certaines, 
Pourquoi  nous  les  dirait-il,  lui  "? 
Mais,  savoir  si  ces  deux  fontaines 
Existent  encore  aujourd'hui, 

Je  n'en  sais  rien  :  tout  porte  à  croire 
Qu'Anghis,  Franc,  Turc,  Chinois  ou  Grec, 
Tant  et  tous  y  sont  allés  hoire. 
Qu'elles  pourraient  hien  être  à  sec. 

SOC.  d'ag.  20 


-  276  —  . 

Le  vers  s'élève  el  ennoblit  au  contraire,  s'il  s'agit 
de  peindre  l'arrivée  des  Pèlerins  à  la  Mecque. 

La  Mecque,  ce  jour-là,  n'avait  jamais  peut-être, 
Sur  ses  hauts  et  nombreux  minarets,  vu  paraître 

Autant  de  clarté  :  le  soleil 
D'un  vaste  océan  d'or  et  de  pourpre  brillante 
Inonde  la  mosquée,  alors  étincelante 
Comme  un  grand  temple  de  vermeil. 

La  réunion  écoute  avec  intérêt  ces  citations  des  œu- 
vres les  plus  récentes  de  M.  Chudeau,  et,  sur  la  propo- 
sition de  M.  le  Président,  décerne  à  l'auteur  le  titre  de 
membre  correspondant  de  la  Société. 

Rien  n'étant  plus  à  l'ordre  du  jour,  la  séance  est 
levée. 

E.  Lachèse. 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIiTi  IfflPiBIALE  D'AGRICULTURE 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     ACADÉMIE    D'ANGERS) 

NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  TROISIÈilIE  ^  QIJATRIÈinE  CAHIER. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACHÈSE 
Chaussée-Saint-Pierre,  13 

1860    ' 


SOMMAIRE 


kr 


Rapport  sur  le  mémoire  de  M.  th.  Crépon,  intitulé  :  Du  droit  d'a- 
noblissement et  de  l'usurpation  de  la  noblesse  avant  1789,  par 

M.  BOUGLER. 

Guingamp,  Etudes  pour  servir  à  l'histoire  du  Tiers-Etat  en  Bretagne. 

—  Quelques  mots  sur  cet  ouvrage ,  par  M.  E.  Lachèse. 
Mœurs  des  insectes.  —  Les  Calicurgus,  par  M.  Courtiller  jeune. 
Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  extraordinaire  du  13  septembre  1860. 

Séance  du  28  novembre. 

Séance  du  26  décembre. 
Concours  pour  le  prix  de  1861, 


RAPPORT 

SUR  LE   MÉMOIRE    DE    M.    THÉOPHILE    CRÉPON 
intitulé  : 

DU  DROIT  D'iOBLISSËMËNT 


ET 


DE  L'USURPATION  DE  LA  NOBLESSE  AVANT   1789 


Par    M.   BOUCLER. 


Messieurs , 

Vous  aviez,  suivant  votre  usage,  renvoyé  à  l'examen 
d'une  commission  spéciale  le  travail  sur  Le  droit  d'a- 
noblissement et  l'usurpation  de  la  noblesse  avant  d789 , 
dont  notre  collègue  M.  Crépon  vous  donna  lecture  au 
cours  de  l'année  dernière.  Déjà  cette  commission  vous 
a  fait  connaître  qu'il  lui  avait  paru  que  le  travail  de 
M.  Crépon  méritait  à  tous  les  titres  les  honneurs  de 
l'impression.  Je  viens  aujourd'hui.  Messieurs,  achever 
ce  rapport  et  vous  parler  avec  quelque  détail  de  ces 
recherches  laborieuses  et  savantes,  de  ce  traité  histo- 
soc.  d'ag.  21 


—  278  - 

rique  toujours  si  plein  d'intérêt  et  d'actualité,  dont  la 
lecture  comporte  encore  un  attrait  irrésistible  et  puis- 
sant alors  même  que  l'on  ne  saurait  lui  donner  une 
adhésion  complète  et  sans  réserve. 

On  peut  considérer  la  noblesse  sous  un  double  point 
de  vue.  Réduite  à  sa  plus  haute  expression,  c'est  tout 
simplement  la  race  des  conqyérants  de  l'Europe  et  dés 
lors  toutes  les  émancipations  successives,  quelque  lé- 
gitime, quelque  glorieux  qu'en  soit  le  principe ,  ne 
sauraient  préjudicier  au  droit  de  conquête,  et  ne  peu- 
vent jamais  valablement  introduire  dans  les  rangs  du 
patriciat  suprême  des  éléments  autres  que  des  Pairs, 
c'est-à-dire  de  ces  hauts  barons  dont  la  grandeur  et 
l'illustration  ont  pour  tous  la  même  origine  et  partent 
de  la  même  date.  Le  temps  cependant  et  la  force  même 
des  choses  avaient  fini  par  modifier  cet  état  primitif, 
et  quand  la  royauté  eut  acquis  une  puissance  réelle  et 
incontestée,  le  corps  aristocratique  n'eut  plus  la  possi- 
biUté  de  se  maintenir  dans  une  immutabilité  nécessai- 
rement incompatible  avec  les  conditions  vitales  d'une 
monarchie  indépendante  et  fortement  constituée.  De  ce 
jour  aussi  commence  une  ère  nouvelle  où  la  noblesse 
ne  nous  apparaît  plus  que  comme  un  reflet  de  la  splen- 
deur du  trône,  comme  un  prolongement  éclatant  et 
glorieux  de  la  souverameté. 

Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible  de  contester 
sérieusement  l'existence  de  ces  deux  phases  succes- 
sives de  la  noblesse,  au  moins  dans  notre  pays,  et  bien 
que  nous  ne  trouvions  pa?  dans  le  travail  de  M.  Cré- 
pon de  contradiction  formelle  sur  ce  point,  nous  crai- 
gnons fort  cependant  de  voir  ici  commencer  nos  dis- 


—  279  — 

sentifnents,  non  point  peut-être  sur  le  fait  en  lui-même, 
mais  sur  ses  conséquences  telles  surtout  que  notre 
collègue  a  cru  pouvoir  les  déduire.  Nous  ne  voulons 
point  nier  l'évidence  ,  et  nous  sommes  tout  disposés  à 
reconnaître  que  la  transformation  que  nous  venons 
d'indiquer  avait  diminué  beaucoup  l'importance  exclu- 
sive de  la  noblesse  de  date  immémoriale  et  séculaire, 
mais  est -il  vrai  de  dire  qu'un  pareil  résultat  n'a  pu 
qu'être  de  tout  point  compromettant  et  fatal?  Nous 
sommes  loin  de  le  penser  et  nous  ne  saurions  partager 
sur  cette  question  le  sentiment  auquel  M.  Crépon  pa- 
raît s'associer,  quand  trop  impressionné  peut-être  par 
le  tableau  des  abus  qui  s'étaient  introduits  sous  notre 
ancienne  monarchie ,  il  se  demande  avec  une  expres- 
sion visible  de  tristesse  et  de  regrets  «  ce  que  sont 
»  devenues  la  puissance  et  la  dignité  de  ce  corps  qui 
»  pouvait  autrefois  tenir  la  royauté  en  échec ,  et  qui 
»  plus  tard,  tout  en  s'inclinanl  devant  la  suprématie  des 
»  rois  de  France,  avait  su  conserver  tant  d'importance 
»  et  tant  de  grandeur?  »  Ces  temps  de  l'importance  et 
de  la  grandeur  de  la  noblesse  féodale  ne  furent  pas 
sans  gloire  assurément,  mais  ils  n'en  restent  pas  moins 
l'une  des  époques  les  plus  déplorables  de  notre  his- 
toire, et  il  nous  serait  trop  facile  de  l'établir  si  les 
bornes  de  ce  rapport  nous  permettaient  les  développe- 
ments nécessaires.  Mais  à  quoi  bon  cette  discussion 
rétrospective  **  Nous  ne  contestons  point  la  gloire ,  et 
certes  M.  Crépon  est  trop  profondément  versé  dans  les 
études  historiques  pour  songer  à  méconnaître  les  dis- 
sensions cruelles  et  les  longues  calamités  que  rappelle 
le  souvenir  de  ces  premiers  âges  de  la  monarchie  fran- 


-  280  — 

çaise.  Ce  ne  fut  point  à  la  race  énergique  mais*con- 
tenlieuse  et  perpétuellement  agitée  des  hommes  qui 
avaient  conquis  le  sol  de  la  patrie,  ce  fut  à  la  royauté 
seule  que  la  France  dut  avec  l'unité  nationale  la  meil- 
leure part  de  sa  grandeur  et  de  sa  puissance.  La  recon- 
naissance ne  doit  pas  sans  doute  se  laisser  entraîner 
au  delà  des  limites  posées  par  l'expérience  et  la  rai- 
son, et  il  faut  bien  reconnaître  que  cette  royauté  bien- 
faisante et  tutélaire  n'en  avait  pas  .moins  besoin  d'un 
contre-poids  efficace  et  réel ,  puisque  sous  son  action 
libre  et  sans  contrôle  se  produisaient  des  abus  de  plus 
d'un  genre.  Nous  concevons  donc  parfaitement  que 
l'on  se  surprenne  à  regretter  le  succès  trop  complet 
peut-être  des  conquêtes  de  l'omnipotence  royale.  Tous 
les  hommes  de  cœur  abhorrent  instinctivement  le  des- 
potisme, tous  détestent  les  abus  de  quelque  part  qu'ils 
viennent,  tous  se  sentiraient  disposés  même  à  dire  avec 
Mme  (le  Staël  que  le  gouvern  ment  aristocratique  vaut 
mieux  encore  que  le  gouvernement  absolu ,  parce  que 
sous  la  première  de  ces  formes  quelques-uns  du  moins 
sont  quelque  chose.  Il  y  aurait  toutefois  imprudence 
et  péril  peut-être*  à  trancher  de  prime  saut  et  de  sen- 
timent des  questions  si  ardues ,  et  à  se  laisser  égarer 
dans  le  vaste  champ  des  théories  vaines  et  purement 
spéculatives  ;  il  vaut  mieux  à  tous  égards  prendre  les 
choses  telles  qu'elles  se  présentent,  et  les  hommes 
comme  ils  sont;  or,  s'il  est  une  vérité  confirmée  par 
l'expérience  des  siècles ,  c'est  que  nul  pays  ne  fut  ja- 
mair  moins  que  le  nôtre  disposé  à  subir  l'ascen- 
dant même  légitime  et  modéré  d'une  classe  supé- 
rieure et  privilégiée.  Nous  sommes  encore  aujourd'hui 


—  281  — 

cette  nation  qu'un  illustre  (1)  et  brillant  écrivain  pei- 
gnait en  traits  si  justes  et  si  frappants ,  il  y  aura  tout  à 
l'heure  un  demi-siècle,  quand  il  la  rCj-irésentait  amou- 
reuse des  armes,  passionnée  pour  la  gloire  militaire, 
folle  d'égalité,  mais  de  liberté  n'ayant  nul  souci.  C'est 
en  cela  précisément,  c'est  surtout  dans  ce  sentiment 
de  répulsion  pour  les  distinctions  de  caste  et  de  nais- 
sance que  notre  caractère  contraste  essentiellement 
avec  celui  d'une  nation  voisine ,  qui  fut  trop  souvent 
la  rivale  et  l'ennemie  de  la  France,  uniquement  peut- 
être  parce  que  ces  deux  pays  se  partagent  la  supré- 
matie sur  toutes  les  puissances  du  continent  européen. 
Le  culte  de  l'aristocratie  est  profondément  entré  dans 
les  mœurs  du  peuple  anglais ,  et  il  n'est  pas  aujour- 
d'hui encore  dans  les  trois  royaumes  un  paysan  qui 
ne  soit  familier  avec  la  chronique  des  grandes  niaisons 
de  sa  province.  Dans  les  chaumières  de  l'Ecosse, 
comme  dans  les  co/to^es  du  Northumberland  on  charme 
l'ennui  des  longues  soirées  d'hiver  à  conter  les  hauts 
faits  ou  même  les  simples  incidents  de  la  vie  intime 
des  Campbell  et  des  Percy. 

Combien  chez  nous  les  choses  se  passent  autrement, 
et  que  nous  sommes  loin  de  ce  culte  héréditaire  et  de 
ces  mœurs  que  nous  avons  même  quelque  peine  à  con- 
cevoir! Si  exclusivement  militaire  qu'ait  paru  toujours 
l'esprit  français,  on  ne  l'a  vu  dans  aucun  temps  se  lais- 
ser subjuguer  par  le  prestige  puissant  qu'aurait  semblé 
devoir  exercer  une  noblesse  brave,  active,  généreuse, 
toute  bardée  de  fer  et  toute  chargée  de  gloire.  C'est 

(1)    M.  de  Chateaubriand. 


—  282  — 

pour  cela  très- certainement  que  la  royauté  a  pour- 
suivi avec  tant  de  persévérance  et  tant  de  facilité  le 
cours  de  ce  que  j'appellerai  ses  excursions  incessantes 
sur  le  domaine  de  l'aristocratie  traditionnelle.  Nous  ne 
prétendons  pas  contester  que  la  couronne  ne  soit  par 
elle-même  une  puissance  essentiellement  envahissante 
et  peut-être  ici  n'a -t- elle  pas  procédé  toujours  avec 
une  juste  mesure,  mais  on  aura  beau  dire  tant  qu'on 
voudra  que  la  noblesse  avait  sa  raison  d'être  et  qu'il 
était  odieux  de  porter  atteinte  à  la  pureté  de  son  insti- 
tution ,  puisqu'elle  n'était,  après  tout,  que  la  conti- 
nuation des  honneurs  mérités  par  les  services  et  la 
gloire  des  aïeux  ,  la  réalité  des  faits  proteste  contre 
cette  définition  bonne  tout  au  plus  en  théorie,  mais 
qui  date  de  trop  loin  pour  être  demeurée  applicable  à 
l'histoire  de  ces  temps  intermédiaires  qui  furent  ceux 
~  de  la  fondation  de  notre  monarchie  française.  C'est 
Aristote  (1),  en  effet,  qui  le  premier,  nous  le  croyons 
du  moins,  a  fait  consister  la  noblesse  dans  les  ancien- 
nes vertus  et  richesses  propres  à  une  famille ,  et  je  note 
ici  en  passant  que  bien  des  années  avant  le  jour  où  la 
chancellerie  ait  commencé  à  expédier  des  lettres  d'a- 
noblissement moyennant  finance  ,  le  philosophe  de 
Stagyre  indiquait  déjà  la  richesse  comme  un  élément 
constitutif  de  la  vraie  noblesse;  mais,  à  part  cette  ob- 
servation purement  incidente,  il  faut  convenir  que  de- 
puis Aristote  jusqu'à  nous,  les  temps,  les  choses  et  les 
hommes  ont  beaucoup  changé.  Si  dans  la  pensée  de 
l'immortel  auteur  de  V Art  politique,  la  vertu  devait  être 

(1)  Pol.,  IV,  8. 


—  283  — 
le  premier  de  tous  les  titres  à  la  plus  haute  distinction 
sociale ,  il  n'en  faut  pas  conclure  à  l'immutabilité  de 
ce  grand  principe.  Dans  une  longue  série  de  siècles, 
plus  d'une  fois  le  fait  s'est  substitué  au  droit,  trop  sou- 
vent les  vérités  les  plus  nettes  et  les  plus  fécondes  ont 
disparu  sous  l'ombre  épaisse  et  fatale  des  préjugés.  Il 
en  a  surtout  été  ainsi  chez  nous  du  prestige  nobiliaire. 
Il  a  emprunté  d'abord  au  fait  primordial  et  matériel 
de  la  conquête  du  pays,  et  plus  lard  sans  doute  à  l'es- 
prit d'assimilation,  puis  aux  vanités  individuelles  quel- 
que chose  d'insaisissable  et  de  mystérieux  que  l'on  a 
peine  à  définir.  Toutes  les  ressources  de  la   science, 
tous  les  prodiges  de  l'art,  tous  les  arguments  de  la 
dialectique  ne  suffiraient  pas  toujours  à  expliquer  les 
contradictions  qui  se  pressent  sur  ce  terrain  glissant 
et  mobile.  M.  Crépon,  par  exemple,  qui  déplore  avec 
grande  raison  la  prodigalité  démesurée  des  anoblisse- 
ments, et  qui  la  signale  comme  une  cause  d'affaiblis- 
sement et  de  désorganisation,  proclame  d'ailleurs  que 
la  récompense  des  services  éminents  peut  seule  rendre 
à  l'anoblissement  son  véritable  caractère,  et  que  même 
aujourd'hui  nos  sociétés  modernes  n'en  sauraient  com- 
porter d'autre.  On  ne  peut  pas  mieux  dire  assurément, 
mais  enfin  pour  ce  qui  est  des  siècles  passés,  cette  no- 
blesse franque  qui,  suivant  M.  Crépon  lui-même,  a 
tenu  longtemps  le  trône  en  échec,  et  dont  il  serait  pres- 
que tenté  de  reprocher  à  nos  rois  l'abaissement  et  l'hu- 
miliation, cette  noblesse  avait  -  elle  donc  uniquement 
puisé  son  illustration  et  ses  privilèges  aux  sources  les 
plus  pures?  Serait-il  aussi  facile  qu'on  paraît  le  croire 
de  citer  les  services  rendus,  les  belles  actions  accom- 


—  284  — 

plies  par  les  premiers  auteurs  de  nos  grandes  familles 
françaises?  Sans  doute,  dans  la  suite  des  temps,  leurs 
descendants  ont  plus  d'une  fois  versé  l'impôt  du  sang; 
ils  ont  gagné  des  batailles  et  ajouté  un  nouvel  éclat  à 
l'honneur  du  nom  français,  mais  enfin,  la  chose  est 
fâcheuse  à  dire,  et  cependant  il  faut  bien  le  rappeler, 
ce  n'était  pas  seulement  de  ces  glorieux  exploits  qu'ils 
dataient  leur  noblesse,  ils  la  prenaient  de  plus  haut. 
C'est  vraiment  ici ,  Messieurs,  que  le  préjugé  va  vous 
apparaître  sous  son  plus  triste  aspect,  et  c'est  pour 
cela  que  nous  faisons  appel  à  toute  votre  attention  pour 
que  vous  puissiez  bien  saisir  cette  étrange  anomalie. 
De  bonne  foi,  si  ces  aînés  de  nos  plus  illustres  et  de 
nos  plus  antiques  familles  avaient,  en  effet,  gagné  leur 
noblesse  à  la  longueur  de  leur  épée,  cette  noblesse 
même  n'aurait-elle  pas  dû  comporter  tout  d'abord  plus 
de  relief  dans  la  personne  de  celui  qui  se  serait  fait, 
ainsi  le  premier  de  sa  race,  puis,  s'effacer  un  peu  et 
successivement  dans  sa  postérité?  Cependant  il  en  était 
loul  autrement,  et  ici  le  préjugé  avait  pesé  d'un  tel 
poids  qu'il  était  parvenu  à  bouleverser  jusqu'à  l'ordre 
naturel  des  choses.  Tout  le  monde  le  sait,  pour  at- 
teindre à  la  sommité  d'excellence  et  d'honneur  la  no- 
blesse devait  être  immémoriale.  Elle  n'avait  rien  à  ga- 
gner au  bruit  pourtant  si  flatteur  et  si  doux  des  accla- 
mations populaires,  elle  participait  à  peine  au  reflet  le 
plus  éclatant  d'une  gloire  encore  récente;  il  fallait  de 
toute  nécessité  et  sous  peine  de  déchéance  ou  d'abais- 
sement ,  il  fallait  qu'elle  allât  se  perdre  dans  la  nuit 
des  temps,  et  c'est  sous  cette  sphère  d'idées  qu'il  était 
admis  que  l'entrée  des  hauts  chapitres,  celle  du  palais 


—  285  — 

de  nos  rois,  les  inlimilés  mêmes  du  service  royal  de- 
meurassent interdites  à  tout  gentilhomme  de  quelque 
degré  que  ce  fût,  auquel  il  eût  été  possible  de  citer  la 
date  de  l'illustration  de  ses  pères.  Il  faut  avouer  que 
si  ces  exigences,  imposées  par  ce  qu'on  appelait  ies 
preuves  de  cour,  étaient  compatibles  encore  avec  la  pen- 
sée d'honorer  les  grandes  actions  et  les  glorieux  ex- 
ploits, il  était  étrange  du  moins  que  l'on  semblât  te- 
nir si  fort  à  n'en  plus  retrouver  la  trace  ! 

Je  ne  veux  point,  Messieurs,  m'insurger  contre  les 
grands  noms ,  puisque  je  viens  de  reconnaître  qu'ils 
avaient  pour  la  plupart  retrouvé  dans  la  suite  des  âges 
l'incontestable  consécration  de  la  gloire  et  qu'ils  per- 
pétuaient ainsi  parmi  nous  les  plus  chères  traditions 
de  la  France.  Il  est  regrettable  cependant  que  ce  soit  à 
tout  autre  titre  que  la  mémoire  des  services  et  du  dé- 
vouement des  aïeux  que  ces  grandes  races  revendi- 
quent encore  le  respect  et  l'honneur  qui  leur  sont  dus. 
La  si  noble  maison  de  Montmorency,  par  exemple, 
se  tiendrait  pour  atteinte  dans  la  pureté  de  son  pres- 
tige aristocratique  et  nobiliaire,  si  l'on  s'obstinait  à  ne 
vouloir  la  faire  commencer  que  du  jour  où  le  plus 
glorieux  de  ses  ancêtres  enlevait  les  enseignes  irapé- 
•riales  à  la  bataille  de  Bouvines;  les  la  Trémoille  gar- 
daient dans  leur  châtellenie  de  Thouars  des  archives 
antérieures  de  je  ne  sais  combien  de  siècles  à  l'avéne- 
ment  de  cet  illustre  Guy  de  la  Trémoille  ,  qui  fut  l'un 
des  plus  intrépides  compagnons  d'armes  de  Godefroi 
de  Bouillon;  les  La  Rochefoucauld  enfin,  qui  parais- 
sent issus  des  sires  de  Lusignan ,  et  qui  comme  eux 
croyaient  descendre  de  la  fée  Mélusine ,  se  complai- 


—  286  — 

saient  dans  le  mirage  de  cette  origine  fantastique  et 
fabuleuse  autant  et  plus  peut-être  que  dans  le  souve- 
nir de  ces  belles  et  flatteuses  paroles  de  Charles-Quint 
qui,  pour  reconnaître  leur  gracieuse  hospitalité,  s'était 
écrié  :  «  Maison  jamais  ne  sentit  plus  noblesse,  loyauté 
»  et  prud'homie  !  » 

Il  n'entre  pas  assurément  dans  notre  pensée  de  vou- 
loir faire  à  ces  noms,  toujours  si  dignes  de  respect,  le 
reproche  d'avoir  subi  l'empire  d'un  préjugé  générale- 
ment admis  dans  tous  les  temps  et  tous  les  lieux,  mais 
nous  avons  bien  le  droit  au  moins  d'en  déplorer  l'abus, 
et  un  exemple,  encore  récent  et  caractéristique  dans 
sa  burlesque  et  plaisante  originalité ,  va  nous  aider  à 
montrer  jusqu'à  quel  degré  d'exagération  une  sem- 
blable direction  d'idées  peut  conduire. 

Il  suffit  d'être  quelque  peu  familier  avec  les  études 
héraldiques  pour  savoir  que  la  famille  Brulart  de 
Sillery  était  ancienne  et  illustre  dans  la  robe  et  dans 
les  armes.  Ce  nom,  aujourd'hui  éteint,  a  été  porté 
dans  le  xyiip  siècle  et  au  commencement  du  xix^,  par 
une  femme  auteur  qui  avait  conquis  une  sorte  de  cé^ 
lébrilé  littéraire,  je  veux  parler  de  la  marquise  de  Sil- 
lery-Genlis,  veuve  d'un  conventionnel  fort  connu ,  qui 
mourut  sur  l'échafaud  révolutionnaire  avec  les  prin- 
cipaux chefs  de  la  Gironde.  Sans  remonter  si  haut  que 
les  grandes  maisons  que  je  viens  de  citer,  les  Brulart 
de  Sillery  étaient  incontestablement  d'origine  chevale- 
resque, puisqu'il  n'était  pas  possible  de  retrouver  l'é- 
poque de  leur  anoblissement.  Cette  famille  n'était  bien 
connue  cependant  que  depuis  Louis  XI  que  Pierre  Brulart 
avait  siégé  dans  le  conseil  du  roi.  Environ  deux  siècles 


—  287  — 

plus  tard,  sous  le  règne  de  Henri  IV  el  la  minorité  de 
Louis  XIII,  Nicolas  Brularl,  marquis  de  Sillery,  fut 
chancelier  de  France,  et  plusieurs  de  ses  descendants 
servirent  avec  éclat  dans  nos  armées.  Peu  d'années 
avant  la  révolution  de  1789,  on  relatait  tous  ces  titres 
d'honneur  devant  le  commandeur  de  Sillery,  l'un  des 
arrière-petits-fils  du  chancelier,  et  on  le  félicitait  sur 
la  grande  illustration  militaire  de  sa  maison  dont  les 
armes  de  gueules  à  la  bande  d'or,  chargée  de  cinq  barils 
de  poudre  de  sable,  attestaient  assez  les  combats  et  la 
gloire.  «  Que  me  dites-vous  là?  s'écria  d'une  voix  ter- 
rible le  commandeur  transporté  de  colère  et  d'indi- 
gnation. Des  barils  de  poudre  !!  !  grand  Dieu  !..,  el 
croyez-vous  donc  que  ma  maison  n'avait  pas  des  armes 
avant  que  la  poudre  fût  inventée?  Des  barils  de  pou- 
dre !  j'aimerais  mieux  -en  vérité  qu'ils  fussent  pleins 
de  tout  ce  que  l'on  peut  imaginer  de  plus  dégoûtant 
et  de  plus  immonde  !  »  Ici,  Messieurs,  le  commandeur 
s'exprimait  avec  une  rudesse  toute  soldatesque,  et  je 
suis  vraiment  obligé  de  dissimuler  quelque  peu  la 
grossièreté  par  trop  mal  séante  de  ses  paroles,  et  je 
ne  voudrais  pas  ,  moi ,  qui  ne  suis  point  en  colère,  je 
n'oserais  pas  même  vous  donner  le  texte  complet  ;  je 
suppose  d'ailleurs  qu'il  vous  sera  très  facile  d'y  sup- 
pléer. En  tout  cas,  les  paroles  ne  font  rien  à  la  chose; 
ce  que  je  veux  seulement  relever  ici ,  c'est  l'étrangeté 
des  prétentions  de  ce  vieux  gentilhomme,  qui  ne  se 
contente  pas  de  l'honneur  imprimé  à  son  nom  par  le 
souvenir  d'un  illustre  chanceher  de  France  et  d'un 
grand  nombre  de  guerriers  célèbres ,  et  qui  se  croi- 
rait presque  tombé  en  roture  si  sa  noblesse  n'allait  se 


—  288  — 

cacher  dans  la  nuit  des  âges  !  Voulez-vous,  Messieurs, 
un  second  exemple  des  extrémités  où  peut  entraîner 
cette  exagération  de  l'esprit  de  caste?  Nous  ne  l'em- 
prunterons plus  à  un  vieux  courtisan,  à  un  homme 
léger  et  futile;  il  ne  date  pas  des  plus  tristes  années 
du  règne  de  Louis  XV,  et  nous  n'irons  pas  le  chercher 
cette  fois  dans  le  palais  de  Versailles  où  ces  déplo- 
rables et  folles  illusions  trouvaient  peut-être  soit  leur 
justification,  soit  leur  excuse.  Le  fait  que  nous  voulons 
relever  date  des  premiers  temps  de  la  révolution  ,  il 
émane  du  plus  redoutable  tribun  qui  ait  dominé  cette 
grande  et  terrible  époque,  de  Mirabeau  lui-même.  En 
publiant  la  nouvelle  édition  des  Souvenirs  et  Portraits 
du  dernier  duc  de  Lévis,  le  savant  et  habile  collecteur 
des  mémoires  relatifs  à  la  révolution  française,  M.  Bar- 
rière, nous  apprend  que  dans  une  séance  de  l'Assem- 
blée constituante ,  plusieurs  seigneurs  de  la  cour  qui 
siégeaient  au  côté  droit,  avaient  longtemps  vanté  l'an- 
cienneté de  leur  noblesse  et  la  pureté  de  leur  sang. 
Serait- il  possible,  disait  un  membre  de  la  majorité, 
M,  Frochot,  qui  revenait  de  la  séance  dans  la  voiture 
de  Mirabeau ,  serait-il  bien  possible  que  ces  messieurs 
se  crussent,  en  effet,  à  part  toute  expression  figurée, 
d'un  autre  sang  que  le  reste  des  hommes?  —  N'en 
doutez  pas,  reprit  vivement  Mirabeau  !  Puis,  après  un 
moment  de  réflexion,  il  ajouta  d'une  voix  émue  et, 
paraît-il,  avec  un  sentiment  visible  d'adhésion  :  «  Eh  ! 
croyez-moi ,  c'est  une  erreur  dont  on  se  guérit  bien 
plus  mal  aisément  que  vous  ne  pensez!  »  M.  Barrière 
aiïirme  tenir  ce  fait  de  M.  Frochot  lui-même. 
A  vrai  dire.  Messieurs,  en  présence  de  la  ridicule  et 


—  289  —      , 

bizarre  outrecuidance  du  commandeur  de  Sillery , 
comme  de  l'étrangeté  vraiment  incroyable  de  ces  pré- 
tentions à  la  supériorité  psychologique  des  vieilles  ra- 
ces,  préjugé  dont  Mirabeau  lui-même  avait  quelque 
peine  à  se  défendre,  on  ne  voit  pas  que  la  royauté  ait 
été  si  mal  inspirée  quand,  pour  nous  servir  des  propres 
expressions  de  M.  Crépon,  «  elle  commença  par  intro- 
»  duire  dans  les  ranors  d'une  aristocratie  remuante  et 
»  toujours  en  lutte  avec  elle,  des  hommes  sans  passé  et 
»  sans  histoire  qui  devaient  trouver  des  titres  suffisants 
»  à  de  pareilles  faveurs  dans  les  services  qu'ils  lui 
i)  avaient  rendus.  » 

Le  droit  d'anoblissement  est  d'ailleurs  une  préro- 
gative essentielle  de  la  couronne.  Dans  toute  monar- 
chie, le  roi  doit  être  nécessairement  la  source  de  toute 
grâce  et  de  toute  faveur  comme  de  toute  justice,  et  si 
ce  principe  incontestable  de  droit  public  peut  mener  à 
des  conséquences  parfois  excessives,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  la  politique  a  ses  mystères  aussi  bien  que  la 
religion,  et  qu'ici  une  logique  rigoureuse  et  absolue 
toucherait  de  près,  sans  qu'on  s'en  doutât  peut-être,  aux 
monstrueuses  absurdités  de  l'abbé  Sieyès,  qui  était  lo- 
gique aussi  matériellement  du  moins  et  au  pied  strict 
de  la  lettre ,  quand  il  ne  voyait  dans  la.  balance  des 
droits  respectifs  du  roi  et  de  la  nation  qu'une  simple 
unité  mise  en  présence  de  trente  millions  d'indivi- 
dualités. 

Du  reste ,  toutes  ces  protestations  contre  la  multi- 
plicité des  anoblissements  datent  de  fort  loin,  et  au  mo- 
ment de  noire  grande  révolution  de  1789,  le  parti  dé- 
mocratique voulut  à  Angers  même  établir  une  distinc- 


_  290  — 

tion  entre  les  nobles  et  les  anoblis,  et  retrancher  même 
ces  derniers  de  la  liste  officielle  de  notre  aristocratie 
provinciale.  La  tentative  demeura  sans  effet ,  mais  on 
peut  affirmer  aujourd'hui  en  toute  sécurité  de  cons- 
cience que  ce  n'était  ni  des  hautes  perspectives  d'une 
politique  imposante  et  élevée,  ni  des  grandes  traditions 
féodales  que  se  préoccupaient  les  réclamants.  On  vou- 
lait tout  simplement  humilier  la  noblesse  que  les  char- 
ges municipales  avaient  en  Anjou  plus  que  partout  ail- 
leurs recrutée  dans  les  rangs  de  la  petite  bourgeoisie. 
On  espérait  même  que  bien  des  nobles  à  origine  préten- 
due chevaleresque  ne  pourraient  faire  ces  grandes 
preuves  antérieures  au  xv^  siècle  que  l'on  était  en  droit 
d'exiger  pour  constituer  la  véritable  noblesse,  et  en  dépit 
de  tous  les  semblants  d'une  grande  impassibilité  phi- 
losophique^ on  se  réjouissait  fort  à  l'idée  de  faire  des- 
cendre d'un  degré  ces  nobles  qui  portaient  ombrage, 
et  dont  la  prééminence  toute  récente  causait  des  dé- 
plaisirs mortels  à  toutes  nos  petites  vanités  plébéien- 
nes. Bientôt  de  l'impuissance  d'empêcher,  on  arriva 
au  misérable  expédient  et  à  la  honteuse  ressource  des 
sarcasmes  et  des  outrages.  On  alla  au  théâtre  unique- 
ment dans  le  but  d'applaudir  avec  fureur  un  drame  de 
l'allemand  Stéphany,  où  l'on  se  raillait  agréablement 
d'un  jeune  cadet  qui  se  vantait  d'être  noble  depuis  i8 
mois  de  père  en  fils;  on  riait  aux  éclats,  on  s'arrachait  un 
pamphlet  mordant  et  spirituel  qui  exprimait  le  regret 
que  «  notre  père  Adam  n'eût  pas  acheté  une  charge  de 
»  secrétaire  du  roi,  parce  que  nous  aurions  tous  été 
»  nobles  »,  enfin  dans  une  sphère  plus  élevée  et  aussi 
beaucoup  plus  triste,  les  gentilshommes  de  haute  ex- 


—  291  — 

traction  qui  siégeaient  dans  la  chambre  de  la  noblesse 
et  qui  tout  d'abord  s'y  agitaient  vainement  pour  ren- 
verser l'antique  constitution  de  la  monarchie,  les  Me- 
nou  ,  les  Noailles ,  les  Liancourt ,  les  Sillery  que  je 
citais  tout  à  l'heure,  furieux  de  ne  l'emporter  ni  par 
le  nombre,  ni  par  l'éloquence,  ni  par  le  talent,  sur 
l'imperturbable  loyauté  des  Cazalès  et  des  d'Esprénie- 
nil,  se  plaignaient  dédaigneusement  de  ce  que  toute 
la  noblesse  de  France  fût  menée  par  quarante  ans  de 
noblesse  (1). 

Je  ne  prétends  pas^  Messieurs,  que  ces  nouveaux 
anoblis  n'aient,  à  leur  insu  même,  contribué  beaucoup 
peut-être  à  cette  révolution  devenue  si  fatale  à  l'aris- 
tocratie comme  à  la  royauté.  Chez  plusieurs  d'entre 
eux  sans  doute  une  morgue  insupportable,  une  fierté 
ridicule  et  blessante  avaient  trop  rapidement  succédé 
à  l'humilité  de  leur  ancienne  condition  bourgeoise , 
mais  c'était  là  l'inévitable  tribut  payé  à  l'infirmité  de 
notre  pauvre  nature  humaine,  et  il  ne  serait  pas  juste 
pour  cela  d'oublier  qu'au  jour  de  la  grande  épreuve, 
ces  derniers  venus  dans  l'ordre  de  la  noblesse  surent 
prendre  leur  tâche  au  sérieux,  et  qu'au  moment  où 
tant  d'hommes  de  haute  naissance  allaient  s'enfoncer 
et  se  perdre  dans  le  torrent  anarchique,  la  plupart  de 
ces  nobles  de  quarante  ans  donnèrent  de  tout  autres 
exemples.  Dans  les  assemblées  politiques  ,  sur  les 
champs  de  bataille  et  jusque  sur  l'échafaud  révolu- 
tionnaire, on  les  vit  presque  tous  justifier  dignement 
le  choix  du  prince.  Pour  ceux-là  du  moins,  on  ne  dira 

(Ij  V.  les  Mémoires  du  marquis  de  Perrière,  t.  i,  p.  6. 


—  292  - 

pas  que  l'anoblissement  ait  été  prostitué  sans  raison  ni 
mesure,  car  leur  noblesse  commençait  plus  glorieuse- 
ment que  bien  d'autres  n'allaient  finir.  Le  parti  qu'ils 
soutenaient  n'a  pas  triomphé  sans  doute  ;  le  temps,  la 
fortune,  la  raison  souveraine  des  choses  ont  prononcé 
contr'eux,  mais  leur  cause  n'en  fut  pas  moins  alors 
celle  de  la  justice  et  de  l'honneur ,  parce  qu'en  droit 
nul  n'a  jamais  celui  de  vouloir  une  révolution,  et  que 
le  véritable  patriotisme  consiste  toujours  à  défendre 
au  prix  de  tous  les  sacrifices  et  de  tous  les  périls  les 
institutions  et  les  lois  du  pays. 

Ces  réflexions  ne  s'appliquent  nullement  au  travail 
de  M.  Crépon,  et  si  j'en  ai  pris  texte  pour  rappeler  les 
tendances  de  certains  de  nos  pamphlétaires  angevins 
dans  les  jours  qui  préludèrent  à  notre  première  révo- 
lution ,  je  m'empressô  de  reconnaître  d'ailleurs  que 
notre  collègue  se  pose  à  un  point  de  vue  bien  autre- 
ment élevé;  il  ne  se  laisse  point  aller,  comme  ceux 
dont  je  viens  de  parler ,  aux  minces  et  misérables 
calculs  de  la  personnalité  :  il  écrit  l'histoire  sous  la 
pure  inspiration  de  sa  conscience  et  dans  toute  l'indé- 
pendance de  ses  convictions  intimes.  Il  me  semble 
toutefois,  et  je  demande  encore  la  permission  d'in- 
sister sur  ce  point  que  j'ai  déjà  touché  en  passant,  il 
me  semble  qu'il  apprécie  bien  sévèrement  la  facilité 
avec  laquelle  la  couronne  accordait  les  honneurs  de 
l'anoblissement.  Etait-ce  pour  des  services  rendus  ?  II 
prétend  que  le  plus  souvent  les  services  n'étaient  ni 
assez  éclatants  ni  assez  réels.  Etait-ce  moyennant  fi- 
nance ?  C'était  alors,  lui  paraît-il ,  un  trafic  ignoble  et 
funeste ,  puisque  ces  anoblissements  bursaux  compor- 


—  293  — 

laient  l'exemption  des  charges  publiques,  dont  le  poids 
retombait  tout  entier  sur  le  reste  de  la  nation. 

Les  grands  services  comme  les  grandes  actions  sont 
toujours  choses  assez  rares  ;  sans  nul  doute  la  fa- 
veur du  prince  a  dû  plus  d'une  fois  s'égarer  et  sûrement 
le  type  de  la  plus  haute  distinction  sociale  a  été  appli- 
qué souvent  à  des  individualités  bien  minces  et  bien 
vulgaires.  Nous  ne  voulons  ainsi  ni  contester  ni  dis- 
cuter la  possibilité  de  l'inconvénient  signalé,  nous 
nous  bornons  à  répondre  que  dans  tous  les  temps,  du 
moins,  l'opinion  publique  a  su  imposer  au  pouvoir, 
même  absolu,  des  limites  insurmontables.  Les  lettres 
patentes  constitutives  de  noblesse,  quand  elles  ont  été 
prostituées,  n'ont  plus  guères  été  vraiment  que  lettres 
mortes,  et,  comme  Ta  si  bien  dit  le  jurisconsulte 
Loyseau  :  «  Cette  abolition  de  roture  n'est  alors  qu'une 
»  effaçure  dont  la  trace  demeure.  Elle  semble  même 
»  plutôt  une  fiction  qu'une  réalité,  le  prince  ne  pou- 
»  vant  par  effet  rendre  l'être  au  non-être.  »  Le  carac- 
tère essentiel  de  la  noblesse  n'est  en  effet  ni  dans  les 
diplôrnes  ni  dans  les  privilèges,  car  la  véritable  no- 
blesse ne  peut  être  donnée  parlées  moyens  à  celui 
qui  n'en  possède  pas  déjà  la  réalité.  Le  diplôme  ne 
confère  pas  la  noblesse,  il  la  reconnaît  seulement  et  la 
publié. 

Quant  aux  anoblissements  obtenus  à  prix  d'argent, 
il  est  certain  que  l'origine  n'en  est  ni  flatteuse  ni 
brillante  autant  que  celle  de  la  noblesse  acquise  au 
prix  du  sang  ;  et  cependant,  sur  ce  point  même,  il  faut 
en  revenir  non-seulement  à  l'autorité  du  grand  poli- 
tique de  l'antiquité,  mais  jl  faut  reconnaître  encore, 
soc.  d'ag.  22 


—  294  — 

avec  un  éminent  publiciste  (1)  de  notre  siècle,  que, 
dans  un  Elat  essentiellement  propriétaire,  la  grande 
fortune  doit  toujours  supposer  la  noblesse  ou  la  don- 
ner. La  noblesse,  en  détinilive,  est  un  résultat  néces- 
saire de  la  fortune  acquise.  La  possession  des  biens 
assure  dans  toute  sa  plénitude  la  liberté  personnelle, 
et  procure  également  du  pouvoir  et  de  l'indépendance. 
Le  respect  des  principes  est  une  chose  excellente  as- 
surément, et  cependant  il  arrive  presque  toujours  qu'ils 
sont  dominés  par  la  puissance  des  faits.  La  vénalité  des 
charges,  par  exemple,  que  M.  Crépon  reproche  si  jus- 
tement à  François  1er  et  à  ses  successeurs,  était  certes 
une  création  purement  fiscale  et  surtout  ignoble  et 
révoltante  au  premier  chef,  et  l'on  ne  saurait  la  jus- 
tifier à  quelque  point  de  vue  que  l'on  veuille  se  poser; 
et  cependant  cette  vénalité  même  avait  contribué  à 
nous  donner  une  succession  de  magistrats  les  plus  in- 
tègres, les  plus  éclairés  et  les  plus   dignes  que  l'on 
vit  jamais.  Il  est  donc  sage  aussi,  sur  la  question  spé- 
ciale qui  nous  occupe,  de  se  défendre  d'appréciations 
trop  précipitées,   dont  l'effet  inévitable  serait  de  re- 
pousser le  côté  populaire  et  facilement  accessible  de 
f institution  nobiliaire  pour  la  réduire  aux  pures  tra- 
ditions   aristocratiques  et  féodales.  Je  ne  puis  croire 
ainsi,  avec  M.  Crépon,  que  l'anoblissement  de  f  argen- 
tier du  roi,  d'un  docteur  ès-lois  ou  d'un  grand  pro- 
priétaire d'herbages  en  Normandie,  ait  pu  jamais  pa- 
raître menaçant  pour  la  véritable  noblesse.  Une  haute 
fonction,  toute  de  confiance,  mérite  toute   espèce  de 

(1)  M.  de  Bonald.  . 


—  295  — 

distinction  quand  elle  a  été  honorablement  remplie; 
de  grandes  possessions  territoriales  et  les  soins  donnés 
au  perfectionnement  de  l'agriculture  et  à  l'éducation 
de  nombreux  troupeaux,  constituent  des  titres  qui  valent 
mieux,  à  coup  sûr,  que  ceux  du  fameux  financier  Za- 
met  qui,  demeuré  roturier,  se  qualifiait  fièrement  dans 
un  acte  public  de  seigneur-suzerain  de  il  cent  mille 
écus  ;  enfin  il  ne  faut  pas  oublier  le  mot  devenu  célèbre 
de  l'empereur  Sigismond  qui,  dans  une  auguste  so- 
lennité, donnait  à  un  simple  jurisconsulte  la  préséance 
sur  les  hommes  portant  l'épée,  disant  qu'il  pourrait 
faire  en  un  jour  mille  chevaliers  des  armes,  tandis 
qu'en  mille  ans  il  ne  pourrait  faire  un  seul  chevalier 
des  lois. 

M.  Crépon  cite  à  l'appui  de  son  opinion  des  tradi- 
tions et  des  faits  recueillis  par  l'histoire;  nous  n'en 
voulons  rien  contester.  Ce  ne  sera  pas  nous,  par 
exemple,  que  l'on  verra  justifier  la  contrainte  exercée 
sur  ce  marchand  de  bœufs  du  pays  d'Auge,  fait  noble 
malgré  lui  et  taxé  en  conséquence  à  une  forte  subven- 
tion fiscale,  mais  on  ne  saurait  prétendre  qu'un  fait 
exorbitant  et  monstrueux  ait  pu  jamais  devenir  l'expres- 
sion fidèle  du  droit  commun  de  la  France.  Nous  sommes 
d'ailleurs  au  fond  à  peu  près  d'accord  avec  M.  Crépon, 
dans  ce  sens  du  moins  que  nous  avons  déjà  reconnu  qne 
l'usage  même  modéré  et  convenablement  restreint  du 
droit  d'anoblissement,  avait  dû  toujours  comporter  des 
inconvénients  et  notamment  celui  d'amoindrir  beaucoup 
l'importance  de  la  noblesse  d'extraction.  La  chose  est 
évidente,  et  il  y  avait  là,  si  l'on  veut,  une  sorte  d'at- 
teinte à  la  pureté  native  et  immaculée  du  vieux  principe 


—  296  — 

aristocratique;  mais  enfin  faut-il  absolument  le  regret- 
ter, répéterons-nous  encore,  et  ne  doit-on  pas  bien  plu- 
tôt s'en  féliciter?  Ne  se  maintient-on  pas  dans  les  bornes 
du  vrai  et  du  juste,  quand  on  se  sent  disposé  comme 
nous  le  sommes  à  préférer  l'unité  monarchique  et  l'in- 
dépendance de  la  couronne  à  l'immixtion  dans  les  af- 
faires et  dans  le  gouvernement  d'une  oligarchie  im- 
muable et  toute-puissante  ?  Dans  nos  siècles  modernes, 
si  différents  du  moyen  âge  et  des  mœurs  de  cette 
époque,  la  partie  forte  de  la  nation,  la  véritable  et 
pure  aristocratie  n'a-t-elle  nas  résidé  toujours  dans  la 
masse  entière  de  la  grande  et  de  la  moyenne  pro- 
priété ?  N'a-t-elle  pas  été  comme  aujourd'hui  repré- 
sentée par  les  fondateurs  de  nos  grands  établissements 
industriels,  par  les  hommes  de  talent  qui  donnent  le 
mouvement  à  l'opinion,  par  les  grands  artistes  qui 
décorent  la  patrie,  par  les  grands  capitaines  qui  la 
défendent?  On  nous  le  concède  pleinement,  mais  on 
voudrait  que  jamais  nos  rois  n'eussent  étendu  au-delà 
de  ce  cercle  d'élite  le  privilège  de  leurs  grâces  et  de 
luurs  faveurs.  Ici,  Messieurs,  sans  nier  les  abus,  nous 
avons  présenté  déjà,  sinon  la  justification,  du  moins 
les  motifs  atténuants.  Nous  ajouterons  qu'il  faut  prendre 
garde  de  se  méprendre  sur  l'état  constitutif  de  notre  an- 
cienne monarchie.  Elle  n'avait  pas  été  faite  tout  d'une 
pièce,  elle  était  la  fille  du  temps  et  l'œuvre  des  siècles. 
C'est  ainsi  que  malgré  tout  ce  que  leurs  immunités  pou- 
vaient avoir  d'excessif  et  de  révoltant,  les  classes  privilé- 
giées avaient  conquis  chez  nous  une  existence  légale  et 
permanente.  Comment  donc  alors  aurait-il  été  possible 
de  forclore  la  carrière?  Comment  aurait-on  refusé  la  pers- 


—  297  — 

peclive  d'une  vie  honorée  et  indépendante  aux  h(.mmes 
.  que  le  sort  avait  fait  naître  dans  une  condition  humble 
et  ignorée?  Comment  ne  pas  leur  permettre  l'emploi 
du  fruit  de  leurs  épargnes,  du  prix  de  leurs  labeurs, 
pour  se  relever  de  cet  abaissement  qui  avait  pesé  sur 
la  première  partie  de  leur  existence?  Gomment  enfin 
leur  enlever  jusiiu'à  l'espérance  de  dire  :  «  Voilà  où  je 
puis  parvenir,  voilà  l'héritage  que  je  puis  laisser  à 
mes  enfants?» Sans  nul  doute,  l'égalité  de  tous  devant 
la  loi  vaut  mieux  mille  et  mille  fois  que  le  règne  du 
privilège  et  de  l'arbitraire;  mais  en  se  reportant  à  l'an- 
cien ordre  de  choses  établi  dans  notre  pays,  tous  les 
cœurs  honnêtes,  toutes  les  âmes  généreuses,  loin  de 
se  plaindre  de  la  multiplicité  des  faveurs  royales,  de- 
vaient bien  plutôt,  ce  nous  semble,  appeler  de  tous 
leurs  vœux  le  plus  grand  nombre  possible  d'affranchis- 
sements et  de  réhabilitations,  et  le  bienfait  en  aurait 
été  trop  rare  s'il  avait  fallu  le  réserver  seulement  aux 
services  exceptionnels  et  éclatants.  Il  était  bien,  en  dé- 
finitive, que  chacun  pût  espérer  d'arriver  tôt  ou  tard 
à  cette  position  honorable  et  élevée  dont  quelques  pri- 
vilégiés seulement  auraient  retenu  le  monopole  si  les 
antiques  traditions  nobiliaires  avaient  prévalu  tou- 
jours dans  toute  leur  plénitude  et  toute  leur  pureté. 

Sans  repousser  précisément  ces  objections,  on  se  re- 
prend aux  faits  et  l'on  nous  répond  qu'au  moins  le 
plus  aimé  et  le  plus  populaire  de  nos  rois,  Henri  IV, 
fut  le  seul  peut-être  qui  sut  se  défendre  de  cette  faci- 
lité déplorable  avec  laquelle  on  prodiguait  les  anoblis- 
sements. Le  fait  est  parfaitement  exact,  mais  il  ne  faut 
pas  oublier  non  plus  que  ce  grand  monarque  de  qui 


—  298  — 

son  peuple  a  conservé  si  douce  mémoire,  fut  surtout 
le  roi  des  gentilshommes,  et  qu'il  n'avait  garde  de  s'ex- 
poser à  altérer  en  quoi  que  ce  fût  le  prestige  de  cette 
noblesse  qui  l'avait  aidé  à  conquérir  son  trône.  Il  ai- 
mait à  se  voir  entouré  dans  sa  cour  par  ces  fidèles  et 
vaillants  chevaliers  qui,  disait-il,  l'avaient  pressé  bien 
autrement  dans  les  jours  de  ses  grandes  batailles  et  de 
ses  glorieuses  épreuves.  Il  voulait,  sans  doute,  que  tous 
les  paysans  de  son  royaume  pussent  mettre  la  poule  au 
pot  le  dimanche,  et  il  tenait  à  les  rendre  heureux,  parce 
qu'il  considérait,  avec  son  ministre  Sully,  le  labourage 
et  le  pâturage  comme  les  deux  mamelles  de  la  France; 
mais,  en  réalité,  ce  premier  roi  de  la  maison  de  Bour- 
bon qui  a  tant  fait  pour  la  bourgeoisie,  n'eut  lui- 
même  pour  les  bourgeois  que  répulsions  et  dédains. 
Pour  n'en  citer  qu'un  nombre  d'exemples  limité,  nous 
n'avons  vraiment  que  l'embarras  du  choix.  C'est  lui, 
en  effet,  qui  tournait  le  dos  à  un  marchand  auquel  il 
avait  consenti  cependant  à  accorder  des  lettres  de  no- 
blesse ;  il  l'avait  estimé  autrefois  comme  le  premier 
des  négociants  de  son  royaume,  il  le  regardait  désor- 
mais comme  le  dernier  des  nobles.  C'est  lui  aussi  qui, 
en  procédant  à  la  réception  d'un  chevalier  de  l'Ordre, 
dont  la  naissance  ne  lui  semblait  pas  à  la  hauteur  de 
sa  nouvelle  dignité,  répondait  publiquement  et  à  haute 
voix  :  JE  LE  SAIS  BIEN  !  au  Domine  non  sum  dignus,  que 
la  formule  obligeait  le  récipiendaire  de  prononcer  à 
ses  pieds.  C'est  Henri  IV  encore  qui  chassait  outra- 
geusement de  son  palais  un  maître  des  requêtes  qui 
s'y  était  glissé  dans  les  rangs  de  la  haute  noblesse  qui 
se  pressait  autour  dn  monarque;  c'est  lui  enfin  qui 


—  299  — 

faisait  indignement  fustiger  des  hommes  de  loi  qui, 
sans  le  reconnaître,  avaient  refusé  de  l'admettre  au 
partage  de  leur  table  d'hôte.  Tous  ces  traits  de  carac- 
tère ne  peuvent  suffire  assurément  à  diminuer  cette 
grande  personnification  de  la  royauté  militaire  qui  se 
montrait,  d'ailleurs,  habile  et  sage  dans  les  conseils 
autant  qu'intrépide  dans  les  combats;  mais  tout  cela, 
cependant,  explique  parfaitement  les  égards  et  les  mé- 
nagements de  Henri  IV  à  maintenir  la  prééminence  de 
la  noblesse  de  pure  et  haute  chevalerie.  Louis  XIV,  au 
contraire,  multiplia  les  lettres  d'anoblissement,  et  quel- 
quefois peut-être  dans  une  pensée  peu  digne  et  trop 
exclusivement  bursale  ,  mais  le  plus  souvent  aussi 
sous  une  impression  toute  royale,  jaloux  qu'il  était  de 
voir  toutes  les  illustrations  et  toutes  les  grandeurs 
émaner  directement  de  sa  puissance  suprême.  Ce  fut 
lui,  d'ailleurs,  qui  le  premier,  croyons-nous,  fît  recher- 
cher et  poursuivre  les  usurpateurs  de  la  noblesse,  et 
son  édit  du  8  décembre  1G99,  qui  prononce  une  forte 
amende  contre  ceux  qui  viendraient  à  se  parer  de 
titres  non  régulièrement  concédés,  fut  une  mesure  ré- 
pressive dont  il  convient  d'autant  moins  de  mécon- 
naître la  sagesse  et  l'opportunité,  que  l'application  en 
fut  rigoureuse  et  générale.  C'est,  d'ailleurs,  l'une  des 
plus  grandes  erreurs  historiques,  et  malheureusement 
l'une  des  plus  répandues  et  des  plus  accréditées,  que 
de  s'imaginer  que  ce  prince  ait  été  partial  pour  la  no- 
blesse et  hostile  à  la  bourgeoisie.  Il  est  vrai  de  dire 
bien  plutôt  que  jamais  roi  ne  tint  la  haute  noblesse  plus  à 
distance  et  ne  fut  plus  bienveillant  et  plus  accessible  à 
la  bourgeoisie.  «  C'est  sous  son  règne  surtout,  a  dit 


—  300  — 

»  avec  grande  raison  M.  de  Chateaubriand  ;  c'est 
»  sous  son  règne  que  toutes  les  carrières  furent  ou- 
»  vertes  aux  Français.  L'Eglise,  la  magistrature  et  le 
»  commerce  étaient  presque  exclusivement  le  partage 
»  des  plébéiens.  La  plus  haute  dignité  civile,  celle  du 
»  chancelier,  était  roturière.  Les  bourgeois  parvenaient 
»  aux  premières  places  militaires  et  administratives. 
»  Louis  XIV  surtout  ne  fit  aucune  distinction  dans  ses 
»  choix;  Fabert,  Gassion,  Vauban  même  et  Gatinat 
»  furent  maréchaux  de  France;  Golbert  et  Louvois 
»  étaient  ce  que  plus  tard  on  appela  impertinemment 
»  des  hommes  de  peu.  En  général,  dans  toute  l'ancienne 
»  monarchie,  les  familles  nobles  ne  fournissaient  pas 
»  les  ministres.  Le  chancelier  Voysin,  dit  Saint-Simon, 
»  avait  essentiellement  la  plus  parfaite  qualité  sans 
»  laquelle  nul  ne  pouvait  entrer  et  n'est  jamais  entré 
»  dans  le  conseil"  de  Louis  XIV  en  tout  son  règne,  qui 
»  est  la  pleine  et  parfaite  roture,  si  l'on  en  excepte  le 
»  seul  duc  de  Beauvilliers.  Les  ambassadeurs  du  grand 
»  roi  n'étaient  pas  tous  choisis  parmi  les  grands  sei- 
B  gneurs.  La  plupart  des  évêques  (el  quels  évoques  !• 
»  Bossuet  et  Massillon  !)  sortaient  des  rangs  médiocres 
»  ou  tout  à  fait  populaires.  » 

Nous  ne  pouvons  qu'applaudir  sans  réserve,  et  nous 
nous  associons  de  toutes  nos  forces  à  la  vive  et  légi- 
time indignation  avec  laquelle  M.  Crépon  flétrit  ces 
fréquentes  usurpations,  dont  les  siècles  passés  nous 
avaient  laissé  des  exemples  qui  ne  comptent  plus  que 
pour  bien  peu  de  chose  en  présence  de  tout  ce  que 
nous  avons  vu  de  notre  temps.  Dans  les  pays  où  les 
pures  traditions  féodales  sont  demeurées  vivantes,  en 


—  301  — 

Allemagne,  en  Angleterre,  en  Suède,  en  Espagne,  on 
ne  pourrait  rien  citer  de  semblable,  rien  qui  approche 
même  de  l'audace  et  du  cynisme  dont  nous  sommes 
tous  les  jours  témoins.  C'est  que  nos  voisins  ont  gardé 
le  sentiment  et  le  vrai  culte  de  l'aristocratie,  tan- 
dis que  la  France  est  vraiment  le  pays  des  puériles  et 
toutes  petites  vanités  ;  de  l'art  héraldique  nous  compre- 
nons à  peine  l'importance  et  la  grandeur,  nous  n'en  es- 
timons que  la  vaine  apparence  et  les  misérables  hochets. 
C'est  pour  cela  que  nous  avons  vu  et  que  tous  les  jours 
nous  voyons  encore  tant  de  gens  s'affubler  d'un  titre 
d'emprunt  sans  qu'un  rire  inextinguible  comme  celui 
des  Dieux  d'Homère  accueille  ces  transformations 
étranges,  ni  même  qu'il  se  trouve  jamais  un  homme 
de  courage  et  de  conscience  qui  les  flétrisse  et  les 
repousse  par  le  mot  terrible  du  président  de  Harlay. 
Vous  le  savez.  Messieurs,  le  grand  chroniqueur  du 
xvii^  siècle,  Saint-Simon,  nous  apprend  que  deux  frères 
du  nom  de  Doublet,  tous  deux  conseillers  au  Parle- 
ment de  Paris,  ayant  acquis  chacun  une  terre  titrée 
dans  les  environs  de  la  capitale,  se  firent  annoncer 
chez  le  chef  de  leur  compagnie  sous  les  noms  pom- 
peux de  marquis  de  Persan  et  de  marquis  de  Courcy. 
Le  premier  président  surpris  hésita  un  instant,  puis 
jetant  sur  les  deux  magistrats  ainsi  transformés  un  re- 
gard indicible,  il  les  salua  de  cette  foudroyante  apos- 
trophe :  «  Masques,  leur  dit-il,  je  vous  reconnais  !  » 

Il  est  vrai  de  dire  cependant  que  la  facilité  même  à 
concéder  les  lettres  d'anoblissement  avait  au  moins 
l'avantage  de  diminuer  le  nombre  des  usurpations,  si 
bien  que  je  crois  que  de  nos  jours,  et  surtout  depuis 


—  302  — 

la  révision  du  Gode  pénal  en  1832,  on  pourrait  signa- 
ler en  France  une  toute  autre  quantité  de  marquisats 
de  contrebande  que  l'on  en  aurait  trouvé  au  temps 
du  président  de  Harlay;  mais,  en  tout/cas,  le  remède 
lui-même  comportait  de  si  graves  inconvénients  et  of- 
frait une  si  triste  issue,  qu'on  n'y  saurait  voir  une 
compensation  sérieuse.  Le  mal  même  serait  arrivé  à 
son  comble,  s'il  fallait  absolument  admettre  que  cette 
prodigalité  d'anoblissements  n'avait  été  pour  nos  rois 
qu'un  moyen  de  battre  monnaie,  et  s'il  était  vrai  qu'en 
vendant  avec  la  noblesse  le  privilège  des  immunités 
en  matière  d'impôt,  on  avait  rejeté  ainsi  sur  la  masse 
du  peuple  des  charges  immenses  dont  vraiment  il  ne 
pouvait  plus  porter  le  faix.  La  répartition  inégale  des 
charges  publiques  était  sans  doute  un  établissement 
inique  autant  que  désastreux,  et  son  abolition  a  été 
l'une  des  mesures  les  plus  sages  et  les  plus  fécondes 
de  l'Assemblée  constituante.  Il  est  juste  cependant  de 
reconnaître  aussi  qu'elle  la  réalisa  sans  le  plus  lé- 
ger obstacle,  et  que  depuis  longtemps  déjà  les  classes 
privilégiées  s'y  étaient  résignées  et  avaient  complète- 
ment accepté  le  sacrifice.  Ce  renoncement  volontaire 
était  d'autant  plus  méritoire,  qu'au  moment  de  la  ré- 
volution ces  castes,  tant  favorisées,  possédaient  réelle- 
ment la  plus  grande  partie  du  sol.  M.  Crépon  a  vérifié 
aux  sources  officielles  qu'à  la  porte  même  d'Angers, 
la  paroisse  de  St-Aubin  des  Ponts-de-Cé,  par  exemple, 
comptait  alors  sept  privilégiés,  celle  de  St-Barthélemi 
en  comptait  cinq,  et  tout  cela  indépendamment  des 
-propriétés  protégées  encore  par  les  immunités  ecclésias- 
tiques. C'est  en  effet  une  chose  malheureusement  trop 


—  303  — 

notoire  que  dans  ce  temps  le  territoire  presque  en  entier 
appartenait  soit  à  la  noblesse,  soit  au  clergé.  Dès  le  com- 
mencement du  xvi^  siècle,  Bourdigné,  notre  vieil  anna- 
liste angevin  le  constatait  lui-même  :  «  Est  à  noter,  dit- 
»  il,  que  toutes  les  dites  églises  et  moustiers  sont  de  si 
»  bons  revenus  et  si  richement  dotés,  qu'à  ce  considé- 
»  rer  et  les  rentes  et  gros  émoluments  qui  en  viennent 
»  aux  possesseurs  d'iceux  bénéfices,  de  léger  l'on  pour- 
»  rait  penser  et  dire  que  tout  le  bien  et  revenus  d'Anjou 
»  seraient  aux  églises  et  personnes  ecclésiastiques,  et 
»  qu'il  n'y  aurait  aucunes  grosses  maisons,  terres  et 
»  seigneuries  qui  ne  fussent  de  patrimoine  ecclésiastique 
»  et  appropriées  aux  bénéfices,  et  d'autre  part  qui  vou- 
»  drait  seulement  prendre  garde  aux  seigneurs  tempo- 
»  rels  et  grands  terriers  qui  y  sont  et  à  leurs  abondants 
»  revenus  et  rentes,  l'on  penserait  qu'il  n'y  eut  qu'i- 
»  ceux  seigneurs  de  la  temporalité  qui  eussent  bien 
»  en  Anjou  et  que  l'Eglise  n'y  saurait  rien  avoir.  » 

De  cette  statistique  fort  triste  assurément,  et  qui  ré- 
duit à  peu  près  à  néant  la  part  du  tiers-état  dans  la 
propriété  foncière,  faut-il  conclure  que  le  peuple  était 
foulé  en  proportion  de  l'augmentation  du  nombre  des 
privilégiés?  Ce  serait  une  très  grave  erreur.  Le  trésor 
royal  souffrait  seul  de  cette  prodigalité  des  grâces.  En 
accordant  des  lettres  de  nobless'e  moyennant  finance, 
le  prince  contractait  peut-être  une  sorte  d'emprunt 
usuraire,  mais  en  ce  sens  uniquement  qu'il  absorbait 
un  gros  capital,  tout  en  diminuant  très-peu  son  revenu. 
Il  tarissait  l'une  des  sources  reproductrices  de  l'impôt, 
et  il  ne  retrouvait  nulle  part  rien  qui  pût  ressembler  à 
une  compensation  quelconque,  nous  l'avouons;  mais 


—  304  — 

tout  ce  qu'il  en  advenait,  c'est  que  l'Etat  s'en  trou- 
vait un  peu  plus  pauvre,  sans  toutefois  que  l'aggrava- 
tion lût  bien  notable,  car  la  détresse  du  trésor  public 
était  malheureusement  permanente,  à  ce  point  que 
trop  souvent  le  gouvernement  se  voyait  entravé  dans 
son  action  régulière,  et  que  les  services  divers  demeu- 
raient en  souffrance.  Cependant,  comme  nous  le  dé- 
montrerons tout  à  l'heure,  l'exemption  de  la  taille  ac- 
cordée à  quelque  nombre  d'anoblis  que  l'on  veuille 
prétendre,  n'était  à  peu  près  pour  rien  dans  ce  déplo- 
rable état  de  choses. 

On  sait  les  difficultés  que  la  couronne  trouvait  tou- 
jours dans  les  parlements  pour  obtenir  l'enregistre- 
ment de  nouveaux  impôts,  et  il  faut  reconnaître  d'ail- 
leurs que  le  gouvernement  était  d'une  extrême  réserve 
à  les  demander,  et  qu'ainsi  la  somme  des  contributions 
de  tout  genre  restait  toujours  des  plus  modérées.  J'o- 
serai dire  que  c'était  un  malheur,  et  si  l'on  voulait 
m'en  faire  un  reproche,  l'art  si  habile  aujourd'hui  de 
la  finance  viendrait  à  mon  aide  et  n'hésiterait  pas  à  ré- 
pondre pour  moi  que  la  surélévation  de  l'impôt  est  la 
source  la  plus  puissante  de  reproduction,  tandis  qu'a- 
vec la  pénurie  des  caisses  publiques,  l'Etat  reste  en- 
serré dans  un  cercle  étroit  et  dans  les  limites  exclu- 
sives d'une  déplorable  routine  qui  ne  permet  ni  les 
grandes  entreprises  ni  les  améliorations  fécondes.  C'é- 
tait là  malheureusement  l'une  des  plus  tristes  condi- 
tions de  notre  vieille  monarchie  telle  que  le  temps  et 
la  marche  souveraine  des  choses  nous  l'avaient  faite. 
On  craignait  de  surcharger  les  contribuables,  et  dès- 
lors  l'action  gouvernementale  devenait  à  peu  près  nulle 


—  305  — 

el  souvent  impraticable.  Tout,  avec  l'apparence  de  la 
fortune  et  d'un  laisser-aller  brillant  et  prospère,  tra- 
hissait les  réalités  de  la  gêne  et  du  malaise  qui  pe- 
saient sur  toutes  les  classes  de  la  société.  Les  grands, 
les  gens  de  cour  surtout,  pour  alimenter  leur  luxe, 
mettaient  souvent,  pour  rappeler  un  mot  de  Henri  IV 
bien  connu  et  cité  par  M.  Crépon,  mettaient  leurs  mou- 
lins et  leurs  bois  de  haute  futaie  sur  leur  dos;  le  peuple 
ne  pouvait  donner  libre  essor  à  ses  spéculations  in- 
dustrielles et  ne  trouvait  nulle  voie  ouverte  pour  arri- 
ver à  la  fortune;  le  roi  enfin,  dont  les  nobles  scrupules 
craignaient  de  trop  peser  sur  ses  sujets,  pouvait  à  peine 
subvenir  aux  charges  de  sa  couronne.  Les  routes 
étaient  mal  entretenues,  les  troupes  mal  payées,  mal 
nourries,  mal  vêtues,  parce  que  le  trésor  public  était 
à  sec  et  que  les  parlements  n'auraient  pas  consenti  à 
enregistrer  de  nouveaux  impôts,  quand  même  la  bien- 
veillante sollicitude  du  monarque  n'y  aurait  pas  ré- 
pugné. 

Ce  tableau  déplorable  à  tant  de  titres  et  malheureu- 
sement trop  fidèle  serait-il  autre  sans  cette  multipli- 
cité des  titres  de  noblesse  qui,  nous  dit-on,  en  éten- 
dant successivement  pendant  des  siècles  les  privi- 
lèges en  matière  d'impôt,  avaient  fini  par  tarir  à  ce 
point  les  ressources  de  l'Etat?  Messieurs,  nous  ne 
sommes  partisan  ni  de  la  prodigalité  des  anoblisse- 
ments, ni  surtout  des  privilèges  sur  la  contribution 
aux  charges  publiques;  mais  la  vérité  n'en  est  pas 
moins  que  ces  concessions  excessives,  sans  doute,  n'ont 
pu  avoir  qu'une  influence  vraiment  imperceptible  sur 
l'état  de  choses  signalé,  et  ici  nous  pouvons  invoquer  des 


—  306  — 

autorités  graves  et  même  en  quelque  sorte  officielles. 
Les  textes  que  nous  allons  citer  sembleraient  vraiment 
avoir  été  écrits  en  prévision  directe  des  objections  que 
nous  avons  à  repousser  aujourd'hui:  «  Par  une  con- 
»  tradiction  bizarre,  disait  le  contrôleur  général  Ca- 
»  lonne  à  l'ouverture  de  l'Assemblée 'des  notables  de 
»  1787,  ces  privilèges,  ces  immunités,  ces  droits  pré- 
»  tendus  qui,  s'ils  étaient  réels,  devraient  porter  sur 
»  toute  nature  d'impôt,  n'en  excluent  que  quelques- 
9  uns.  Il  n'est  pas  un  seul  de  tous  les  sujets  du  roi, 
»  prince,,  noble,  ecclésiastique,  qui  ne  paie  comme  le 
»  dernier  du  peuple  la  capitation,  les  aides,  la  ga- 
»  belle  et  les  droits  sur  les  consommations,  » 

Cette  explication  si  nette  et  si  catégorique  sur  l'an- 
cienne répartition  des  impôts,  pourrait  paraître  quel- 
que peu  suspecte  dans  une  bouche  ministérielle,  et  l'on  - 
hésiterait  peut-être  à  en  croire  simplement  sur  parole 
un  homme  d'Etat  qui  a  laissé  une  assez  fâcheuse  idée 
de  son  savoir-faire  et  de  tristes  souvenirs  de  sa  vaine 
et  présomptueuse  légèreté;  mais  nous  avons  une  auto- 
rité plus  grave  et  moins  contestable,  c'est  celle  de 
l'Assemblée  des  notables  elle-même.  L'année  qui  sui- 
vit celle  de  sa  première  convocation  et  à  la  veille 
même  de  la  réunion  des  Etats  généraux,  l'Assemblée 
se  livra  à  un  examen  plus  spécial  ei  plus  approfondi  de 
cette  question  brûlante  des  immunités,  et  voici  en  quels 
termes  elle  fut  résumée  par  le  6^  bureau,  dont  les 
commissaires  l'avaient  étudiée  avec  une  attention  toute 
particulière  :  «  Les  impôts  que  la  nation  supporte, 
D  est-il  dit  au  procès-verbal  que  nous  citons  textuel- 


—  307  — 

)>  lement  (1),  se  divisent  en  impôts  directs  et  en  impôts 
»  indirects.  Ces  derniers  qui  résultent  des  droits  exi- 
»  gés  sur  les  consommations  sont  évidemment  suppor- 
»  tés  par  tous  les  individus,  à  raison  de  leur  fortune  et 
»  nul  ne  peut  y  échapper. 

»  Les  impôts  directs  sont  la  capilation,  les  vingtiè- 
»  mes,  la  taille  et  tout  ce  qui  y  est  accessoire. 

»  Le  clergé  et  la  noblesse  ne  sont  pas  exempts  de  la 
y>  capitation,  ni  du  vingtième.  Si  le  clergé  paraît  n'y 
»  être  pas  assujetti,  il  en  doit  payer  la  représentation 
»  équivalente  et  il  la  paye  en  effet  par  ses  dons  gratuits. 
))  Quant  à  la  noblesse,  elle  supporte  les  deux  impôts  dans 
»  la  même  proportion  et  dans  la  même  forme  que  le 
»  tiers-état. 

î  Quant  à  la  taille  et  aux  contributions  qui  y  sont 
»  accessoires ,  le  clergé  et  la  noblesse  en  sont  person- 
»  nellement  exempts,  mais  il  faut  observer  d'abord  que 
»  dans  toutes  les  provinces  cadastrées  qui  forment  une 
»  assez  grande  partie  de  la  France,  ils  ne  jouissent  pas 
»  de  cette  exemption,  puisque  la  taille  est  assise  sur  les 
»  fonds  dans  quelques  mains  qu'ils  se  trouvent.  Ce 
»  privilège  n'existe  donc  pour  eux  que  dans  les  pays 
»  d'élection,  mais  il  est  très-connu  que  presque  tous 
»  les  fonds  qui  appartiennent  à  ces  deux  ordres  sont 
»  mis  en  valeur  par  des  fermiers  qui  paient  la  taille  et 
B  les  contributions  accessoires  et  qui  en  font  la  déduc- 
»  tion  au  propriétaire  sur  le  prix  de  leur  bail. 

»  11  y  a  plus,  c'est  que  dans  le  fait,  les  fermiers  des 

(1)  Procès-verbal  de  V Assemblée  des  notables  tenue  à  Versailles  en 
1188,  de  l'Imprimerie  royale,  1789,  in-4o,  p.  418,  420. 


—  308  — 

»  nobles  et  ecclésiastiques  sont  taxés  en  général  beau- 
»  coup  plus  haut  qu'ils  ne  devraient  l'être,  parce  que 
»  les  anciens  administrateurs  ont  senti  que  c'était  un 
»  moyen  de  soulager  la  dernière  classe  et  en  cela  l'ar- 
»  bitraire  a  eu  la  justice  pour  motif. 

»  Le  privilège  des  deux  premiers  ordres  se  réduit 
»  donc  pour  ainsi  dire  à  cet  égard  au  petit  nombre 
»  d'ecclésiastiques  et  de  gentilshommes  qui  font  valoir 
»  leurs  propiétés  par  leurs  mains. 
-  »  Le  bureau  a  observé  que  ces  ecclésiastiques  et  gen- 
»  tilshorames  sont  pour  la  plupart  extrêmement  pau- 
»  vres  ;  que  les  derniers  donnent  des  citoyens  à  l'Etat 
I)  et  des  officiers  à  l'armée,  et  que  l'exemption  dont  ils 
»  jouissent  est  pour  eux  le  seul  moyen  de  subsistance.  Le 
»  tiers-état  convient  d'ailleurs  que  l'exemption  restreinte 
»  dans  cette  classe  est  d'une  légère  conséquence  et  que 
fl  par  conséquent  elle  le  grève  faiblement. 

»  Il  résulte  de  cet  exposé,  ajoute  le  procès-verbal, 
»  que  les  deux  premiers  ordres  ne  sont  exempts  dans 
»  le  fait  que  d'une  très  faible  partie  des  charges  aux- 
»  quelles  le  peuple  est  assujetti.  » 

Je  ne  sais,  Messieurs,  s'il  serait  possible  d'opposer 
quelque  chose  à  ces  calculs,  mais  il  en  résulte  évidem- 
ment pour  nous  que  les  immunités  accordées  à  la  no- 
blesse dans  une  mesure  si  restreinte  n'imposaient, 
comme  nous  l'avons  dit  déjà,  qu'une  très  faible  sur- 
taxe aux  charges  qui  grevaient  les  classes  populaires. 
S'il  est  vrai  de  dire  cependant  que  la  révolution  a  ré- 
vélé des  fureurs  contre  le  clergé  et  la  noblesse,  nous 
ne  saurions  admettre  que  ces  fureurs  aient  été  seule- 
ment les  tristes  repjésailles  de  l'inégale  et  humiliante 


—  309  — 
répartition  de  l'impôt.  La  révolution  sans  doute  a  eu 
de  nombreuses  raisons  d'être,  et  il  serait  difficile  de  les 
résumer  sous  une  définition  unique  quand  ses  causes 
et  ses  conséquences  apparaissent  à  tant  de  points  de 
vue  multiples  et  divers.  On  ne  saurait  nier  cependant 
que  la  révolution  ne  puisse,  à  beaucoup  d'égards  du 
moins,  être  considérée  comme  une  grande  journée  dans 
la  guerre  des  infériorités  jalouses  contre  les  supériorités 
nécessaires,  de  la  pauvreté  contre  la  propriété,  de  tou- 
tes les  passions  contre  tous  les  freins  destinés  à  les 
contenir,  et  l'on  ne  doit  plus  s'étonner  dés  lors  de  ce 
que  de  brutales  et  sanglantes  réactions  se  soient  ma- 
nifestées contre  les  sommités  sociales  et  les  grandeurs 
tombées.  Et  toutefois  ce  n'est  pas  même -exclusivement 
contre  les  hautes  classes  que  se  sont  ruées  les  fureurs 
populaires.  Le  manufacturier  Réveillon  qui  fut  la  pre- 
mière victime  de  la  révolution  (1)  et  le  malheureux 
boulanger  François,  qui  le  suivit  de  près  dans  cette 
voie  funèbre,  étaient  certes  loin  d'appartenir  l'un  et 
l'autre  aux  aristocraties  privilégiées.  Tous  deux  parti- 
cipaient aux  charges  publiques  bien  autrement  que  leurs 
meurtriers,  tourbe  ignoble  et  féroce  de  misérables  pro- 
létaires qui  ne  possédaient  ni  ne  payaient  quoi  que  ce 
fut  au  monde  et  qui,  dans  leurstupide  et  grossière  igno- 
rance des  questions  politiques  à  l'ordre  du  jour,  parlaient 
bien  de  mettre  le  veto  à  la  lanterne,  mais  qui  ne  se  pré- 

(1)  Réveillon  ne  dut  la  vie  qu'à  un  heureux  hasard  et  ensuite  à  la 
protection  du  gouvernement,  qui  lui  fit  trouver  un  asile  impénétrable 
dans  l'enceinte  même  de  la  Bastille  ;  mais  les  vengeances  populaires 
l'avaient  menacé  de  si  près ,  et  avec  de  telles  fureurs ,  qu'on  peut  à 
bon  droit  le  citer  comme  la  première  victime  de  la  révolution, 
soc.  d'ag.  23 


-  310  — 

occupaient  pas  le  moindrement  de  l'assiette  des  contri- 
butions ni  des  immunités  en  matière  d'impôt,  dont  on 
ne  saurait  dire  même  qu'ils  aient  jamais  prononcé  le 
nom.  On  concevrait  mieux  les  griefs  de  la  bourgeoisie, 
et  il  est  certain  que  plus  d'une  fois  elle  avait  dû  se  sentir 
profondément  blessée,  et  que  l'inauguration  d'un  nou- 
vel ordre  de  choses  fut  vraiment  saluée  par  elle  comme 
le  grand  jour  de  sa  réhabilitation  et  même  de  ses  jus- 
tes représailles,  mais,  comme  l'a  dit  excellement  M.  de 
Chateaubriand,  «  cette  jalousie  de  la  bourgeoisie  contre 
»  la  noblesse  qui  a  éclaté  avec  tant  de  violence  au 
»  moment  de  la  révolution,  ne  venait  point  de  l'inéga- 
D  lité  des  emplois,  elle  venait  de  l'inégalité  de  la  con- 
»  sidération.  Il  n'y  avait  si  mince  hobereau  qui  n'eût 
*>  le  privilège  d'insulte  ou  de  mépris  envers  le  bour- 
»  geois,  jusqu'à  ce  point  de  lui  refuser  de  croiser  l'épée; 
»  ce  nom  de  gentilhomme  dominait  tout.  Il  était  impos- 
»  sible  qu'à  mesure  que  la  lumière  descendait  dans  les 
»  classes  moyennes,  on  ne  se  soulevât  pas  contre  des 
»  prétentions  d'une  supériorité  devenue  sans  droits.  Ce 
»  ne  sont  point  les  nobles  que  l'on  a  persécutés  dans 
»  la  révolution;  CE  NE  SONT  POINT  LEURS  IMMU- 
j>  NITÉS  d'eux-mêmes  abandonnées,  que  l'on  a  voulu 
B  détruire  en  eux,  c'est  une  opinion  que  l'on  a  immo* 
»  lée  dans  leur  personne,  opinion  contre  laquelle  la 
»  France  entière  se  soulèverait  encore  si  l'on  essayait 
»  de  la  faire  renaître.  » 

Je  puis  terminer  ici.  Messieurs,  la  tâche  qui  m'était 
imposée  et  peu  de  mots  me  suffiront  à  la  résumer.  Il 
est  certain  que  la  multiplicité  des  lettres  de  noblesse  de- 
vait nécessairement  diminuer  beaucoup   l'importance 


—  3H  — 

de  rarislocralie  séculaire,  mais  on  doit  peu  le  regret- 
ter, ce  nous  semble,  parce  qu'il  est  incontestable  que, 
dans  nos  mœurs  et  nos  traditions  nationales,  la  royauté 
fut  toujours  l'élément  véritablement  conservateur  et  tu- 
télaire.  Il  est  arrivé,  plus  d'une  fois  sans  doute,  que  ces 
lettres  de  relief  aient  été  accordées  à  des  titulaires  peu 
dignes  d'une  si  haute  faveur,  et  même  que  l'on  ait  pro- 
digué ces  concessions  dans  une  pensée  purement  fiscale, 
mais  d'une  part,  dans  toute  monarchie  bien  ordonnée 
le  droit  d'anoblissement  est  un  droit  naturel  et  absolu 
de  la  prérogative  royale  ;  de  l'autre,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  sous  un  ordre  de  choses  tel  que  la  série  des 
siècles  l'avait  successivement  établi  dans  notre  vieille 
France,  il  était  impossible  que  l'entrée  de  celte,  classe 
privilégiée  qui  soulevait  tant  de  ressentiments,  tant  de 
répulsions,  tant  de  défiances,  ne  restât  pas  accessible 
aux  classes  moins  favorisées  et  ne  se  rattachât  pas,  du 
moins  sous  ce  rapport,  à  quelque  côté  populaire.  Celte 
prérogative  d'ailleurs  que  nous  revendiquons  pour  la 
couronne,  serait  bien  étroitement  limitée  si  elle  ne 
pouvait  s'exercer  que  pour  rémunération  de  ces 
grands  et  mémorables  services  qui  sont  toujours  chose 
si  rare  à  toutes  les  époques,  et  dont  la  réserve  unique 
et  exclusive  comme  titre  d'anoblissement  aurait  vrai- 
ment constitué  notre  noblesse  française  à  l'état  de  caste 
à  peu  près  inabordable  et  déplorablement  fermée.  En 
fait,  disions-nous  encore,  toute  grande  position  de  for- 
tune est  déjà  une  distinction  préliminaire  qu'il  appar- 
tient toujours  à  la  puissance  souveraine  d'élever  à  une 
plus  haute  sommité  d'honneur  et  de  considération.  Nous 
ajouterons  que   si  l'on  voulait  parcourir  le  Bulletin 


—  312  — 

des  lois  pendant  les  six  dernières  années  de  celle 
grande  restauration  monarchique  accomplie  par  l'em- 
pereur Napoléon,  de  1808  à  1814,  on  verrait  que  le 
plus  souvent  les  titres  nobiliaires  furent  concédés  sans 
la  mention  du  moindre  service  rendu,  et  sur  le  fait  uni- 
que et  avéré  d'une  grande  propriété  territoriale  et  de 
la  constitution  d'un  majorât  assis  sur  des  biens-fonds 
d'une  importance  proportionnée  aux  titres  accordés. 
Jamais  cependant  on  ne  vit  l'opinion  publique  s'élever 
contre  ces  sortes  d'anoblissements  qu'il  suffisait  de  de- 
mander pour  les  obtenir,  et  les  héritiers  des  concession- 
naires ont  recueilli  leurs  qualifications  sans  le  moindre 
obstacle  ni  la  ,plus  légère  réclamation.  Si  les  faveurs 
accordées  au  même  titre  par  nos  anciens  rois  ont  ren- 
contré des  difficultés  sérieuses  et  d'humiliantes  restric- 
tions, on  ne  peut  se  l'expliquer  qu'en  se  rappelant 
d'abord  les  dédains  calculés  de  la  haute  aristocratie,  et 
peut-être  aussi  la  morgue  ridicule  et  prétentieuse  qui 
signalait  le  passage  de  ces  nouveaux  anoblis  d'une 
caste  à  une  autre;  mais  nous  ne  pouvons  cesser  de  le 
répéter,  tout  en  faisant  même  la  part  de  ce  bizarre  et 
puéril  épanouissement  d'une  sotte  vanité,  il  faut  recon- 
naître du  moins  qu3  l'on  vit  au  jour  des  grandes  épreu- 
ves, que  la  royauté  n'avait  pas  été  si  mal  inspirée  dans 
ses  choix.  Pendant  que  tant  d'héritiers  de  nos  plus 
grandes  familles  françaises  souriaient  imprudemment, 
connivaient  avec  un  entraînement  inqualifiable  à  l'avé- 
nement  d'une  révolution  qui  bientôt  allait  les  briser, 
les  anoblis  de  date  récente  se  montraient  presque 
tous  immuables  et  fidèles,  et  offraient  à  la  royauté  ex- 
pirante le  prix  du  dévouement  et  le  sacrifice  de  leur 


—  313  — 

sang  et  de  leur  vie.  Enfin,  tout  en  admellant  que  les 
immunités  d'impôt  aient  été  une  flagrante  iniquité,  il 
faut  admettre  aussi  que  l'exonération  de  la  taille  éten- 
due successivement  à  quelques  membres  de  la  bour- 
geoisie n'avait  pu  aggraver  le  poids  des  charges  publi- 
ques dans  une  proportion  sensible  et  ce  n'est  point  là 
qu'il  faut  rechercher  la  vraie  cause  des  haines  populai- 
res qui  se  manifestèrent  contre  les  classes  élevées  dans 
les  plus  mauvais  jours  de  k  révolution  française. 

Il  ne  nous  reste  plus.  Messieurs,  qu'à  nous  excuser 
de  la  longueur  démesurée  de  ce  rapport,  mais  il  nous 
semble  que  le  sujet  était  vaste  et  comportait  une 
sérieuse  et  longue  discussion.  Nous  nous  y  sommes  li- 
vrés en  toute  impartialité  et  sans  aucun  esprit  de  parti, 
croyons-nous  du  moins,  comme  aussi  sans  dissimula- 
tion et  sans  nulle  réticence.  Nous  serions  heureux 
si  nous  avions  atteint  le  but  auquel  tendaient  tous  nos 
vœux,  celui  de  rechercher  la  vérité  sans  manquer  aux 
convenances  et  sans  blesser  la  courtoisie.  Nous  ne  sa- 
vons s'il  nous  a  été  donné  d'y  parvenir  et  si,  pour 
nous  approprier  une  comparaison  brillante  et  célèbre, 
il  ne  nous  serait  pas  arrivé  le  malheur  même  qui  ar- 
riva à  Diomède  sous  les  murs  de  Troie,  à  savoir  de  bles- 
ser une  divinité  en  poursuivant  un  ennemi.  Peut-être 
se  croira-t-on  fondé  à  reprocher  soit  à  M.  Crépon,  soit 
à  nous-même  d'avoir  parlé  avec  quelque  amertume 
.  d'une  classe  qui  a  bien  cruellement  expié  les  entraîne- 
ment de  sa  fortune  passée,  qui  ne  réclame  plus  de 
privilèges  et  ne  revendique  plus  que  l'anneau  chevale- 
resque de  ses  pères  et  la  gloire  héréditaire  de  leur 


—  314  — 

nom.  Messieurs,  si  l'on  voulait  nous  faire  un  crime  de 
l'austère  franchise  de  notre  langage,  mon  collègue  ré- 
pondrait comme  moi  sans  doute  que  nous  n'avons  si- 
gnalé que  les  abus,  mais  que  nous  n'avons  voulu  ni 
méconnaître  la  grandeur,  ni  contester  la  gloire,  ni  sur- 
tout outrager  l'infortune;  humbles  explorateurs  des 
siècles  passés,  nous  n'avons  point  oublié  ni  l'un  ni 
l'autre  que  1^  noblesse  est  fille  de  l'histoire  et  qu'à  ce 
titre  elle  ne  peut  jamais  cesser  de  participer  à  son  im- 
mortalité. 

Pour  ce  qui  m'est  exclusivement  personnel.  Mes- 
sieurs, j'aurais  peut-être  à  craindre  aussi  que  l'on  me 
fît  grief  d'avoir  trop  insisté  sur  mes  dissentiments  avec 
M.  Crépon,  tout  en  rendant  l'hommage  que  je  devais 
à  la  hauteur  de  ses  appréciations,  à  la  virilité  de  son 
esprit,  à  la  vigueur  de  son  talent,  mais  j'ai  cru  que 
dans  une  réunion  intime  on  pouvait  se  permettre  des 
libertés  que  l'on  n'oserait  prendre  partout  ailleurs. 
Une  causerie  académique  ne  ressemble  en  quoi  que  ce 
soit  à  un  pamphlet,  car  c'est  pour  nous  entretenir  en 
toute  franchise  et  pour  parler  entre  nous  à  cœur  ou- 
vert, qu'ont  été  établies  ces  assemblées  littéraires  où 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'admettre.  J'ai  send  sur- 
tout. Messieurs,  le  prix  de  votre  gracieux  accueil,  parce 
qu'il  me  semblait  que  l'on  pourrait  toujours  appliquer 
à  notre  Société  des  sciences  et  arts,  ce  que  l'ingénieux 
historien  de  l'Académie  française  disait  de  celte  illus- 
tre Compagnie,  «  où  sans  bruit  et  sans  pompe  et  sans 
»  autres  lois  que  celles  de  l'amitié,  ses  membres  goû- 
»  taient  ensemble  tout  ce  que  la  société  des  esprits  et 


—  315  — 

»  la  vie  raisonnable  ont  de  plus  doux  et  de  plus  char- 
»  mant.  »  Vous  voyez,  messieurs,  que  je  prends  de 
bien  haut  mes  moyens  de  justification.  Je  les  livre 
avec  confiance  à  la  bienveillante  amitié  de  mon  col- 
lègue, comme  à  votre  indulgente  et  sage  appréciation. 


GUINGAMP 


ETUDES  POUR  SERVIR  A  L  HISTOIRE  DU  TIERS-ETAT  EN  BRETAGNE. 

QUELQUES  MOTS  SUR  CET  OUVRAGE 

PAR  M.  E.  LACnÈSE. 


On  a  signalé  souvent  et  nous  devons  signaler  en- 
core, avec  de  justes  éloges,  la  tendance  de  la  plupart 
de  nos  provinces  à  s'étudier  elles-mêmes.  Ce  n'est  pas 
seulement  à  l'amélioration  de  leur  agriculture,  au  per- 
fectionnement de  leur  industrie ,  à  la  recherche  des 
richesses  cachées  dans  les  profondeurs  de  leur  sol,  que 
se  consacrent  leurs  soins.  Interroger  le  passé,  étudier 
non-seulement  les  vieux  édifices ,  mais  aussi  les  litres 
poudreux  dédaignés  et  laissés  dans  l'oubli  pendant  des 
siècles,  tel  est  le  labeur  qui  s'accomplit  autour  de 
nous  comme  chez  nous-mêmes,  et  qui,  peu  à  peu,  de- 
vra nous  mettre  à  même  de  bien  connaître  la  raison 
de  certaines  habitudes ,  de  certaines  croyances ,  et  de 
mieux  apprécier  le  progrès  ou  le  déclin  moral  survenus 
dans  chaque  localité.  C'est  le  cas ,  en  effet,  de  répéter 
pour  la  centième  fois  que  le  présent  porte  l'empreinte 


-  347  — 

du  passé  qui  le  prépara,  et  que  chaque  contrée,  pour 
se  faire  pleinement  et  équilablement  juger ,  doit  pou- 
voir dire  avec  le  langage  du  poëte  : 

Interrogez  ma  vie  et  voyez  qui  je  suis  ! 

Toutefois,  il  était,  presque  sans  exception,  réservé 
aux  grandes  villes ,  aux  chefs-lieux  dotés  de  sociétés 
savantes  ou  de  centres  d'instruction ,  de  se  livrer  à  de 
semblables  travaux.  Une  petite  ville  comptant  7,000 
habitants  au  plus,  un  chef-lieu  d'arrondissement  des 
Côtes-du-Nord ,  Guingamp ,  vient  de  se  signaler  à  cet 
égard  par  une  publication  que  le  hasard  a  mise  sous 
nos  yeux.  Des  travaux  incessants,  puis,  en  4851,  la 
rencontre,  dans  un  coin  obscur,  d'un  ballot  de  vieux 
papiers,  contenant  des  titres  d'une  inestimable  valeur 
remontant  jusqu'à  l'année  l^SS,  ont  été,  pour  le  sa- 
vant M.  Ropartz,  le  moyen  et  l'occasion  de  la  publica- 
tion de  deux  volumes  qu'il  intitule  :  Etudes  pour  servir 
à  l'histoire  du  Tiers-Etat  en  Bretagne. 

Nous  n'aurions  rien  de  plus  à  dire  ici  de  ces  appré- 
ciations et  de  ces  récits  dont  les  sujets  sont  pris  évi- 
demment hors  du  domaine  ouvert  aux  investigations  de 
cette  Société,  si,  en  lisant  la  description  de  Notre-Dame 
de  Guingamp,  nous  n'avions  un  instant  cru  nous  retrou- 
ver dans  un  des  édifices  religieux  de  notre  ville.  «  Voici 
»  à  notre  droite,  dit  l'auteur,  la  chapelle  des  Fonts, 
»  créée  en  1850....  Les  vitraux  sont  de  M.  Didron,  les 
»  peintures  de  M.  Alphonse  Le  Hénaff,  M.  Le  Hénaff 
»  est  né  à  Guingamp;  quand  il  peignit  notre  chapelle 
»  des  Fonts,  c'était  un  tout  jeune  homme,  et  pourtant 
»  celte  grande  page  renferme  plus  que  des  promesses 


—  318  — 

»  et  laissait  parfaitement  deviner  le  peintre  futur  de 
»  notre  chapelle  des  Morts,  de  la  chapelle  de  Saint- 
»  Euslache  dans  l'église  de  ce  nom  à  Paris,  et  de  l'ab- 
»  side  de  Saint-Godard  de  Rouen. 

»  Sur  le  fond  grisâtre  des  montagnes  désolées  de  la 
»  Judée,  aux  rives  desséchées  du  Jourdain,  saint  Jean, 
»  bruni  par  le  désert,  verse  l'eau  sacrée  sur  la  tête  du 
»  Christ  incliné.  A  droite,  derrière  le  Sauveur,  un 
»  Ethiopien,  un  Indien  et  un  Européen  se  prosternent 
»  et  adorent;  les  Gentils  d'Afrique,  d'Europe  et  d'Asie 
»  croient  et  demandent  le  baptême.  Un  Juif,  debout, 
»  montre  du  doigt  le  ciel  ouvert  et  la  colombe,  et  an- 
»  nonce  l'accomplissement  des  prophéties.  A  gauche,  ' 
»  derrière  le  Précurseur,  une  jeune  femme  se  penche, 
»  avec  ce  chaste  abandon  que  connaît  seule  l'épouse 
»  chrétienne,  au  bras  de  son  époux;  à  leurs  pieds  joue 
»  un  bel  enfant  :  c'est  la  famille,  créée  par  le  chris- 
»  tianisme,  qui  conduit  son  fils  aux  fontaines  régéné- 
»  ratrices.  Derrière  eux,  un  philosophe,  un  riche  du 
»  siècle,  doute  encore,  mais  ne  doutera  pas  longtemps. 
»  Au  second  plan,  cette  tête  blonde  qui  vous  regarde 
»  avec  un  peu  d'anxiété,  c'est  la  signature  de  l'œuvre, 
»  c'est  le  portrait  du  peintre.  » 

En  lisant  cet  éloge  que  l'annaliste  breton  donne  avec 
reconnaissance  à  l'œuvre  d'une  main  bretonne,  qui  de 
nous,  Messieurs,  ne  porte  sa  pensée  vers  cette  cha- 
pelle Sainte-Marie,  qu'au  milieu  de  nous  des  mains 
angevines  ont  enrichie  de  si  remarquables  peintures  ! 
Toutefois,  ici  l'avantage  de  la  comparaison  est  entière- 
rement,  hautement  pour  nous.  Au  lieu  d'un  fils  de  la 
cité  consacrant  ses  travaux  à  la  ville  qui  vit  son  en- 


—  319  — 

fance  et  encouragea  ses  premiers  essais ,  Angers  en 
nomme  trois ,  quatre,  devons-nous  dire ,  car  nous  ne 
pouvons  oublier,  il  faut  même  citer  en  premier  lieu, 
cel  qui  a  conçu  l'idée  de  l'œuvre,  l'a  encouragée  par 
de  si  puissants  moyens,  et  a  mis,  pour  ainsi  dire,  en 
action  le  pinceau  des  trois  artistes  qui  suivent  avec 
tant  de  distinction  la  voie  'dans  laquelle  il  a  trouvé 
avant  eux  une  juste  et  honorable  renompée. 

Une  autre  partie  du  livre  a  dû  fixer  notre  attention. 
C'est  celle  dans  laquelle  l'auteur  fait  un  récit  détaillé 
des  divers  sièges  que  Guingarap,  ville  placée  sous  la 
domination  du  duc  de  Penthièvre  et  toute  dévouée  à 
la  Ligue,  a  subis  à  diverses  époques.  C'est  avec  une 
peine  véritable  que  nous  voyons,  dans  ces  événements, 
en  1591,  un  Angevin  signalé  comme  ayant  joué  le  rôle 
indigne  de  traître ,  après  s'être  vendu ,  pour  trente 
raille  écus,  au  prince  de  Bombes.  Cet  Angevin,  qui  était^ 
dit  l'auteur ,  fils  d'un  pâtissier  et  avait  été  élevé  dans 
les  cuisines  du  duc  de  Mercœur,  portait  un  nom  que 
nous  ne  voulons  pas  écrire,  bien  que  ce  nom 
ne  semble  plus  vivre  parmi  nous.  Hâtons-nous  d'ajou- 
ter que  l'expiation  n'a  pas  fait  défaut  a  ce  grand  crime, 
«  Le  traître ,  dit  notre  historien ,  se  réfugia  sous  les 
»  drapeaux  de  l'armée  royaliste,  où  il  entra  comme 
»  simple  chevau-léger.  11  fut  condamné  par  le  Parle- 
»  ment  de  Nantes  à  être  tenaillé,  puis  pendu  sur  la 
»  place  du  Bouffay.  Cet  arrêt  reçut  son  exécution  quel- 
»  ques  années  plus  tard,  cet  homme  ayant  eu  la  sot- 
»  tise  de  tomber  entre  les  mains  des  ligueurs.  » 

Ce  même  siège  de  la  ville  de  Guingamp  en  1591 ,  a 
été  célébré  dans  une  ballade  bretonne,  dont  l'auteur 


—  320  — 

donne  la  traduction  et  que  nous  croyons,  en  finissant, 
devoir  vous  faire  connaître  dans  toute  sa  naïve  origi- 
nalité. 

—  «  Holà!  portier,  debout!  et  vite,  ouvre  ta  porte, 
Monseigneur  de  Rohan  arrive  sur  nos  pas 

Pour  assiéger  la  ville,  avec  sa  bande,  forte 
De  plus  de  dix  mille  soldats.  » 

—  a  Ma  porte,  mes  seigneurs,  ne  s'ouvre  pour  personne, 
Qu'on  vienne  en  frère,  ou  bien  qu'on  vienne  en  ennemi; 
A  moins  qu'à  son  vassal  autrement  n'en  ordonne, 

La  duchesse  qui  régne  ici. 

»  Madame ,  pensez-vous  qu'il  faille  ouvrir  ma  porte 
Au  prince  de  Rohan ,  qu'on  dit  venir  là-bas 
Pour  assiéger  la  ville,  avec  sa  bande,  forte 
De  plus  de  dix  mille  soldats?  » 

—  «  Que  dis-tu  là?  Vois  donc  tes  portes  verrouillées. 
Rempart  de  fer,  dressé  devant  nos  ennemis; 

Vois,  dans  leurs  fossés  creux  mes  hautes  tours  mouillées; 
Guingamp  ne  sera  jamais  pris  ! 

j)  Ils  y  seraient  dix  mois,  ce  serait  pure  perte; 
Mon  beau  Guingamp  jamais  ne  sera  pris  par  eux. 
Charge  ton  grand  canon,  à  l'œuvre,  à  l'œuvre,  alerte  f 
Voyons  qui  vaincra  de  nous  deux.  » 

—  «  Voici  trente  boulets,  mortels  comme  la  foudre. 
Voici  trente  boulets  pour  charger  le  canon; 

Et  dans  notre  arsenal ,  ne  manque  ni  la  poudre , 
Ni  la  mitraille,  ni  le  plomb.  » 


—  321  — 

Le  canonnier  fidèle  allait  pointer  sa  pièce, 
Lorsqu'il  chancelle  et  tombe,  atteint  mortellement 
•D'un  coup  de  fauconneau,  que  tire  avec  adresse 
Un  soldat  nommé  Goazgarant. 

La  duchesse  pleurait,  et  disait  à  la  femme 
Du  canonnier  frappé  par  un  si  cruel  sort  : 
— «  Mon  Dieu  !  que  ferons-nous  ?  La  peur  gagne  mon  âme, 
Puisque  voilà  ton  mari  mort  !  » 

—  «  Ne  perdez  pas  courage,  en  ce  moment  suprême; 
Mon  mari  tué,  moi  je  le  remplacerai  ; 

Je  connais  son  canon,  je  tirerai  moi-même, 
Moi-même  je  le  vengerai  l  » 

Elle  parlait  encor,  quand  la  grande  muraille 
Craque  et  cède,  et  l'on  voit  voler  en  mille  éclats 
Les  deux  portes  de  fer  que  brise  la  mitraille  : 
La  ville  est  pleine  de  soldats. 

—  «  A  vous,  mes  cavaUers,  à  vous  les  belles  filles! 
Mais  à  moi  les  rançons,  à  moi  l'or  et  l'argent, 

A  moi  tous  les  trésors  de  vingt  nobles  familles, 
A  moi  la  ville  de  Guingamp  !  » 

Et,  lorsqu'elle  entendait  cetteclameur  sanglante, 
La  duchesse  priait  et  pleurait  à  genoux  : 

—  «  Dame  du  bon  secours,  disait-elle  tremblante; 

Sainte  Vierge,  protégez-nous  !  » 

Et  le  bruit  approchait.  Elle  court  à  l'église, 
El  laboure  le  sol  de  ses  genoux  meurtris  : 

—  «  Sainte  Vierge,  bientôt,  puisque  la  ville  est  prise, 

Ce  sanctuaire  sera  pris. 


—  322  —     • 

»  Et  !  quoi  !  vous  voudriez  que  le  vainqueur  impie 
Vienne  boire  et  manger  sur  cet  autel  sacré , 
Et  que,  pour  ses  chevaux,  il  fasse  une  écurie 
De  votre  temple  vénéré  ?  » 

A  peine  elle  avait  dit,  quand  un  coup  de  tonnerre 
Retentit  au  milieu  des  Français  éperdus  : 
C'est  le  canon  qui  tonne,  et  pêle-mêle  à  terre 
Neuf  cents  hommes  sont  étendus. 

Et  les  cloches  aussi  se  balancent  ensemble , 
Et  le  tocsin  s'unit  à  la  voix  du  canon  : 
L'air  en  est  ébranlé;  le  sol  lui-même  tremble, 
A  cet  horrible  carillon. 

—  «  Je  te  sais  prompt  et  vif,  page,  mon  petit  page. 
Je  te  sais  vif  et  prompt;  prends  des  jambes,  et  cours; 
Va  voir  un  peu  là-haut  qui  fait  tout  ce  tapage , 

Et  carillonne  dans  les  tours. 

»  A  tes  flancs  pend  un  glaive  à  lame  bien  trempée  ; 
Si  tu  trouves  là-bas  cet  insolent  sonneur, 
Enfant,  pas  de  pitié  !  prends  en  main  ton  épée, 
Plonge-la  toute  dans  son  cœur  !  » 

Vers  la  tour  aussitôt,  le  page  à  mine  fiera 
Se  dirige  et  gravit  l'escalier  en  chantant; 
Mais,  quand  il  descendit  les  cent  degrés  de  pierre, 
Le  petit  page  était  tremblant. 

—  «  J'ai  monté  dans  la  tour,  et  je  n'ai  vu  personne, 
Si  ce  n'est  (que  Dieu  m'aide!  oh!  je  les  ai  bien  vus!) 
Si  ce  n'est  Notre-Dame  elle-même  qui  sonne , 

Notre-Dame  et  l'enfant  Jésus.  » 


Et  le  prince  disait  à  sa  troupe  interdite  : 
—  «  A  cheval!  mes  amis,  j'ai  changé  de  desseins  : 
Allons  coucher  ailleurs,  et  quittons  au  plus  vite 
Des  maisons  que  gardent  les  saints.  » 

Nous  souhaitons  que  ces  citations  suffisent  pour  ap- 
peler l'attention  sur  l'ouvrage  de  M.  Ropartz  et  sur 
l'exemple  que  cet  auteur  vient  de  donner.  Nous  faisons 
remarquer  avec  une  satisfaction  sincère,  que  l'Anjou 
et  son  voisinage  sont  entrés  depuis  longtemps  déjà  et 
marchent  encore  dans  la  voie  que  nous  signalons.  Ac- 
cordant à  de  simples  chefs-lieux  d'arrondissement  l'hon- 
neur d'une  histoire  spéciale,  Bodin  a  pris  l'initiative 
en  partant  de  Sauraur  pour  nous  faire  découvrir  les  ri- 
chesses du  pays  tout  entier.  M.  Emile  Maillard  vient  d'é- 
crire la  chronique  d'Ancenis  et  des  barons  de  cette  an- 
cienne ville  des  Marches  de  Bretagne.  Non  loin  de  là , 
M.  le  docteur  Gélusseau  achève  d'écrire  l'histoire  du  pays 
des  Mauges,  au  milieu  duquel  le  chemin  de  fer  touchant 
àCholet,  amènera  bientôt  les  voyageurs  lointains.  Ces 
travaux  ne  servent  pas  seulement  à  l'instruction  de 
tous ,  ils  resserrent  encore  les  liens  qui  attachent  les 
hommes  au  sol  qui  les  vit  naître,  car  on  peut  dire  de  la 
patrie  ce  que  Bossuet  dit  de  la  divinité  même  :  a  Plus 
on  la  connaît,  plus  on  l'aime.  » 


lŒDBS  DES  INSECTES 


LES  CALICURGUS 


PAR 


M.  COVRTILLER  jeune. 


On  a  cru  assez  longtemps  que  l'instinct  seul  suffi- 
sait aux  insectes  pour  répondre  à  tous  les  besoins  de 
leur  existence;  que  ce  qu'avait  fait  un  individu  se  ré- 
pétait constamment  chez  tous  les  autres  de  la  même 
espèce,  et  que  l'intelligence  si  nécessaire  à  l'homme 
dans  la  plus  grande  partie  des  actes  de  sa  vie,  leur 
était  inutile,  tout  chez  eux  étant  invariablement  réglé 
par  avance.  Cependant  il  se  trouve  bien  des  circons- 
tances où  leur  avenir  eût  été  compromis  si  un  certain 
degré  de  cette  intelligence  n'était  venu  les  aider  à 
vaincre  les  obstacles  et  contrebalancer  les  causes  de 
destruction  qui  s'offrent  souvent  dans  le  cours  de  leur 
vie. 

Les  calicurgus,  genre  de  la  famille  des  hyménop- 
tères, ainsi  que  plusieurs  genres  voisins,  approvision- 


—  325  — 
nent  leur  nid  avec  des  araignées  qui  doivent  être  dé- 
vorées vivantes  par  leurs  larves.  Or  ces  larves,  petits 
êtres  dont  le  corps  est  sans  consistance,  sans  moyens 
d'attaque,  sans  défense,  se  trouvent  dans  l'impossibilité 
la  plus  absolue  de  se  procurer  la  seule  nourriture  que 
la  nature  leur  ait  destinée.  La  mère  a  donc  été  char- 
gée de  pourvoir  à  leurs  besoins.  Dans  une  des  espèces 
de  ce  genre,  lorsque  la  femelle  veut  se  procurer  une 
araignée,  elle  se  place  sur  sa  toile,  l'attire  par  quel- 
ques petits  mouvements,  et  aussitôt  que  celle-ci  pa- 
raît, elle  se  précipite  sur  elle,  la  perce  d'un  coup 
d'aiguillon  et  la  pénètre  d'un  venin  si  subtil  que  l'a- 
raignée tombe  instantanément  immobile  et  dans  un 
état  d'insensibilité  complet.  Alors  le  calicurgus,  qui 
avait  découvert  avant  nous  que  dans  l'anesthésie  on 
peut  faire  en  toute  sécurité  et  sans  douleur  les  opéra- 
tions les  plus  délicates,  lui  fait  très  adroitement  avec 
ses  mandibules  l'amputation  de  toutes  les  pattes,  la 
transporte  ensuite  dans  le  nid  disposé  pour  la  rece- 
voir et  place  un  œuf  sur  son  corps.  L'araignée  revient 
bientôt  de  son  étal  d'engourdissement;  mais  elle  est 
alors  livrée  sans  défense  à  la  larve  qui  doit  la  dévorer 
et  qui,  en  effet,  aussitôt  qu'elle  est  éclose,  la  dévore 
avec  une  rapidité  si  extraordinaire  qu'on  ne  peut  com- 
parer ce  qui  se  passe  alors  qu'à  la  transfusion  d'un 
être  dans  un  autre.  Puis  la  larve  ainsi  repue,  gonflée 
outre  mesure,  restera  presque  pendant  une  année  en- 
tière dans  une  immobilité  complète  ,  occupée  pour 
toute  distraction  à  s'assimiler  la  nourriture  qu'elle  a 
absorbée  si  prompteraent.  Elle  se  transformera  enfin 
en  un  insecte  parfait  qui  recommencera  à  son  tour  ce 
soG.  d'ag.  24 


—  3^6  — 

qu'ont  fait  avant  lui  tous  les  calicurgus  de  la  même 
espèce  qui  l'ont  précédé.  Si  curieux  que  soient  ces 
faits,  on  peut  les  attribuer  à  l'instinct  seul  quand  tout 
se  passe  d'une  manière  aussi  régulière  ;  mais  n'y  a-t-il 
pas  quelque  chose  de  plus  dans  le  fait  que  je  vais  rap- 
porter? 

L'automne  dernier  je  vis  sur  un  mur  un  calicurgus 
d'une  autre  espèce,  la  plus  grande  de  toutes,  l'ambu- 
lator,  autant  que  je  peux  me  le  rappeler,  courant  avec 
une  grande  rapidité  et  visitant  avec  une  grande  solli- 
citude tous  les  trous  qui  s'étaient  formés  dans  les  joints 
des  pierres;  puis  après  être  resté  plus  longtemps  dans 
l'un  d'eux,  il  prit  son  vol  et  disparut.  Je  n'y  pensais 
plus  lorsque  passant  peut-être  une  demi-heure  après 
non  loin  de  ce  mur,  je  vis  au  milieu  des  herbes  d'un 
gazon  un  calicurgus  semblable,  traînant  une  énorme 
araignée  de  maison,  grosse  au  moins  trois  fois  comme 
lui.  C'est  celte  même  espèce  d'araignée  qui  vient  quel- 
quefois sur  les  plafonds  ou  sur  les  rideaux  de  nos  sa- 
lons, porter  la  frayeur  parmi  les  enfants  ou  même 
parmi  les  personnes  plus  raisonnables  qui  s'y  trouvent 
réunies.  Le  calicurgus  se  dirigeait  en  hgne  droite  vers 
le  mur  et  venait  au  moins  d'une  distance  de  cent  cin- 
quante pas;  il  n'y  avait  pas  de  lieu  plus  voisin  où  il 
eût  pu  se  procurer  l'araignée  qu'il  avait  saisie.  Cette 
espèce  ne  fait  pas  l'amputation  des  pattes;  son  venin, 
probablement  plus  puissant,  suffit  pour  suspendre  le 
mouvement  sans  anéantir  la  vie  jusqu'au  moment  où 
la  larve  doit  éclore.  Arrivé  au  pied  du  mur,  le  cali- 
curgus le  gravit  toujours  à  reculons  sans  lâcher  sa 
proie  et  gagna  enfin  le  trou  pratiqué  dans  le  ciment  ; 


—  327  — 

mais  l'entrée  en  était  trop  étroite,  et  tous  les  efforts 
qu'il  tenta  pour  s'y  introduire  furent  inutiles.  Il  fallut 
alors  aviser  à  d'autres  moyens.  Prenant  aussitôt  son 
parti,  il  redescend  lentement  le  mur,  soutenant  avec 
grand  soin  l'araignée,  pour  que  les  aspérités  de  la 
pierre  ou  une  chute  violente  ne  viennent  pas  déchirer 
sa  peau  fine  et  délicate;  car  ce  vilain  insecte,  vivant 
constamment  enveloppé  des  tissus  de  la  soie  la  plus 
fine,  ne  foulant  que  des  tapis  souples  et  moelleux,  n'a 
pas  besoin  d'une  peau  dure  et  rugueuse,  la  nature, 
on  le  sait,  ne  fait  rien  d'inutile.  Arrivé  au  bas  du  mur, 
le  calicurgus  la  déposa  sur  la  terre  et  se  mit  en  quête 
d'un  autre  gîte  avec  peut-être  plus  d'ardeur  et  de  sol- 
licitude que  la  première  fois.  Enfin  à  une  vingtaine 
de  pas  de  l'endroit  qu'il  avait  quitté,  il  s'arrête  plus 
longtemps,  pénètre  plusieurs  fois  dans  l'intérieur  d'un 
nouveau  nid,  en  examine  avec  soin  l'entrée  dont  il  fait 
plusieurs  fois  le  tour,  puis  revient  chercher  son  arai- 
gnée, la  transporte  avec  les  mêmes  précautions  et  ar- 
rive enfin.  Cette  fois  les  mesures  avaient  été  bien 
prises.  L'araignée  entra  facilement  et  fut  placée  au 
fond  de  la  cavité  d'où  le  calicurgus  ressortit  seul  après 
avoir  rempli  les  conditions  nécessaires  à  la  conserva- 
tion de  son  espèce.  Il  y  avait  dans  ces  dernières  cir- 
constances un  développement  d'intelligence  ;  l'instinct 
seul  n'avait  pas  suffi  pour  arriver  au  but  proposé. 


PROCES-VERBAUX 

DES    SÉANCES 


SÉANCE  EXTRAORDINAIRE  DU  JEUDI  13  SEPTEMBRE  1860. 

Sont  présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire-général,  et  M.  l'abbé  Chevallier, 
archiviste. 

Le  procès-verbal  de  la  séance  précédente  est  lu  et 
adopté. 

M.  le  bibliothécaire  fait  connaître  les  titres  des  pu- 
blications diverses  adressées  à  la  Société  depuis  la 
même  séance.  ^ 

M.  le  Président,  analysant  la  correspondance,  fait 
connaître  que  M.  Trouillard,  nommé  récemment  mem- 
bre correspondant  de  la  Société  dont  il  a  cessé  d'être 
membre  titulaire,  remercie  de  cette  nomination. 

M.  Rondot,  également  nommé  membre  correspon- 
dant, adresse  des  remerciements  semblables  et  promet 
son  concours  aux  travaux  de  la  réunion. 

Pour  première  preuve  de  ce  bon  vouloir,  M.  Rondot 
adresse  à  la  Société  trois  brochures,  dont  une  traite 
du  commerce  de  la  France  avec  la  Chine,  et  les  deux 
autres  sont  relatives  au  vert  de  Chine,  riche  couleur 
qu'il  propose  d'utiliser  dans  notre  industrie. 


—  329  — 

M.  le  capitaine  Janjn  est  désigné  pour  faire  un  rap- 
port sur  ces  trois  publications. 

M.  le  Président  de  la  Société  d'agriculture  de  Châ- 
teauroux  écrit  pour  que  l'on  veuille  bien  lui  faire  con- 
naître les  meilleures  provenances  du  blé  de  semence 
de  nos  contrées,  et  les  conditions  d'acquisition.  Après 
quelques  observations  échangées  entre  plusieurs  mem- 
bres, il  est  convenu  que  l'on  indiquera  comme  pouvant 
donner  toute  satisfaction  aux  demandes  de  la  Société 
de  Châteauroux,  M.  Théodore  Jubin,  à  Châteauneuf, 
et  M.  le  docteur  Billod,  directeur  de  l'Asile  des  aliénés, 
à  Sainte-Gemmes,  près  Angers. 

M.  le  Président  donne  lecture  de  la  lettre  suivante 
de  M,  André  Leroy,  président  du  Comice  horticole 
d'Angers,  lettre  dont  l'objet  a  motivé  la  réunion  ex- 
traordinaire du  jour. 

«  Angers,  le  8  septembre  1860. 

»  Mon  cher  Président, 

»  Vous  savez  que  je  m'occupais  activement  de  cher- 
cher un  terrain  convenable  pour  l'établissement  de 
notre  nouveau  jardin  fruitier,  afin  de  remplacer  l'an- 
cien, dans  lequel  les  arbres  ne  viennent  plus. 

»  Je  vous  ai  dit  que  nous  avions  trouvé  la  campagne 
de  Bouquet,  appartenant  aux  héritiers  Gaultier  ;  cette 
propriété,  assez  rapprochée  de  la  ville,  et  d'un  prix 
modéré,  était  certainement  ce  qui  convenait  le  mieux. 

»  J'ai  adressé  à  M.  le  Maire  de  la  ville  d'Angers  la 
demande  de  ce  terrain,  qui  est  estimé  trente-deux  mille 
cent  cinquante  francs,  y  compris  les  frais  d'appropria- 
tion et  réparations  urgentes. 


_  330  — 

t>  Comme  ma  demande  a  été  faite  au  nom  du  Comice 
horticole,  le  Conseil  municipal  n'a  pas  cru  devoir 
s'occuper  de  cette  affaire,  attendu  qu'il  ne  pouvait 
traiter  qu'avec  une  Société  reconnue  par  le  Gouverne- 
ment et  ayant  droit  de  contracter  des  engagements  ; 
par  ce  fait,  le  Comice  ne  peut  s'occuper  de  cette  af- 
faire. C'est  à  la  Société  impériale  d'agriculture,  scien- 
ces et  arts,  de  voir  ce  qu'elle  doit  faire  en  cette  cir- 
constance pour  le  Comice  horticole.  Je  me  permettrai 
de  vous  faire  observer  que  cette  acquisition  ne  peut 
avoir  de  lenteur,  les  propriétaires  étant  pressés  de 
vendre.  Si  ce  local,  parfaitement  convenable,  nous 
échappait,  il  ne  serait  pas  facile  d'en  trouver  un  autre 
à  aussi  bas  prix,  à  moins  de  s'éloigner  dans  la  cam- 
pagne. 

»  Voilà,  mon  cher  Président,  d'où  en  est  cette  im- 
portante affaire;  veuillez  la  suivre  avec  persévérance 
si  vous  voulez  réussir. 

»  Veuillez  croire  aux  sentiments  affectueux  de  votre 
vieil  ami, 

>  A.  Leroy, 

»  Président  du  Comice  horticole  de  Maine  et  Loire.  » 

A  la  suite  de  cette  lecture,  M.  Tavernier,  secrétaire 
du  Comice  horticole,  présent  à  la  séance,  est  invité  à 
donner  connaissance,  dans  ses  détails  et  dans  ses  mo- 
tifs, de  la  demande  que  le  Comice  a  formée. 

M.  Tavernier  lit  l'exposé  suivant  : 

Par  acte  authentique  en  date  du  16  décembre  1834, 
l'Administration  municipale  accorda  à  la  Société  d'a- 
griculture, sciences  et  arts,  la  jouissance  pendant  vingt 


—  331  — 
années  du  jardin  de  l'ancien  séminaire,  à  la  charge 
d'y  établir  un  jardin  fruitier. 

Lors  de  la  formation  du  Comice  horticole,  en  1838, 
la  Société  d'agriculture  lui  livra  la  direction  de  ce 
jardin. 

Le  but  qu'on  se  proposait  était  de  réunir  le  plus 
grand  nombre  de  variétés  fruitières  afin  de  les  étudier, 
d'en  constater  le  mérite  dans  nos  contrées,  de  les  dé- 
crire et  de  fixer  ainsi  leur  dénomination  et  leur  syno- 
nymie. Celte  collection  rendrait  un  immense  service 
aux  pépiniéristes,  en  leur  faisant  connaître  les  variétés 
nouvelles,  et  en  leur  permettant  de  s'assurer  de  leur 
identité.  En  même  temps  des  greffes,  distribuées  libé- 
ralement chaque  année,  propageraient  dans  nos  cul- 
tures et  dans  nos  jardins  les  meilleures  variétés. 

On  doit  reconnaître  que  pendant  vingt  ans,  le  Co- 
mice horticole  a  atteint  ce  but  et  a  puissamment  con- 
tribué au  progrès  de  l'arboriculture  angevine,  qui  a 
acquis  un  renom  légitime  et  dont  le  commerce  a  une 
importance  incontestable. 

Mais,  les  vingt  années  de  bail  de  la  ville  sont  expi- 
rées déjà  depuis  six  ans.  La  ville  tient  à  rentrer  en 
possession  d'un  terrain  que  le  voisinage  du  musée 
doit  lui  rendre  précieux.  Aussi,  depuis  six  ans,  l'in- 
certitude a  pesé  sur  le  Comice,  qui  a  été  forcé  de  né- 
gliger l'acquisition  d'espèces  nouvelles  et  le  remplace- 
ment des  sujets  épuisés.  Les  arboriculteurs  se  plaignent 
avec  raison  de  la  privation  que  leur  fait  éprouver  cette 
négligence,  et  ils  pressent  le  bureau  du  Comice  de 
solliciter  de  la  ville  un  nouveau  jardin. 

En  outre,  l'année  dernière,  à  la  réorganisation  du 


bureau  du  Comice,  M.  André  Leroy,  son  président,  a 
pris  l'engagement  de  donner  au  nouveau  JLardin  sa 
collection,  rassemblée  à  grands  frais  depuis  plus  de 
trente  ans,  et  qui  est  probablement  unique  en  Europe. 

Le  bureau  du  Comice,  ainsi  mis  en  demeure  et  par 
les  besoins  des  pépiniéristes,  et  par  la  perspective 
d'une  magnifique  collection,  s'est  préoccupé  de  cher- 
cher un  terrain  convenable  sur  lequel  il  pût  établir  le 
nouveau  jardin  fruitier.  Après  bien  des  recherches,  il 
s'est  fixé  sur  une  portion  non  encore  vendue  de  l'an- 
cienne ferme  de  Bouquet,  sur  la  route  de  Fréraur.  Il 
a  rencontré  là  à  la  fois  un  sol  favorable  à  la  culture 
des  arbres  fruitiers,  des  bâtiments  tout  construits  et 
un  prix  d'acquisition  et  d'appropriation  très  accessible. 

Le  plan  ci-joint  donne  une  idée  de  la  composition 
du  jardin  projeté.  Sa  contenance  serait  d'environ  un 
hectare  et  demi,  y  compris  la  ferme  actuelle,  la  cour 
et  un  jardin  clos  de  murs. 
Le  prix  d'achat  serait  : 

Bâtiments^  cour  et  jardin 12,000  fr. 

Un  hectare  et  dix-neuf  ares    ....     18,000 

30,000 
Les  droits  d'appropriation  sont  évalués  : 

Réparations  de  maçonnerie 900 

Id.        de  toiture  et  gouttières  .     .         350 

Menuiserie. 400 

Clôture  en  palissade  de  chemin  de  fer.  .         500 

Total.     .    .      2,150 
La  dépense  totale  s'élèverait  donc  à  la 
somme  de.    .    '. 32,150  fr. 


—  333  — 

Le  nouveau  jardin  ne  conliendrait  pas  seulement  la 
collection  la  plus  complète  possible  d'arbres  et  d'ar- 
bustes fruitiers;  il  servirait  encore  de  jardin  d'essai 
pour  les  plantes  légumières  et  autres  dont  l'expérience 
serait  trop  onéreuse  aux  horticulteurs.  Ce  serait  ainsi 
un  centre  précieux,  complément  nécessaire  du  jardin 
botanique,  qui  aiderait  puissamment  au  commerce 
considérable  de  la  ville,  et  qui  serait  l'attrait  et  aussi 
l'envie  des  étrangers. 

Le  bureau  du  Comice  espère  que  ces  considérations 
sont  de  nature  à  déterminer  la  décision  de  l'Adminis- 
tration municipale  et  des  membres  du  Conseil  com- 
munal, dont  la  sollicitude  est  toujours  éveillée  quand 
il  s'agit  des  intérêts  d'une  classe  nombreuse  de  con- 
citoyens. 

Avant  de  commencer  cette  lecture,  M.  Tavernier 
explique  que  l'urgence,  vu  la  prochaine  réunion  du 
Conseil  municipal,  avait  seule  empêché  le  Comice  hor- 
ticole de  soumettre  préalablement  sa  demande  à  la 
Société  d'agriculture. 

Un  des  membres  présente  des  observations  sur  la 
demande  du  Comice.  Selon  lui,  il  serait  à  désirer  que 
le  jardin  fruitier  ne  fit  qu'un  avec  le  jardin  botanique 
de  notre  ville.  Ce  projet  a  été  déjà  indiqué  plusieurs 
fois;  M.  le  directeur  du  jardin  botanique  devrait  être, 
avant  tout,  consulté  sur  ce  point. 

En  outre,  le  choix  d'un  terrain  pour  la  destination 
proposée  est  chose  grave  et  méritant  un  sérieux  exa- 
men. Plusieurs  emplacements,  personne  ne  l'ignore, 
ont  été  tour  à  tour  proposés.  Il  y  aurait  donc  heu  de 
nommer,  avant  de  statuer,  une  commission,  afin  de 


—  334  — 

connaître  les  convenances  de  chacun  de  ces  terrains 
et  présenter  au  Conseil  municipal  une  opinion  tout  à 
fait  éclairée. 

Il  est  répondu  à  ces  observations  que  la  nomination 
d'une  commission  par  la  Société  d'agriculture,  aurait 
l'inconvénient  de  retarder  la  demande  sans  aucun 
avantage  précis,  car,  très  probablement,  le  Conseil 
municipal,  avant  de  statuer,  n'en  voudrait  pas  moins 
recourir  à  l'examen  d'une  commission  nommée  par 
lui. 

La  proposition  tendant  à  la  nomination  préalable 
d'une  commission,  est  mise  au  scrutin  et  rejetée. 

La  proposition  du  bureau,  tendant  à  l'adoption  im- 
médiate de  la  demande,  est  soumise  à  la  même  épreuve 
et  adoptée. 

M.  le  Président  propose  de  faire  part  de  cette  dé- 
termination à  l'Administration  municipale  dans  les  ter- 
mes suivants  auxquels  l'assemblée  donne  son  plein 
assentiment. 

«Angers,  le  13  septembre  1860. 
»  Monsieur  le  Maire, 

»  Par  une  lettre  en  date  du  8  de  ce  mois,  M.  le 
Président  du  Comice  horticole  de  Maine  et  Loire  a  fait 
savoir  à  la  Société  impériale  d'agriculture,  sciences  et 
arts,  qu'il  vous  avait  adressé  une  demande  de  terrain 
à  acquérir  par  la  Ville  pour  y  transporter  le  jardin 
fruitier  existant  sur  le  boulevard  des  Lices. 

»  Le  Conseil  municipal,  saisi  de  la  question,  a  jugé 
avec  raison  qu'il  ne  pouvait  prendre  en  considération 


—  335  — 

cette  demande  tant  qu'elle  serait  présentée  par  le  Co- 
mice horticole,  section  de  la  Société  d'agriculture,  et 
non  par  cette  Société  elle-même,  qui  seule  a  une  exis- 
tence légale. 

»  Informée  de  ces  faits,  notre  Société  a  pris  con- 
naissance de  la  demande  du  Comice  et  elle  l'a  trouvée 
fondée  sur  de  sérieux  motifs  d'intérêt  public.  Non- 
seulement  conserver  un  dépôt  permanent  des  plus 
beaux  produits  d'une  importante  industrie  angevine, 
mais  encore,  grâce  à  la  générosité  de  M.  André  Leroy, 
donner  à  cette  précieuse  collection  un  développement 
tel  qu'elle  n'aurait  probablement  pas  d'égale  en  France, 
ni  même  en  Europe,  c'est  un  projet  qui  ne  peut  man- 
quer d'être  bien  accueilli  par  l'Administration  muni- 
cipale et  par  le  Conseil.  La  Société  d'agriculture  vient 
donc  avec  confiance  en  solliciter  de  leur  bienveillance 
éclairée  la  réalisation. 

»  En  appelant  de  tous  ses  vœux  ce  résultat,  la  So- 
ciété vous  prie,  Monsieur  le  Maire,  de  trouver  bon 
qu'elle  vous  fasse  une  observation  sur  ce  qui  la  con- 
cerne. Tant  qu'on  voudra  la  laisser  occuper  le  pavillon 
où  elle  tient  ses  séances,  elle  en  sera  très  reconnais- 
sante ;  mais  si,  par  suite  de  nouveaux  projets,  nous 
devions  être  privés  de  ce  local,  nous  nous  plaisons  à 
penser  que  l'Administration  municipale  reconnaîtrait 
que  nous  ne  pourrions  pas  aller  nous  établir  dans  les 
bâtiments  faisant  partie  de  la  propriété  dont  le  Comice 
horticole  demande  l'acquisition.  Une  compagnie  scien- 
tifique- doit  nécessairement  avoir  son  siège  dans  l'inté- 
rieur de  la  ville.  Nous  osons  donc  espérer  que,  le  cas 
échéant,  l'hospitalité  dont  nous  avons  joui  dans  le  pa- 


—  336  — 

Villon  du  boulevard  des  Lices,  nous  serait  accordée  avec 
la  même  sympathie  dans  un  autre  édifice  municipal. 
»  Veuillez,  Monsieur  le  Maire ,  agréer  l'hommage 
de  mon  respect. 

»  Le  Président  de  la  Société  impériale  d'agriculture,  sciences  et 
arts  d'Angers, 

B  J.  SORIN.   » 

En-  prévision  de  la  nomination  par  le  Conseil  mu- 
nicipal de  la  commission  dont  s'agit,  trois  membres 
de  la  réunion  sont  désignés  pour  se  joindre  aux  mem- 
bres du  bureau  dans  cet  examen,  s'il  est  demandé.  Ce 
sont  MM.  Hunault,  Le  Gris  et  Moricet. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachèse. 


SÉANCE  DU  28  NOVEMBRE  1860. 

Présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président,  E.  La- 
chèse, secrétaire-général,  M.  l'abbé  Chevallier,  archi- 
viste. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et 
adopté. 

L'emploi  de  bibliothécaire  de  la  Société  étant  vacant 
en  ce  moment,  la  lecture  de  la  liste  des  ouvrages 
adressés  à  la  réunion  depuis  la  dernière  séance,  est 
remise  à  la  séance  prochaine. 

Il  est  donné  connaissance  de  la  correspondance  par 
M.  le  Président. 


—  337  — 

M.  le  Président  de  la  Société  littéraire  et  philoso- 
phique de  Manchester  demande  à  échanger  avec  la  So- 
ciété d'Angers,  ses  publications.  Il  sera  fait  droit  à 
celte  demande. 

M.  d'Artaud,  payeur  du  département-  de  Maine  et 
Loire,  nommé  aux  mêmes  fonctions  dans  le  départe- 
ment du  Morbihan,  adresse  sa  démission  du  titre  de 
membre  titulaire  de  la  Société.  Sur  la  proposition  de 
M.  le  Président,  l'assemblée  s'empresse  de  décerner  à 
M.  d'Artaud  le  litre  de  membre  correspondant. 

M.  le  Préfet  de  Maine  et  Loire  rappelle  le  concours 
dont  le  prix  doit  être  distribué  au  cours  de  l'année 
4862,  et  fait  connaître  que  les  mémoires  à  fournir  par 
les  concurrents  à  la  prime  d'honneur  devront  être  dé- 
posés à  la  Préfecture  avant  le  i^r  mars  1861.  Une  cir- 
culaire contenant  des  instructions  détaillées  sur  les 
conditions  de  ce  concours,  est  jointe  à  la  lettre  de 
M.  le  Préfet. 

M.  Callard,  de  Paris,  adresse  à  la  Société  le  catalo- 
gue des  produits  de  sa  fabrique  de  feuilles  métalliques 
perforées,  ainsi  qu'un  numéro  de  la  Revue  des  sciences, 
dans  lequel  sont  examinés  les  avantages  de  celte  fa- 
brication. 

M.  Victor  Châtel  envoie  à  la  Société  deux  brochures 
traitant  de  la  maladie  des  pommes  de  terre  et  du  marc 
de  pommes  comme  engrais.  Remerciements. 

M.  Guillory  aîné,  membre  de  la  Société,  président 
de  la  Société  industrielle  d'Angers,  adresse  à  la  réu- 
nion une  brochure  sur  les  vins  blancs  d'Anjou  et  de 
Maine  et  Loire,  et  les  vignobles  de  la  rive  droite  de  la 
Loire.  Remerciements  pour  cet  envoi. 


—  338  — 

M.  Belleuvre,  trésorier  de  la  Société,  fait  connaître 
qu'il  ne  peut,  à  raison  de  nombreuses  occupations, 
remplir  ces  fonctions  plus  longtemps.  Cette  lettre  sera 
rappelée  lors  de  l'élection  prochaine  d'une  partie  des 
membres  du  bureau  d'administration. 

La  lecture  de  V extrait  relatif  au  siège  de  Guingamp, 
annoncée  par  M.  E.  Lachèse,  est  remise  à  la  séance 
prochaine,  cet  écrit  n'ayant  pu  être  achevé  à  temps. 

M.  Bougler  donne  lecture  du  rapport  fait  au  nom 
de  la  commission  chargée  d'examiner  le  mémoire  de 
M.  Th.  Crépon,  relatif  à  la  noblesse  avant  il 89.  Vu 
l'importance  de  ce  rapport  et  l'intérêt  qui  s'attache 
aux  idées  qu'il  développe,  aux  faits  qu'il  relève,  la  réu- 
nion décide  qu'il  sera  imprimé  en  entier. 

M.  le  Président  annonce  qu'il  va  procéder  à  la  no- 
mination de  la  commission  qui  devra  se  réunir  aux 
membres  du  bureau  pour  choisir  le  sujet  du  concours 
pour  le  prix  de  500  francs,  au  cours  de  l'année  1861. 
Sont  nommés  membres  de  cette  commission,  MM.  Cour- 
tiller,  Bougler,  Coutret,  Lemarchand  et  Léon  Cosnier. 

M.  Klein,  demeurant  à  Angers,  est  présenté  comme 
candidat  par  M.  Dolbeau.  Sont  nommés  pour  faire  un 
rapport  sur  cette  candidature,  à  la  séance  prochaine, 
MM.  Léon  Cosnier,  Th.  Crépon  et  M.  l'abbé  Chevallier. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lâchèse. 


—  339  ~ 

SÉANCE  DU  26  DÉCEMBRE  1860. 

Etaient  présents  au  bureau,  MM.  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire-général,  M.  l'abbé  Chevallier, 
archiviste. 

M.  le  Président  analyse  la  correspondance.  Il  fait 
connaître  à  la  Société  le  titre  de  deux  notices  que  lui 
adresse  M.  J.  Hossard.  Ces  notices,  portant  pour  indi- 
cation :  Le  Prêtre  et  le  Médecin,  forment  la  première 
et  la  seconde  livraison  d'un  travail  que  M.  Hossard  en- 
treprend de  publier  par  fragments  sous  ce  titre  géné- 
ral :  Éloge  de  toutes  les  classes  de  la  société  ou  le  côté 
moral  de  la  position  que  chacun  occupe  dans  le  monde. 
La  réunion  vole  à  M.  Hossard  des  remerciements  dont 
il  sera  fait  mention  au  procès-verbal. 

M.  le  Préfet  de  Maine  et  Loire  transmet  à  M.  le  Pré- 
sident le  catalogue  des  végétaux  et  graines  mis  en 
vente  par  la  Pépinière  centrale  du  gouvernement,  éta- 
blie près  d'Alger,  pendant  l'automne  1860  et  le  prin- 
temps 1861.  Ce  catalogue  sera,  conformément  au  désir 
obligeant  de  M.  le  Préfet,  déposé  au  secrétariat  de  la 
Société  pour  être  communiqué  aux  personnes  qui  de- 
manderont à  le  consulter.  Avis  sera  donné  au  public 
de  ce  dépôt. 

M.  Charil  de  Ruillé  fils,  nommé  récemment  substitut 
près  le  tribunal  de  Baugé,  donne,  à  raison  de  son 
éloignement  forcé,  sa  démission  comme  membre  titu- 
laire de  la  Société.  La  réunion  s'empresse  de  lui  con- 
férer le  titre  de  membre  correspondant.  Avis  lui  sera 
donné  de  celte  décision. 


—  sm  — 

M.  de  Cock,  consul  de  Belgique  à  Lille,  adresse  à  la 
Société  un  exemplaire  du  rapport  fait  au  Comice  de 
Lille,  par  M.  Jean  Dalle,  sur  un  nouveau  mode  de 
rouissage  des  lins,  dont  les  avantages  seraient  consi- 
dérables et  pourraient  être  obtenus  sans  grandes  dé- 
penses. M.  Tavernier  est  prié  de  faire  connaître  à  la 
Société,  par  un  rapport  détaillé,  les  principales  con- 
ditions dans  lesquelles  se  présente  et  peut  être  appli- 
quée cette  amélioration, 

M.  E.  Lachèse  donne  lecture  d'un  extrait  fait  par  lui 
de  divers  passages  d'un  ouvrage  de  M.  Ropartz,  sur 
la  ville  de  Guingamp  et  l'histoire  du  Tiers-Etat  en  Bre- 
tagne. Ce  travail  est  renvoyé  au  comité  de  rédaction. 

M.  Janin  lit  un  rapport  sur  des  ouvrages  de  M.  Ron- 
dot,  relatifs  au  vert  de  Chine  et  à  l'application  de  cette 
brillante  couleur  à  la  fabrication. 

La  réunion  décide  que  les  ouvrages  en  question  et 
le  rapport  de  M.  Janin  seront  déposés  ensemble  dans 
ses  archives. 

L'époque  indiquée  pour  le  dépôt  des  mémoires  sur 
le  drainage,  sujet  du  concours  ouvert  pour  l'année  1860, 
étant  passée,  la  commission  chargée  de  prononcer  sur 
ce  concours  sera  prochainement  convoquée  et  devra, 
pour  cet  examen,  se  réunir  aux  membres  du  bureau 
d'administration. 

La  commission  chargée  de  choisir  un  sujet  pour  le 
concours  de  1861  s'étant  réunie,  a  résolu  de  proposer 
à  la  Société  V Histoire  de  la  Littérature  et  des  Littéra- 
teurs en  Anjou  pendant  les  xviP  et  xviiie  siècles.  L'as- 
semblée déclare  adopter  ce  sujet  et  fixe  le  délai  im- 
parti aux  concurrents  pour  la  remise  de  leur  travail, 


—  341  — 

au  1er  décembre  1861.  Avis  sera  donné  au  public  de 
cette  décision. 

M.  Chudeau,  nommé  récemment  membre  correspon- 
dant  de  la  Société,  adresse  à  la  réunion  une  gracieuse 
production  poétique,  intitulée  :  La  Fleur  du  thijm.  Des 
remerciements  sont  votés  à  l'auteur,  après  la  lecture 
de  son  œuvre. 

Il  est  procédé  aux  termes  du  règlement,  à  la  nomi- 
nation d'une  commission  chargée  d'examiner  les  comp- 
tes du  trésorier  pendant  l'année  qui  s'achève  et  le 
projet  de  budget  présenté  pour  l'année  1861.  Cette 
commission  fera  son  rapport  à  la  séance  prochaine. 
Sont  nommés  pour  former  cette  commission  :  M.  l'abbé 
Chevallier,  MM.  Prévost  et  Janin. 

Il  est  procédé  à  la  nomination,  par  scrutins  séparés, 
du  président  et  du  vice-président  de  la  Société. 

Sont  nommés  :  président,  M.  J.  Sorin; 

vice-président,  M.  Victor  Pavie. 

M.  Belleuvre  ayant  déclaré  donner  sa  démission  des 
fonctions  de  trésorier,  il  est  procédé  à  un  scrutin  pour 
son  remplacement.  Son  nom  ayant  été  de  nouveau  in- 
diqué par  les  suffrages,  M.  Belleuvre  consent  à  con- 
server ses  fonctions. 

Le  rapport  relatif  à  la  candidature  de  M.  Klein, 
comme  membre  titulaire  de  la  Société,  ne  pouvant  être 
présenté  à  cette  séance,  M.  le  Président  le  remet  à  la 
réunion  prochaine. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

Ë.  Lâchese. 
soc.  d'ag.  25 


CONCOURS  DE  1861. 


La  Société  a  désigné  pour  le  concours  de  1861  le 
sujet  suivant  : 

«  Tableau  de  l'état  successif  des  Lettres  en  Anjou 
»  pendant  les  xvii^  et  xviiie  siècles,  jusqu'en  1789 
»  exclusivement,  et  Etude  sur  les  littérateurs  angevins 
»  pendant  cette  période.  » 

Le  prix,  accordé  par  le  Conseil  général  du  départe- 
ment, sera  une  médaille  d'or  de  500  fr. 

Les  concurrents  devront  avoir  remis ,  le  d^^  décem- 
bre i86i,  leur  travail,  non  signé,  mais  accompagné 
d'une  enveloppe  cachetée  et  répétant  la  devise  placée 
sur  l'ouvrage. 

Les  mémoires  seront  adressés  à  M.  E.  Lachèse,  se- 
crétaire-général delà  Société,  rue  des  Lices,  no  33,  à 
Angers. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU  TROISIEME  VOLUME. 


Pages. 

Coup  d'oeil  sur  les  travaux  de  la  Société,  par  M.  J.  SORlN,  pré- 
sident         5 

Discours  prononcé  aux  funérailles  de  M.  Louis  Pavie,  vice-pré- 
sident, par  M.  COURTILLER 13 

Notice  sur  M.  Louis  Pavie,  par  M.  E.  LachèsE  16 

Notice  sur  M.  le  président  de  Beauregard,  par  M.  CoURTiLLER.     29 
Observations  médico-légales  sur  la  mort  du  colonel  de  Beaure- 

paire,  par  M.  le  docteur  A.  Lachèse 39 

Rapport  sur  le  mémoire  de  M.  A.  Lachèse,  par  M,  A.  Lemar- 

CHAND 59 

Concours  pour  le  prix  de  1860 69 

Note  sur  la  chaux  de  falhun,  par  M.  le  docteur  Farge 71 

Position  des  fossiles  dans  les  derniers  étages  du  terrain  crétacé 

des  environs  de  Saumur,  par  M.  Courtiller  jeune 80 

Quelques  mots  sur  le  plain-chant,  par  M.  E.  Lachèse 85 

Epître  à  M.  Bodinier,  peintre,  par  M.  A.  Maillard 98 

Du  droit  d'anoblissement  et  de  l'usurpation  de  la  noblesse  avant 

1789,  par  M.  Th.  Crépon 106 

Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  du  18  janvier  1860. 161 

Séance  du  22  février , 166 

Séance  du  22  mars 1 72 

Séance  du  25  avril 176 

Séance  du  23  mai 180 

Etude  sur  une  ode  d'Horace  et  sur  la  traduction  de  M.  Patin, 
par  M.  J.  Sorin 187 


—  344  — 

Pages. 

L'avocat  au  criminel,  fragment,  par  M.  Affichard 207 

Etude  littéraife,  par  M.  BouGLER 221 

Description  et  figures  de  trois  nouvelles  espèces  d'ammonites  du 
terrain  crétacé  des  environs  de  Saumur  (étage  turonien),  et 
des  ammonites  Carolinus  et  Fleuriausianus  à  l'état  adulte, 

par  M.  COURTILLER  jeune 246 

Les  Ponts-de-Cé,  par  M.  Paul  Belleuvre 253 

Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  du  18  juin,  sous  la  présidence  de  M.  Villemain.   258 

Séance  du  25  juillet 267 

Séance  du  22  août 272 

Rapport  sur  le  mémoire  de  M.  Th.  Crépon,  intitulé  :  Du  droit 
d'anoblissement  et  de  Vusurpation  de  la  noblesse  avant  1789, 

par  M.  BouGLER  277 

Guingamp,  Etudes  pour  servir  à  l'histoire  du  Tiers-Etat  en  Bre- 
tagne. —  Quelques  mots  sur  cet  ouvrage,  par  M.  E.  Lachèse    316 
Mœurs  des  insectes.  —  Les  Calicurgus,  par  M.  Courtiller 

jeune .«. ^  324. 

Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  extraordinaire  du  13  septembre 328 

Séance  du  28  novembre 336 

Séance  du  26  décembre • 339 

Concours  pour  le  prix  de  1861 342 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉRIALE  D'AGRKIJLTIJRË 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     ACADÉMIE    D'ANGERS) 

NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  mjUATRIEME;    —    PBEMIEH    CAIIIEB. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  F.T  LACHÈSE 
Chaiissée-Saint-Pierre,  13 

1861 


SOMMAIRE 


Résumé  des  travaux  de  la  Société  pendant  l'année  1860,  par  M.  J. 
SORIN,  président. 

Réflexions  sur  le  Drainage,  et  sur  son  application  dans  le  département 
de  Maine  et  Loire,  par  M.  Louis  Tavernjer. 

Note  sur  un  procès  criminel  jugé  à  Saumur  en  1714,  par  M.  CouR- 

TILLER. 

Concours  de  1861, 


r  ^ 


SOCIETE    IMPERIALE 

D'AGRICULTURE,  SCIENCES  ET  ARTS 

D'AIWGEBS 

(ANCIENNE  ACADÉMIE  D'ANGëRS). 


MÉMOIRES 


DE  LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉRIALE  D'AGRICULTURE 

SCIENCES   ET  ARTS 

r 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     ACADÉMIE    D'ANGERS) 

NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME   QUATRIÈME 


ANGERS 

IMPRIMERIE   DE    COSNIER   F.T   LACHÈSE 
Chaussée-Saint-Pierre,  13 

1861 


RESUME 
DES  TRAVAUX  DE  LA  SOCIÉTÉ 

PENDANT  L'ANNÉE  1860, 

lu   dans  la  séance  du  23  janvier  1861 

PARM.  J.  SORIN,  PRÉSIDENT. 


Messieurs  , 

Appelé  par  vous  à  prendre  de  nouveau  la  direction 
de  nos  communes  études,  je  me  suis  demandé  com- 
ment je  vous  témoignerais  ma  reconnaissance  d'une 
faveur  deux  fois  reçue  avec  une  trop  légitime  défiance 
de  mes  forces,  quoique  deux  fois  déférée  avec  la  ras- 
surante bienveillance  de  la  plus  affectueuse  confrater- 
nité. J'ai  pensé  que  je  ne  pourrais  vous  remercier  mieux 
qu'en  jetant  avec  vous  un  coup  d'œil  rétrospectif  sur 
nos  travaux  de  l'année  qui  vient  de  finir.  Si  votre  pré- 
sident sent  ce  qui  lui  manque,  sous  plus  d'un  rapport, 
pour  remplir  dignement  la  tâche  dont  vous  persistez  à 
l'honorer ,  il  doit  chercher  du  moins  à  soutenir  votre 
zcle  et  à  l'animer  de  plus  en  plus.  Or,  une  revue  an- 
nuelle de  nos  efforts  et  de  leurs  résultats  me  paraît 
être  un  efficace  moyen  d'atteindre  ce  but.  L'usage  de 
récapituler  ainsi,  au  commencement  de  chaque  année, 


-  6  — 

ce  que  la  précédente  lui  lègue,  à  la  fois  comme  un  dé- 
pôt et  comme  un  exemple,  existe  dans  plusieurs  des 
sociétés  en  correspondance  avec  nous.  Il  sera  bon,  ce 
me  semble,  de  leur  en  emprunter  l'habitude.  Cette  es- 
pèce d'inventaire  périodique  offrira  toujours,  je  l'es- 
père, à  notre  compagnie  l'occasion  de  se  rendre  le  té- 
moignage d'une  conscience  satisfaite.  Dans  le  cas  con-. 
traire,  il  agirait  puissamment  sur  elle  par  la  généreuse 
franchise  avec  laquelle  les  esprits  droits  s'avouent  leurs 
propres  torts.  En  un  mot,  il  nous  imposera  l'obligation 
salutaire  de  nous  amender,  si  nous  avons  failli,  de  faire 
mieux  encore,  si  nous  croyons  avoir  bien  fait  :  Possunt 
quia  posse  videntur  (1). 

L'année  1860  s'est  ouverte  pour  nous  sous  d'heureux 
auspices;  une  agréable  surprise  en  a  marqué  le  début. 
M.  Ad.  Lachèse  nous  avait  annoncé  des  Observations 
médico-légales  sur  un  fait  historique  contemporain.  Sous 
sa  forme  volontairement  un  peu  vague ,  ce  titre  sans 
doute  promettait  une  communication  intéressante,  mais 
peut-être  d'un  intérêt  restreint  et  s'adressant  surtout 
à  quelques-uns  de  nous.  Il  en  était  bien  autrement. 
Notre  collègue  nous  apportait,  il  est  vrai,  des  observa- 
tions de  médecine  légale;  mais  elles  avaient  pour  but 
d'éclaircir  un  fait  auquel  se  rattachent  les  souvenirs 
de  l'amour-propre  angevin,  l'exactitude  de  l'histoire 
nationale  contemporaine,  les  traditions  de  l'honneur 
militaire  et  les  principes  de  la  morale  religieuse.  Il 
s'agissait  de  savoir  si  le  défenseur  de  Verdun  en  4792, 
le  commandant  Beaurepaire  s'était  réellement  donné 

(1)  Virg.,  ^n.,  V.  231. 


—  7  — 

la  mort  ou  s'il  l'avait  reçue  d'une  main  autre  que  la 
sienne. 

Vous  n'avez  pas  oublié,  Messieurs,  comment  M.  La- 
chèse,  prenant  pour  point  de  départ  l'examen  appro- 
fondi des  procès-verbaux  dressés  par  le  ctiirurgien  et  par 
l'officier  judiciaire  chargés  de  constater  le  genre  de  mort 
du  commandant,  puis  jetant  sur  la  discussion  de  ces  do- 
cuments la  lumière  de  renseignements  puisés  à  d'autres 
sources,  arrive  à  cette  conclusion  que  le  brave  chef  des 
Volontaires  de  Maine-et-Loire  ne  s'est  pas  suicidé.  Vous 
aimez  en  outre  à  vous  rappeler  avec  quel  honorable  éloi- 
gnement  de  tout  ménagement  pour  l'opinion  publique 
égarée,  l'auteur  du  mémoire  dont  js  parle  n'hésite  pas 
à  établir  que,  si,  contrairement  à  sa  conviction,  Beaure- 
paire  s'était  tué  lui-même,  loin  de  préconiser  cette  mort 
comme  un  exemple,  on  pourrait  tout  au  plus  l'excuser 
un  peu  comme  le  résultat  d'une  déplorable  erreur. 

Félicitons-nous,  Messieurs,  de  ce  que  parmi  nous 
une  voix  s'est  élevée  pour  opposer  aux  sophismes  bril- 
lants d'une  admiration  d'abord  calculée,  puis  trop  fa- 
cilement devenue  traditionnelle,  l'inflexible  réprobation 
due  à  la  double  impiété  d'un  soldat  qui,  en  présence 
de  l'ennemi,  déserte  à  la  fois  le  poste  que  lui  confia 
la  patrie  et  la  vie  qu'il  tient  de  Dieu. 

Le  même  sentiment  sur  la  question  de  principe  ne 
pouvait  manquer  de  se  retrouver  dans  le  rapport  fait 
par  M.  Lemarchand  au  nom  de  la  commission  chargée 
d'examiner  le  mémoire  de  M.  Lachèse.  Quant  à  la 
question  de  fait  :  Y  a-t-il  eu  suicide  ou  assassinat?  la 
commission,  par  l'organe  de  son  rapporteur,  a  con- 
servé des  doutes.  Il  est  bien  désirable  que  les  nouvelles 


-   8  — 

recherches  auxquelles  se  livre  sur  ce  point  M.  La- 
chèse  le  conduisent  à  des  découvertes  qui  rendent  in- 
contestable ce  qu'il  croit  être  la  vérité.  Quoi  qu'il  en 
.soit,  le  rapport  de  M.  Lemarchand  offre  aussi  une  étude 
sérieuse  du  fait  controversé.  C'est  un  appendice  néces- 
saire au  travail  primitif.  Le  mémoire  et  le  rapport  for- 
ment un  ensemble  du  plus  haut  intérêt.  Aussi  avez-vous 
jugfr,  Messieurs,  que  ce  rapport  devait  être  l'objet  d'une 
des  rares  exceptions  faites  par  vous  à  la  règle  d'après  la- 
quelle les  travaux  des  rapporteurs  n'ont  pas  place  dans 
les  publications  de  la  Société. 

Une  semblable  décision  a  été  prise  au  sujet  d'un 
rapport  de  M.  Bougler,  et  c'était  justice.  En  1859, 
M.  Th.  Crépon  avait  présenté  à  la  Société  un  remar- 
quable mémoire  sur  la  Noblesse  en  France  avant 
4789(1).  L'étendue  de  cet  ouvrage,  dont  la  lecture 
avait  occupé  en  partie  plusieurs  de  nos  séances,  n'avait 
pas  permis  à  la  commission  appelée  à  l'examiner  d'en 
rendre  compte  au  cours  de  l'année  qui  l'avait  produit. 
M.  Bougler  a  fait  en  1860  le  rapport ,  très-développé 
aussi,  qui  est  réellemait  un  second  ouvrage,  digne 
complément  du  premier.  L'un  et  l'autre  résument  tout 
ce  qu'on  peut  dire  de  plus  solide  et  de  plus  curieux 
sur  les  origines  de  la  noblesse  française,  sur  ses  dé- 
veloppements, le  rôle  qu'elle  a  joué  aux  différentes 
époques  de  notre  histoire  et  les  vicissitudes  que  le 
temps  lui  a  fait  subir  comme  à  toutes  les  institutions 
humaines.  Ce  n'a  pas  été   pour  nous  une   médiocre 


(1)  Du  droit  d'anoblissement  et  de  l'usurpation  delà  noblesse  avant 
1789. 


—  9  — 

source  d'intérêt  et  d'agrément  qae  cette  étude  gémi- 
née (passez-moi  le  mol)  d'une  belle  question  historique 
par  deux  magistrats,  d'accord  sur  certains  points,  dé- 
sunis sur  d'autres,  éclairés  sur  tous,  également  capa- 
bles de  charmer  l'esprit  et  de  l'instruire  (deleclando 
pariterque  monendo  {'[))  par  leurs  concordances  d'opi- 
nions et  par  leurs  divergences , 

Et  narrare  pares,  et  respondere  parati  (2). 

Notre  compagnie,  Messieurs,  peut  être  fière  des  deux 
mémoires  de  MM.  Lachèse  et  Crépon  et  des  rapports 
auxquels  ils  ont  donné  lieu  de  la  part  de  MM.  Lemar- 
chand  et  Bougler.  Je  ne  crains  pas  de  le  dire,  une  so- 
ciété, dans  l'espace  d'un  an  et  même  un  peu  plus  (puis- 
que le  travail  de  M.  Crépon  remonte  à  1859),  ne  pro- 
duisît-elle que  quatre  écrits  de  ce  genre,  elle  aurait  le 
droit  de  se  considérer  comme  tenant  sa  place,  non  sans 
honneur,  parmi  les  associations  d'hommes  studieux 
qui  font  nn  utile  emploi  de  leurs  loisirs. 

Il  est  une  antre  œuvre  à  laquelle  je  n'adresserai 
pas  mes  éloges  ;  quoique  bien  sincères ,  ils  seraient 
trop  pâles  à  côté  de  ceux  qui  lui  sont  venus  de  plus 
haut.  Nous  avons  tous  entendu  M.  Villemain  honorer 
M.  Afïichard  des  plus  encourageantes  félicitations  sur 
son  travail  concernant  le  ministère  de  l'Avocat  au  cri- 
minel. Un  seul  mot  est  permis  auprès  d'un  si  précieux 
suffrage.  Disons  donc  que  nous,  concitoyens  de  M.  Af- 
fichard,  nous  connaissons  bien  le  secret  de  la  distinc- 

(1)  Hor.  De  arte  poet.  244. 

(2)  Virg.  Bue.  vil.  5. 


—  lo- 
tion avec  laquelle  notre  collègue  a  traité  son  sujet,  se- 
cret d'ailleurs  facilement  soupçonné  par  M.  Villemain. 
C'est  que,  pour  mettre  sous  nos  yeux  le  portrait  de  l'a- 
vocat aussi  consciencieux  qu'habile,  plein  de  cœur 
comme  de  talent,  plus  docile  même  aux  inspirations 
d'une  âme  généreuse  qu'ambitieux  des  triomphes  de 
l'esprit,  M.  Affichard  n'a  eu,  sans  que  sa  modestie 
lui  permît  de  s'en  apercevoir,  qu'à  produire  sa  propre 
image.  La  modestie  a  beau  faire,  son  pouvoir  ne  va 
pas  jusqu'à  empêcher  les  plus  nobles  qualités  de  se 
trahir. 

Toujours  prêt  à  ajouter  de  nouvelles  preuves  de  zèle 
à  l'accomplissement  scrupuleux  de  ses  obligations 
comme  membre  du  conseil  d'administration  de  la  So- 
ciété, notre  Secrétaire  général  nous  a  fait  profiter  deux 
fois  des  ressources  variées  de  son  érudition. 

La  Méthode  élémentaire  et  pratique  de  plain-chant , 
récemment  publiée  par  M.  l'abbé  Tardif,  a  donné  à 
M.  E.  Lachèse  occasion  de  signaler,  avec  l'autorité  de 
ses  profondes  connaissances  musicales,  la  valeur  artis- 
tique et  religieuse  du  chant  grégorien  (i).  De  là  s'éle- 
vant,  dans  le  même  ordre  d'idées,  à  des  aperçus  pleins 
de  justesse,  il  a  fait  saisir  les  intimes  rapports  qui 
lient  entre  elles  les  manifestations  de  la  pensée  chré- 
tienne sous  toutes  les  formes  qu'elle  emprunte  au  gé- 
nie des  arts. 

L'heureuse  union  de  ce  génie  avec  la  religion  a,  dans 


(1)  Quelques  mots  sur  le  plain-chant,  tel  est  le  titre,  beaucoup  trop 
modeste,  du  travail  de  M.  E.  Lachèse. 


—  11  — 

une  excursion  historique  sur  la  Ligue  (1),  suggéré  à 
M.  E.  Lachèse  de  curieux  rapprochements  entre  les  mo- 
numents d'une  ville  bretonne  et  ceux  de  notre  Angers. 

C'est  également  à  la  Bretagne  et  en  même  temps  à 
l'Ecosse  que  M.  Lemarchand,  dans  sa  Notice  sur  le 
château  de  la  Chaperomiière ,  a  demandé  des  couleurs 
pour  peindre,  à  la  manière  de  Walter  Scott,  un  pay- 
sage vendéen.  Il  s'est  souvenu  en  outre  des  procédés 
de  l'illustre  Ecossais  en  faisant  intervenir  tour-à-tour 
dans  cette  notice  l'histoire,  la  légende  et  la  poésie. 

La  poésie  aussi  comme  l'éloquence,  l'antiquité 
comme  l'histoire  moderne  et  même  contemporaine, 
ont  été  appelées  par  M.  Bougler  (2)  à  mettre  en  relief, 
dans  une  réunion  de  frappants  exemples ,  cette  belle 
maxime  de  Quintilien  :  Pectus  est  quod  disertos  facit  (3), 
rendue  plus  belle  encore  par  la  forme  que  lui  a  donnée 
Vanvenargues  :  Les  grandes  pensées  ifiennent  du  cœur. 

Il  vous  a  été  lu ,  Messieurs,  quelques  observations 
sur  Horace  et  sur  un  de  ses  traducteurs  (4).  Je  n'ose- 
rais rappeler  cette  lecture,  si  je  n'avais  à  dire  qu'elle 
a  partagé  avec  trois  autres  communications  (5)  une 
bonne  fortune  qui  a  rejailli  sur  nous  tous.  Elles  nous 
ont  valu  de  l'illustre  secrétaire  perpétuel  de  l'Acadé- 
mie française ,  le  jour  qu'il  nous  a  fait  l'honneur  de 

(1)  Le  siège  de  Guingamp  pendant  la  Ligue. 

(2)  Etude  littéraire. 

(3)  Instit.  orat.  X.  7. 

(4.)  Etude  sur  une  ode  d'Horace  et  sur  la  traduction  de  M.  Patin, 
par  M.  J.  Sorin. 

(5)  L'avocat  au  criminel,  par  M.  Affichard,  —  Etude  littéraire,  par 
M.  Bougler,  —  Le  mois  de  Marie,  poésie,  par  M.  V.  Pavie. 


—  12  — 

nous  présider,  une  de  ces  allocutions  où  les  saillies 
d'une  verve  toujours  courtoise,  quoique  parfois  un 
peu  malicieuse,  se  mêlent  avec  tant  d'éclat  à  toutes  les 
séductions  du  savoir,  de  l'éloquence  et  du  goût. 

Des  productions  aussi  différentes  entre  elles  qu'é- 
loignées par  leur  nature  de  celles  dont  j'ai  parlé  jus- 
qu'à présent,  témoignent,  Messieurs,  de  la  variété  de 
vos  études. 

Par  des  recherches  nombreuses,  résumées  et  pré- 
sentées avec  ce  talent  de  lucide  exposition  qui  lui  est 
propre,  M.  le  docteur  Farge  nous  a  fait  connaître  l'é- 
tat actuel ,  les  développements  possibles  et  les  avanta- 
ges réalisables  de  la  Culture  du  colza  dans  le  départe-  *" 
ment  de  Maine  et  Loire. 

Le  même  membre  a,  dans  une  autre  lecture,  si- 
gnalé à  nos  agriculteurs  les  riches  ressources  qu'ils 
peuvent  demander  à  la  Chaux  de  Falhun,  abondara- 
meni  fournie  par  l'établissement  que  vient  de  créer 
M.  Ch  de  la  Guesnerie  dans  le  canton  de  Thouarcé. 

M.  Dainville  nous  a  donné  une  série,  soigneusement 
élaborée,  de  considérations  et  de  calculs  sur  la  Cons- 
truction des  voûtes  en  briques.  La  valeur,  à  la  fois  spé- 
culative et  praliqu-e,  de  cette  œuvre  considérée  au  dou- 
ble point  de  vue  de  l'observation  et  de  la  théorie,  va 
être  aujourd'hui  même  établie,  dans  un  rapport  de 
M.  Godard-Faultrier,  par  des  détails  que  ne  comporte 
pas  un  résumé. 

Nous  tiendrons  très-volontiers  à  la  disposition  de  nos 
industriels  trois  brochures  qui  nous  ont  été  adressées 
par  un  de  nos  membres  correspondants,  M.  Rondot, 
de  Lyon ,  et  dont  M.  Janin  nous  a  présenté  l'analyse , 


—  13  — 

après  nous  avoir  déjà  fait  connaître  un  travail  du  même 
correspondant  sur  la  création,  à  Lyon,  d'un  musée  d'art 
et  d'industrie.  Les  trois  nouvelles  brochures  de  M.  Ron- 
dot  peuvent  être  fort  utiles  comme  source  de  rensei- 
gnements sur  le  vert  de  Chine,  destiné  à  jouer  main- 
tenant, plus  que  jamais,  un  rôle  très-important  dans  les 
arts  industriels,  spécialement  dans  la  teinturerie. 

Nous  sommes  redevables  à  M.  Courliller  jeune  de 
trois  précieuses  communications  d'histoire  naturelle  : 
une  sur  la  Position  des  fossiles  dans  les  derniers  étages 
du  terrain  crétacé  des  environs  de  Saumur;  une  autre 
sur  Trois  nouvelles  espèces  d'ammonites  du  terrain  cré- 
tacé des  environs  de  Saumur  (étage  turonienj,  et  sur  les 
ammonites  Carolinus  et  Fleuriausianus  à  l'état  adulte; 
puis  une  troisième  sur  les  Mœurs  des  insectes,  en  géné- 
ral, et  sur  celles  du  calicurgus,  en  particulier. 

Dans  ces  trois  notices,  on  retrouve,  comme  dans  tout 
ce  qui  sort  de  la  même  plume,  la  rigueur  de  l'obser- 
vation scientifique,  parée  de  l'animation  d'un  style  qui 
touche  à  la  poésie.  Aussi,  des  productions  de  M.  Gour- 
tiller  à  celles  de  nos  poètes  il  n'y  a  qu'un  pas.  Nous 
allons  le  franchir,  si  vous  voulez  bien.  Messieurs,  pen- 
dant quelques  instants  encore,  m'accompagner  sur  ce 
terrain,  qui  n'a  pas  été  plus  stérile  pour  nous  cette  an- 
née que  les  précédentes. 

M.  V.  Pavie  a,  sous  le  simple  titre  Paysage,  uni  la 
fraîcheur  de  l'idylle  antique  à  la  grave  mélancolie  de 
l'élégie  chrétienne. 

Le  Mois  de  Marie  lui  a  fait  trouver ,  dans  le  riant 
aspect  de  la  campagne  angevine  au  printemps,  dans  les 
pieux  souvenirs  d'une  amitié  plus  forte  que  la  mort  et 


—  14  — 

dans  les  épanchements  de  la  tendresse  paternelle  aà'' 
foyer  domestique,  l'accent  doublement  ému  d'une  poé- 
sie que  M.  Villemain  a  si  bien  caractérisée  par  deux 
de  ces  mots  qui  n'appartiennent  qu'à  lui,  en  l'appe- 
lant une  poésie  indigène  et  personnelle. 

Le  Châtemi  des  Ponts-de-Cé,  tel  est  le  sujet  qu'a  choisi 
M.  Belleuvre.  C'est  le  pendant  de  son  Château  d'Angers, 
mentionné  honorablement,  en  1857,  dans  le  remarqua- 
ble concours  dont  Angers  n'a  pas  perdu  le  souvenir.  Il 
y  a  un  an,  notre  collègue  avait  chanté  l'Italie.  Aujour- 
d'hui, il  revient  avec  amour  à  la  France  et  surtout  à  ce 
point  privilégié  de  la  France  où  la  Loire,  près  d'attein- 
dre le  terme  de  son  cours,  semble  se  plaire  à  en  déployer 
la  splendeur.  En  lisant  les  vers  de  M.  Belleuvre  on  sent 
que,  véritable  enfant  de  l'Anjou,  s'il  peut  porter  ail- 
leurs l'admiration  de  son  esprit,  c'est  ici  qu'il  éprouve 
les  plus  douces  émotions  de  son  cœur.  Car,  nous  tous 
Angevins,  si  disposés  que  nous  soyons,  avec  quiconque 
a  le  sentiment  du  beau ,  à  entourer  de  nos  hommages 
la  poétique  Italie,  ramenés  par  le  cœur  vers  le  sol  na- 
tal ,  comme  le  vieux  chantre  de  Lire ,  noué  aimons 
mieox  encore 

JSotre  Loire  Gaulois  que  le  Tibre  Latin  (1). 

M.  Belleuvre  ne  se  contente  pas  de  consacrer  ses 
trop  courts  loisirs  au  culte  des  Muses  (pardonnez  à  mes 
vieilles  habitudes  cette  expression^  si  dédaignée  main- 


(1)  Tout  le  monde  connaît  et  cependant,  à  Angers,   notre  patrio- 
tisme local,  comme  l'appelle  M.  Villemain,  ne  peut  résister  au  plaisir 


—  15  — 

tenant  et  qui  au  fond  vaul  bien,  pour  le  moins,  toutes 
celles  qu'on  y  substitue);  notre  collègue  cherche  aussi 
à  encourager  ce  noble  goût  chez  les  autres.  Il  nous  a 
fait  connaître  les  essais  littéraires  de  M.  G.  Chudeau , 
de  Saint-Rémy-la-Varenne,  ce  jeune  homme  si  digne 
d'intérêt,  qui,  n'ayant  reçu  d'autre  instruction  que  celle 
de  l'enseignement  primaire ,  est  parvenu ,  seul ,  à  se 
rendre  capable  d'adoucir,  par  de  petites  compositions 
poétiques,  les  ennuis  auxquels  le  condamne  une  grave 
et  incurable  infirmité.  Nous  les  avons  lus,  ces  modes- 
tes essais,  enfants  de  la  douleur  et  consolation  de  leur 
père;  nous  les  avons  lus,  je  ne  dis  pas  seulement  avec 
sympathie,  mais  avec   une  sorte  de  respect.   Car  on 

de  reproduire,  chaque  fois  que  l'occasion  s'en  présente,  ce  délicieux 
sonnet  : 

Heureux  qui,  comme  Ulysse,  a  faict  un  beau  voyage, 
Ou  comme  cestuy-là  qui  conquit  la  toison. 
Et  puis  est  retourné,  plein  d'usage  et  raison  , 
Vivre  entre  ses  parents  le  reste  de  son  âge. 

Quand  revoiray-je,  hélas  !  de  mon  petit  village 
Fumer  la  cheminée,  et  en  quelle  saison  '   . 

Revoiray-je  le  clos  de  ma  pauvre  maison , 
Qui  m'est  une  province  et  beaucoup  davantage? 

Plus  me  plaist  le  séjour  qu'ont  basty  mes  ayeulx 
Que  des  palais  romains  le  front  audacieux  : 
Plus  que  le  marbre  dur  me  plaist  l'ardoise  fine, 

Plus  mon  Loyre  Gaulois  que  le  Tybre  latin, 
Plus  mon  petit  Lyre  que  le  mont  Palatin, 
Et  plus  que  l'air  marin  la  doulceur  angevine. 

Joachim  DU  Bellay. 


—  46  — 

doit  plus  que  de  la  commisération  à  l'homme  qui ,  ac- 
ceptant avec  résignation  les  épreuves  imposées  par 
la  Providence,  met  résolument  à  profit  les  ressources 
d'intelligence  et  de  courage  qu'elle  lui  a  départies  en 
compensation  du  malheur.  Vous  vous  êtes  empressés, 
Messieurs,  d'entrer  dans  la  pensée  de  M.  Belleuvre,  et 
vous  avez  conféré  à  M,  Ghudeau  le  titre  de  membre 
correspondant.  De  son  côté,  il  n'a  pas  tardé  à  témoi- 
gner sa  reconnaissance.  Il  nous  a  envoyé,  sous  le  ti- 
Ire^  La  Fleur  du  thym,  une  petite  pièce  qui,  comme 
ses  aînées,  en  faisant  désirer  que  le  jeune  auteur 
s'exerce  par  la  réflexion  à  donner  à  sa  pensée  un  ca- 
ractère net  et  fortement  arrêté ,  se  recommande  d'ail- 
leurs par  un  amour  naïf  et  pur  de^  beautés  simples  de 
la  nature,  par  un  vif  sentiment  du  rhythme  poétique  et 
par  une  élégante  facture  de  vers. 

M.  Jules  Hossard  nous  a  lu  deux  pièces  de  sa  com- 
position. La  première  avait  pour  titre  :  L'Amitié  fra- 
ternelle. Il  était  facile  de  voir  qu'elle  avait  été  écrite 
sous  la  dictée  du  cœur.  La  seconde  est  un  extrait 
d'une  traduction  en  vers ,  déjà  fort  avancée,  du  Prœ- 
dium  rusticum  de  Vaniére,  que  M.  Hossard  avait  an- 
térieurement traduit  en  prose.  Je  lui  demanderai,  ainsi 
qu'à  vous,  Messieurs,  la  permission  de  hasarder  quel- 
ques observations  sur  ce  sujet.  Si  elles  vous  parais- 
saient trop  inspirées  par  mes  traditions  de  collège,  je 
vous  prierais  de  m'accorder  un  peu  d'indulgence,  fon- 
dée sur  la  difficulté  de  dépouiller  entièrement  le  vieil 
homme. 

De  nos  jours,  on  ne  lit  guère  les  poètes  latins  mo- 
dernes. Loin  de  là,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des 


-  17  - 

personnes,  fort  instruites  d'ailleurs,  qui  connaissent  à 
peine  de  nom:Vanière  et  son  Prœdium; — Rapin  et  ses 
Jardins,  bien  supérieurs  comme  poésie  latine  à  ceux  de 
Delille  comme  poésie  française;  —  le  jésuite  allemand 
Masenius  et  sa  Sarcothée ,  ouvrage  auquel  on  a  fait 
l'honneur  de  supposer,  non  sans  une  certaine  vraisem- 
blance, qu'il  avait  pu  fournir  à  Milton  l'idée  première  et 
quelques  épisodes  du  Paradis  perdu  ; — Vida,  doué  d'un 
talent  assez  souple  pour  chanter  habilement  tour  à  tour 
la  Rédemption  du  genre  humain  (1),  VArt  poétique^  les 
Echecs  et  les  Vers  à  soie  ;  —  Sannazar  qui ,  en  s'atti- 
rant  le  reproche  d'avoir  avec  peu  de  goût  introduit  dans 
un  sujet  chrétien  (2)  les  souvenirs  de  l'antiquité  payenne, 
prouva  du  moins  quelles  heureuses  qualités  de  style 
on  rapporte  d'un  intime  commerce  avec  elle;  —  le  car- 
dinal de  Polignac ,  dont  Y  Anti-Lucrèce  a  mérité  que 
Voltaire  mît  dans  la  bouche  du  disciple  d'Epicure  cet 
éloge  de  son  adversaire  : 

Tu  m'as  vaincu,  je  cède,  et  l'âme  est  immortelle, 
Aussi  bien  que  ton  nom,  mes  écrits  et  tes  vers  (3)  ; 

—  CofFm  dont  les  chants  sacrés  soutiennent  la  compa- 
raison avec   ceux  de   Santèuil  ;   etc..  —  les  Hymnes' 
même,   véritablement  lyriques,  de  Santèuil    sont  bien 
moins  coniTues  que  l'épigramme  dans  laquelle  Boileau 
dit  qu'en  voyant  ce  poète  joindre  à  la  déclamation  em- 

(1)  Christ iades. 

(2)  De  partu  Virginis. 
(3j  Volt.  Temple  du  y  oui. 

soG.  d'ag.  2 


—  18  — 

phatique  de  ses  vers  des  gestes  d'éûergumène,  il  est 
tenté  de  le  prendre  pour 

le  diable 
Que  l'on  force  à  louer  les  Saints. 

Beaucoup  moins  encore  sait-on  généralement  qu'il 
existe,  sous  le  titre  de  Poemata  didascalisca,  un  volu- 
mineux recueil  de  petits  tours  de  force  littéraires,  dont 
les  auteurs  ont  abordé,  avec  une  hardiesse  mêlée  de 
bizarrerie,  et  résolu,  avec  une  patience  plus  ou  moins 
couronnée  de  succès ,  le  problème  de  traiter  en  vers 
latins  les  sujets  les  plus  variés  et  parfois  lès  plus  re- 
belles. Ils  ont  en  effet  contraint  de  se  soumettre  aux 
caprices  de  leur  imagination  :  ceux-ci  la  Tragédie,  la 
Musique,  la  Peinture,  ki  Sculpture,  la  Gravure,  l'Ar- 
chitecture, l'Imprimerie,  et  même  l'Agticulture,  ma- 
tière devant  laquelle  il  semble  pourtant  qu'après  Vir- 
gile eussent  dû  reculer  lus  plus  audacieux;  — ceux- 
là  le  Style  épistolaire ,  l'Action  oratoire ,  la  Plaisan- 
terie, la  Conversation  (sujet  que  Delille  ne  pouvait  ou- 
blier de  faire  passer  dans  notre  langue)  ;  —  plusieurs 
les  Oranges,  le  Café,  le  Thé  et  jusqu'à  l'Eau  de  gou- 
dron (1);  d'autres  le  Cerveau,  le  Monde  Cartésien,  l'Ai- 

{i)  Aqua  picata,  CAvmen,  auctore  Joan.  Lud.  Courtois,  S.  i. — 
On  sait  que,  dans  un  temps,  l'eau  de  goudron  a  été  ei*grande  faveur 
comme  médicament.  Voici  le  début  du  poème  de  Courtois.  Il  peut 
donner  une  idée  de  la  manière  dont  les  auteurs  de  ces  petits  ouvrages 
imitent  les  poètes  anciens  : 

Balsameos  latices,  cœleslia  pocula,  nostrum 
Nuper  ab  usque  novo  devectum  munus  in  orbem, 


—  19  — 

niant,  le  Baromètre,  le  Feu,  l' Arc-en-ciel,  les  Comètes, 
l'Aurore  boréale;  — d'autres  encore  la  Poudre  à  canon, 
le  Verre,  la  Montre,  le  Cabinet  des  médailles^  les  Amours 
des  plantes  (agréablement  chantés  en  français  par  Cas- 
tel);—  que  dirai-je  enfin?  les  Moutons,  les  Papillons, 
les  Serins,  les  Poules,  la  Volière,  l'Art  de  prendre  les 
oiseaux,  etc. 

Quand  on  lit  ces  ouvrages,  si  divers,  et  ceux  que  j'ai 
d'abord  indiqués  en  rappelant  le  nom  de  leurs  auteurs, 
on  regrette  que  les  uns  et  les  autres  soient  pour  un 
trop  grand  nombre  de  personnes,  capables  de  les  ap- 
précier, l'objet  d'un  injuste  dédain.  La  lecture  en  est 
curieuse  et  piquante.  Elle  procure  à  l'esprit  le  même 
agrément  qu'une  galerie  de  peinture,  quand  on  y  cher- 
che, dans  les  œuvres  d'artistes  secondaires,  mais  for- 
més aux  meilleures  écoles,  le  reflet  de  la  touche  des 
grands  maîtres.  Il  est  donc  tout  naturel  qu'un  homme 
de  goiJt  se  plaise  à  les  étudier;  mais  je  m'explique 
moins,  je  l'avoue,  qu'on  s'impose  l'ingrat  labeur  de  les 
traduire.  En  effet,  si  l'on  fait  abstraction  de  ceux  qui, 
comme  les  Hymnes  et  Y  Anti-Lucrèce,  présentent  un 
intérêt  spécial  au  point  de  vue  philosophique  ou  reli- 
gieux, le  principal,  pour  ne  pas  dire  l'unique,  mérite 
des  autres,  consiste  dans  une  ingénieuse  reproduction 
de  couleurs  et  de  formes  empruntées  à  l'antiquité.  Si 
habile  que  ^oit  le  traducteur,  il  y  aura  toujours  pour 

Exequor,  inventum  felix  mortalibus  segris, 
Invideat  cui  Bacchus  .  aquam  dixere  picalam. 
Undè  illi  nomen,  medicandse  quis  modus,  et  quas 
Illa  potestates  habeat,  quos  praebeal  usus, 
Summa  sequens  leviter  rerum  fastigia,  dicam. 


—  20  — 

lui  impossibilité  de  conserver  le  véritable  charme  de 
son  modèle,  je  veux  dire  les  traits  saillants  de  ressem- 
blance, l'air  de  parenté ,  signe  héréditaire  auquel  on 
reconnaît  que  la  poésie  latine  moderne  est  fille  de  l'an- 
cienne poésie  latine.  Ces  descendants  lointains  de  la 
muse  romaine,  ceux  mêmes  qu'elle  avoue  le  mieux  pour 
sa  postérité,  se  sentent  toujours  trop  du  mélange  des 
races.  Pour  reprendre  notre  comparaison  tirée  de  la 
peinture,  ce  ne  sont  guère  après  tout  que  des  pastiches. 
Or,  on  peut  faire  cas  d'un  pastiche,  quand  il  est  réussi  ; 
mais,  si  je  ne  me  trompe,  on  ne  le  copie  pas. 

Voilà  une  digression  déjà  bien  étendue.  Messieurs,  et 
pourtant,  si  j'osais,  je  la  prolongerais  encore  un  peu. 
Je  ferais  remarquer  qu'il  faut  que  ces  pauvres  vers  la- 
tins, dont  on  dit  tant  de  mal  par  rancune  d'écolier,  soient 
néanmoins  capables  d'exercer  sur  l'esprit  une  séduction 
bien  vive,  puisque  tant  d'hommes  de  talent  se  sont  fait  un 
plaisir  d'en  composer.  Sur  ce  point,  je  serais  heureux 
de  pouvoir  invoquer  l'autorité  de  l'éloquent  orateur  qui, 
cette  année,  pour  la  dernière  fois  malheureusement  (1), 
portait  la  parole  dans  la  solennité  de  la  rentrée  de 
notre  Cour  impériale.  Amené  par  son  sujet  à  citer 
comme  modèles  aux  plus  jeunes  membres  de  l'ordre  ju- 
diciaire les  grands  lettrés  (c'est  son  expression)  qui  sont 
la  gloire  de  l'ancienne  magistrature  française,  et  dont 
il  est  si  digne  lui-même  de  faire  l'éloge,  M.  le  premier 
avocat  général  de  Leffemberg  disait  :  «  Ces  mignom  de 


(1)  On  sait  que  M.  de  Leffemberg  vient,  au  grand  regret  de  tout 
Angers,  de  quitter  le  parquet  de  cette  ville  pour  entrer  dans  celui  de 
Rouen. 


—  21  — 

»  Thémis,  comme'  ils  se  nommaient  entre  eux,  sacri- 
»  fiaient  aux  muses.  »  Or,  Messieurs,  ce  n'est  pas  seu- 
lement des  muses  françaises  qu'il  s'agissait  ;  car  l'é- 
minent  magistrat  ajoutait,  en  terminant,  il  est  vrai, 
par  un  trait  de  spirituelle  malice  :  «  Imitez-les,  jeunes 
))gens,  faites  comme  eux...  moins  les  vers  latins.  » 
Que  nos  jeunes  magistrats  s'abstiennent  donc  de  faire 
des  vers  latins ,  assurément  ce  ne  sera  pas  un  grand 
mal;  mais  qu'ils  en  lisent,  même  des  modernes,  ne 
fût-ce   que  pour  mieux  sentir  la  valeur   des  anciens 
et  pour  se  rendre  par  là  plus  aptes  à  marcher  sur  les 
traces  de   M.   de  Leffemberg.   Car  lui  aussi,  comme 
les  mignons  de  Thémis ,  il  a  évidemment  sucé  le  lait 
vivifiant  de  l'antiquité,  à  laquelle  il  fait  honneur  en 
s'honorant  lui-même,  quand  il  s'écrie  dans  un  élan  de 
filial  enthousiasme  :  Antiquam  exquirite  matrem  {\)  ! 

Revenons  à  la  muse  française.  Constatons  avec  plai- 
sir que,  parmi  nous,  elle  n'a  pas  peur  de  la  robe  du 
légiste,  et  que,  dans  l'occasion,  de  la  même  plume  qui 
libelle  au  palais  une  pièce  de  procédure,  elle  fait  cou- 
ler ici  une  élégante  et  gracieuse  pièce  de  vers. 

Jamais  M.  Adrien  Maillard  ne  le  prouva  mieux  que 


(1)  «  Aimez  surtout,  cultivez  les  lettres,  elles  sont  l'homme  tout 
»  entier  ;  goûtez-en  le  charme  dans  l'étude  des  grands  siècles,  cher- 
»  chez-en  la  source  ,  en  remontant  jusqu'à  l'antiquité  .  Veterem  ex- 
»  quirite  matrem  (Virg.  ^n.  m.  96.).  »  M:  de  Leffemberg  cite  ainsi 
veterem,  au  lieu  de  antiquam,  ce  qui  rend  le  vers  faux.  Cette  légère 
inadvertance  ne  prouve  que  mieux  combien  l'honorable  et  docte  ma- 
gistrat est  familiarisé  avec  les  écrivains  de  l'antiquité,  puisqu'il  les 
cite  de  mémoire,  sans  recourir  aux  textes.  Se  tromper  comme  il  l'a 
fait  ici,  c'est  encore  donner  une  preuve  de  savoir  :  Félix  culpa! 


—  22  — 

dans  cette  épître  où  il  s'est  fait  le  digne  interprète  des 
sentiments  de  la  cité  entière  envers  l'artiste,  au  noble 
cœur,  dont  la  main  semble  ne  pouvoir  quitter  un  pin- 
ceau, gloire  d'Angers  comme  le  ciseau  de  David,  que 
pour  répandre  sur  Angers  les  largesses  d'une  libéralité 
également  empressée  à  nous  conserver  les  anciennes 
productions  du  génie  des  arts  et  à  stimuler  ses  nou- 
velles et  brillantes  manifestations.  Aussi,  Messieurs, 
permettez- moi  de  le  dire,  si,  comme  président,  je 
dois  vous  remercier  des  compensations  que  vous  avez 
ménagées  pour  moi  aux  petits  soucis  inséparables  d'une 
direction  même  facile,  il  n'est  pas  un  de  ces  dédomma- 
gements dont  j'aie  été  plus  fier  et  qui  m'ait  été  plus 
agréable  que  la  mission  d'aller,  avec  le  poète  lui-même, 
présenter,  en  votre  nom,  à  M.  Bodinier  unhommage  que 
nous  étions  tous  heureux  de  lui  offrir. 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  ce  grand  nom  de  David, 
que  je  viens  de  prononcer.  En  notre  qualité  de  Société 
d'arts,  nous  pouvons,  je  crois,  non  par  vanité,  mais 
par  conscience  d'un  acte  de  haute  convenance  accom- 
pli, nous  faire  honneur  d'un  vœu  exprimé  par  nous,  au 
mois  de  mai  dernier,  dans  une  lettre  adressée  à  M.  le 
Maire  et  au  Conseil  municipal.  Nous  demandions  que 
le  nom  de  David,  enlevé  avec  raison  à  une  des  rues 
d'Angers,  à  laquelle  on  avait  eu  tort  de  le  donner  puis- 
que déjà  elle  en  portait  un  autre,  vînt  prompteraent, 
par  une  juste  compensation,  briller  au  front  d'une  des 
rues  que,  sur  divers  points,  on  ouvre  dans  cette  ville. 
«  Nous  n'avons  pas,  Messieurs,  disions-nous,  la  préten- 
»  tion  de  vous  suggérer  une  idée  qui  assurément  existe 
»  dans  vos  esprits;  mais  notre  Société  se  félicite  de  ce 


B  que  la  nature  de  ses  études  semble  lui  permettre  de 
»  se  faire,  auprès  de  vous,  l'interprète  d'un  sentiment 
»  général  d'admiration  et  de  reconnaissance  pour  un 
»  homme  qui  fut  ôi  grand,  comme  artiste,  et  si  généreux, 
»  comme  angevin.  »  Dans  sa  réponse  (1),  en  nous  in- 
formant que  notre  vœu  avait  été  «  pris  en  très  sérieuse 
»  considération  par  le  Conseil  municipal,  »  M.  le  Maire 
ajoutait  :  «  J'ai  le  plaisir  de  vous  annoncer  que  l'Ad- 
»  ministration,  qui  partage  les  sentiments  de  reconnais- 
»  sance  des  habitants  pour  l'éminent  et  généreux  ar- 
»  tiste  qui  a  illustré  sa  ville  natale  ,  saisira  la  plus 
»  prochaine  occasion  de  donner  le  nom  de  David  à 
»  l'une  des  places  ou  rues  nouvelles  de  la  ville.  »  Es- 
pérons, Messieurs,  que  les  intentions  si  formellement 
exprimées  par  l'Administration  ne  larderont  pas  à  être 
réalisées.  Puisse  également  leur  exécution  entraîner 
celle  d'une  autre  décision,  prise  il  y  a  plusieurs  années 
déjà  et  d'api^ès  laquelle  une  inscription  commémorative 
doit  être  placée  sur  la  façade  de  la  maison  où  est  né 
l'immortel  sculpteur! 

Je  ne  puis,  Messieurs,  donner  ici  sur  les  travaux  de 
notre  Commission  archéologique  et  d^  notre  Comice 
horticole  des  détails  dont  la  place  est  dans  les  publications 
spéciales  de  ces  deux  importantes  sections  de  notre 
compagnie;  mais  je  ne  dois  pas  omettre  de  mentionner 
leurs  succès. 

Si  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a,  cette 
année,  classé  notre  Société  parmi  celles  qu'il  a  honorées 
de  ses  encouragements ,  c'est  pour  nous  un   plaisir, 

(1)  17  juillet  1860. 


—  24  — 

comme  un  acte  de  justice,  de  reconnaître  que  nous 
devons  surtout  cet  avantage  au  jugement  flatteur  porté 
sur  les  études  de  notre  Commission  archéologique  par 
le  Comité  impérial  des  travaux  historiques  et  des  So- 
ciétés savantes  (1). 

De  son  côté,  noire  Comice  horticole  a  mérité  une 
médaille  d'honneur  au  congrès  de  Berlin,  en  y  présen- 
tant une  magnifique  collection  de  fruits  de  l'Anjou. 

Ajoutons  que  le  cours  d'arboriculture,  professé  sous 
nos  auspices  par  M.  Audusson  aîné,  continue  de  pro- 
duire d'excellents  résultats.  Le  nombre  moyen  des  au- 
diteurs est  de  deux  cents.  Ils  appartiennent  à  toutes 
les  conditions  sociales.  Tous  suivent  avec  assiduité  les 
leçons  du  professeur  et  les  expériences  sur  lesquelles 
il  appuie  son  enseignement.  Trente  d'entre  eux  envi- 
ron, sous  sa  direction,  répètent  les  expériences,  en  y 
joignant  les  explications  qu'elles  comportent.  Un  tel 
zèle  mérite  d'être  soutenu.  Le  Comice  horticole  l'a 
compris.  Tout  à  l'heure  nous  allons  avoir  à  prononcer 
sur  la  proposition  de  délivrer,  en  séance  générale  de 
la  Société,  des  médailles  accordées  par  le  Comice,  avec 
des  brevets  de  capacité  ,•  aux  élèves  jardiniers  qui  ont 
le  plus  profité  du  cours. 

Cette  proposition  ne  peut  manquer.  Messieurs,  d'être 
bien  accueillie  par  vous  (2).  Car,  si  notre  Société  s'ho- 

(1)  Dix-huit  sociétés  ont  obtenu  cette  distinction.  La  Société  impé- 
riale d'Agriculture,  Sciences  et  Arts  d'Angers  est  la  huitième  sur  la  liste 
(Revue  des  Sociétés  savantes  des  départements.  —  2^  série,  tome  ni, 
p.  689.) 

(2)  Celte  proposition  a  été  en  effet  accueillie  favorablement  par  la 
Société, 


-  25  — 

nore  d'obtenir  des  récompenses^  elle  est  plus  heureuse 
encore  d'en  décerner;  nous  pourrions  dire  avec  le  poète 
latin  : 

...  petimusque,  damusque  vicissim  (1). 

Depuis  plusieurs  années,  nous  avons  ouvert  des  con- 
cours et  décerné  des  prix,  d'abord  grâce  à  la  généreuse 
initiative  de  notre  vénérable  et  bien  regretté  vice-pré- 
sident, M.  Pavie  père,  puis  ensuite  sous  les  auspices 
et  avec  le  secours  du  Conseil  général  du  département. 
Dans  ces  premiers  concours,  nous  avons  voulu  honorer 
tour  à  tour  la  poésie,  les  études  littéraires  et  artisti- 
ques. L'agriculture  ne  devait  pas  être  oubliée.  Peut-être 
même  pensera-t-on  qu'il  eût  été  convenable  de  commen- 
cer par  elle.  Nous  avons  tâché  du  moins  de  faire  qu'elle 
n'ait  pas  perdu  pour  attendre.  En  1860,  nous  avons 
désigné  la  question  du  drainage,  considéré  surtout  au 
point  de  vue  de  ses  applications  faites  ou  possibles  dans 
le  département  de  Maine  et  Loire.  Aujourd'hui  même 
vous  allez,  Messieurs,  entendre  le  rapport  de  la  com- 
mission du  concours.  Il  lui  est  agréable  de  venir,  avec 
la  certitude  anticipée  de  votre  assentiment,  vous  pro- 
poser de  décerner  le  prix  à  l'auteur  d'un  excellent  mé- 
moire sur  le  sujet  indiqué  (2)."* 

Nous  avons  dû  déterminer  pour  1861  le  sujet  du 
concours,  à  ouvrir  dans  des  conditions  nouvelles.  Jus- 


(1)  Hor.  De  artepoei.  H. 

(2)  La  Société  a  ratifié  le  jugement  de  la  commission.  Le  lauréat 
est  M.  Louis  Tavernier,  rédacteur  en  chef  du  Journal  de  Maine  et 
Loire. 


—  26  — 

qu'à  présent,  le  Conseil  général  avait  partagé  entre 
quatre  sociétés  angevines  les  cinq  cents  francs  annuel- 
lement votés  par  lui  pour  les  prix.  Il  est  arrivé  qu'il 
n'y  a  pas  toujours  eu  lieu  à  faire  emploi  des  fonds 
alloués.  Le  Conseil  a  pensé  qu'on  serait  plus  siir  d'ob- 
tenir des  résultats  satisfaisants  en  affectant  la  somme 
entière  de  cinq  cents  francs  à  un  seul  prix,  décerné 
alternativement  par  chacune  des  quatre  sociétés.  La 
nôtre  a  été  désignée  pour  faire  la  première  expérience 
de  ce  nouveau  système.  Notre  programme  de  concours, 
arrêté  dans  la  séance  mensuelle  de  décembre,  a  paru 
au  commencement  de  janvier.  Nous  demandons  une 
histoire  des  lettres  et  des  littérateurs  en  Anjou  pendant 
les  xviie  et  xviiie  siècles  (1).  L'intérêt  du  sujet  et  l'im- 
portance agrandie  du  prix  semblent  promettre  des  con- 
currents nombreux.  Nous  nous  plaisons  à  penser  que 
d'une  matière  féconde,  pour  qui  l'aura  bien  étudiée, 
quelqu'un  d'eux  fera  sortir  un  ouvrage  riche  de  faits 
habilement  mis  en  lumière ,  ouvrage  honorable  pour 
son  auteur,  comme  pour  notre  compagnie,  et  digne 
sous  tous  les  rapports  de  la  munificence  du  Conseil 
général  :  Exoriare  aliquis...  (2)! 

Je  finis.  Messieurs;  mais  pour  compléter  ce  résumé 
de  nos  souvenirs  de  1860,  il  me  reste  à  remplir  le  triste 
devoir  de  rappeler  que,  dans  le  cours  de  cette  année, 
notre  Compagnie  a  vu  mourir  deux  de  ses  membres, 
M.  Thierry  père  et  M.  Le  Gris. 

Un  légitime  hommage  a  été  rendu  par  le  président 

(1)  Voir  à  la  fin  de  cette  brochure  le  programme  du  concours. 

(2)  Virg.  ^n.  IV.  625. 


—  27  — 

de  notre  Commission  archéologique  (1)  au  caractère 
et  au  talent  de  M.  Thierry,  ce  modeste  et  habile  en- 
fant de  ses  œuvres,  qui  avait,  pour  ainsi  dire,  deviné 
plutôt  qu'appris  la  peinture  sur  verre  et  par  qui  notre 
ville  a  été  enrichie  d'un  établissement  consacré  à  la 
culture  de  ce  bel  art. 

Nous  avons  perdu  en  M.  Le  Gris  un  collègue  dont 
nous  regretterons  surtout  de  ne  pouvoir  plus  invoquer 
le  concours,  quand  nous  aurons  besoin  des  conseils  de 
l'expérience  acquise  dans  l'application,  si  louable,  d'une 
grande  fortune  à  l'étude  pratique  des  questions  agri- 
coles. 

Quelques  autres  collègues  nous  ont  quittés  parce 
qu'ils  ont  cessé  d'habiter  Angers.  Leurs  noms  du  moins 
n'ont  fait  que  passer  de  la  liste  de  nos  membres  titu- 
laires sur  celle  des  honoraires  ou  des  correspondants. 
Ces  membres,  presque  présents  encore,  bien  qu'éloi- 
gnés ,  nous  restent  unis  par  les  liens  d'une  mutuelle 
sympathie,  et  nous  pouvons  espérer  qu'ils  continueront 
d'être  avec  nous  en  communauté  de  travaux. 

A  plus  forte  raison ,  devons-nous  attendre  le  même 
concours  dévoué  des  membres  nouveaux  qui  sont  venus 
combler  les  vides  faits  dans  nos  rangs  par  le  change- 
ment de  résidence  ou  par  la  mort. 

Tous  ensemble,  Messieurs,  nous  redoublerons  de 
zèle  pour  acquitter,  de  notre  mieux,  le  tribut  de  col- 
laboration que  j'appellerais  volontiers  dette  d'honneur, 
contractée  envers  une  société  d'étude,  par  quicon- 
que a  désiré  et  obtenu  l'agrément  d'être  admis  dans  son 
sein. 

(1)  M.  Godard-Faultrier. 


REFLEXIONS 

SUR    LE    DRAINAGE 

et 

SUR  SON  APPLICATION 

dans  le  département  de  Maine  et  Loire. 

PAR  M.  LOUIS  TAVERNIER. 


A  fructu  frumenti,  vini  et  olei 
sui  multiplicati  sunt. 

Psaume  4, 

INTRODUCTION. 

Ce  mémoire  ne  peut  prétendre  à  l'importance  d'un 
traité  sur  le  drainage.  En  produisant  quelques  notions 
générales  et  en  exposant  les  divers  modes  usités,  nous 
n'avons  d'autre  but  que  celui  d'expliquer  l'utilité  de  l'o- 
pération, d'en  faire  comprendre  les  dfïîcultés  et  les  avan- 
tages, afin  que  nos  avis  soient  profitables.  Nous  vou- 
lons surtout  prémunir  les  propriétaires  contre  un  en- 
thousiasme exagéré  comme  contre  une  indifférence 
coupable. 

Le  drainage  n'est  pas  un  travail  qu'on  puisse  entre- 


—  29  — 

prendre  à  la  légère  ni  qu'on  doive  confier  au  premier 
ouvrier  venu.  Une  élude  sérieuse  du  terrain  doit  pré- 
céder toute  autre  opération.  Ce  n'est  qu'après  s'être 
bien  rendu  compte  de  la  nature  du  sol  et  du  sous-sol, 
des  pentes,  des  causes  de  l'humidité,  des  moyens  d'é- 
goultement,  etc.,  qu'il  est  possible  de  fixer  le  meilleur 
mode  à  employer,  et,  par  suite,  de  déterminer  le  prix 
de  l'œuvre. 

Parmi  les  drainages  exécutés  dans  le  département 
de  Maine  et  Loire  depuis  environ  six  ans,  quelques- 
uns  ont  servi  d'école.  Ce  sont  surtout  ceux  qui  ont  été 
opérés  par  des  ouvriers  qui  séduisaient  les  propriétai- 
res par  un  bon  marché  apparent.  D'ailleurs  on  a  dii 
tâtonner.  Tous  les  débuts  sont  dans  le  même  cas.  Les 
ingénieurs  les  plus  habiles  ont  été  trompés  dans  leurs 
prévisions.  Ces  erreurs  ont  découragé  quelques  pro- 
priétaires. 11  nous  sera  facile  de  démontrer  que  c'est  à 
tort.  On  a  voulu  aller  trop  vite  et  on  a  subi  la  peine 
de  sa  précipitation. 

Nous  avons  donc  le  désir  d'éclairer  les  propriétaires, 
de  les  guider  en  leur  offrant  les  moyens  de  juger  par 
eux-mêmes  des  avantages  que  le  drainage  doit  leur 
procurer,  et  de  les  mettre  en  garde  contre  des  erreurs 
dont  d'autres  ont  été  les  victimes.  Nous  serons  aussi 
bref  que  possible,  et  nous  renvoyons  dés  à  présent  ceux 
qui  tiendraient  à  réunir  des  connaissances  plus  com- 
plètes, aux  traités  spéciaux,  tels  que  ceux  de  MM.  Bar- 
rai et  Mangon. 


—  30  — 
I. 

Le  drainage  a  pour  but  d'enlever  à  la  terre  son  ex- 
cès d'humidité.  Ce  mot  dérive  du  verbe  anglais  io  drain 
qui  signifie  sécher;  il  a  donné  naissance  au  mot 
DRAIN,  qui  s'applique  à  la  fois  aux  rigoles  de  dessè- 
chement et  aux  tuyaux  de  terre  cuite  qui  sont  employés 
pour  l'écoulement  de  l'eau. 

L'excès  d'humidité  du  sol  provient  de  diverses  cau- 
ses qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre.  Tantôt  le» 
sous -sol  est  composé  d'argile  compacte  qui  retient 
l'eau  d'autant  plus  qu'il  y  a  moins  de  pente  ou  même 
que  le  terrain  forme  une  espèce  de  cuvette.  Alors  les 
eaux  de  pluie  s'amassent  dans  la  terre  végétale^  y  sé- 
journent, décomposent  les  racines  des  plantes  qui  y 
végètent  et  favorisent  la  croissance  de  plantes  inutiles 
ou  nuisibles,  telles  que  les  joncs,  les  prêles,  les  lèches, 
etc.  Tantôt  ce  sont  des  sources  souterraines  qui,  en 
jaillissant,  produisent  les  mêmes  effets.  Quelquefois  les 
eaux  viennent  des  terrains  supérieurs  et  séjournent 
par  délaut  de  pente. 

Dans  tous  ces  cas ,  des  terres ,  excellentes  par  elles- 
mêmes,  deviennent  marécageuses  et  improductives.  Il 
suffit  de  faire  écouler  les  eaux  superflues  pour  y  rame- 
ner la  fécondité. 

Souvent  aussi  les  terres ,  lavées  par  un  long  séjour 
d'eau ,  ont  perdu  la  plupart  des  sels  nécessaires  à  la 
vie  des  plantes.  Alors  l'opération  de  dessèchement  doit 
être  suivie  d'une  culture  améliorante ,  sous  peine  de 
voir  l'infertilité  persister  encore  pendant  de  longues 
années. 


—  31  — 

Dans  les  divers  cas  que  nous  venons  de  citer,  le 
drainage  n'est  pas  toujours  indispensable  pour  l'assai- 
nissement des  terres.  De  simples  fossés,  des  rigoles, 
des  raizes ,  suivant  l'expression  locale,  sont  suffisants 
pour  donner  l'écoulement  de  l'eau  et  pour  préserver 
le  sol. 

Le  propriétaire  d'un  bien  rural  devra  toujours  exa- 
miner scrupuleusement  les  circonstances,  et  au  besoin 
se  faire  assister  d'un  homme  expert,  avant  d'entre- 
prendre des  travaux  coûteux  dont  le  résultat  ne  sérail, 
pas  j)roportionné  à  ses  dépenses.  Mais  s'il  est  une  fois 
convaincu  de  l'utilité  du  drainage,  il  ne  devra  pas 
hésiter;  ses  frais  seront  toujours  largement  compensés 
par  les  produits. 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  des  effets  salutaires  du 
drainage. 

Outre  l'écoulement  de  l'eau ,  le  drainage  offre  des 
avantages  qu'il  importe  de  constater.  Dès  que  l'eau  su- 
rabondante s'écoule,  elle  est  remplacée  par  l'air.  Aussi 
remarque-t-on  que  les  terres  drainées  ont  moins  de 
consistance,  de  ténacité,  et  qu'elles  sont,  comme  on 
dit,  plus  faciles  à  travailler.  Partant,  moins  de  fatigue 
pour  les  hommes  et  pour  les  animaux,  diminution  des 
attelages  et  répartition  plus  égale  du  travail,  puisqu'il 
est  possible  de  s'y  livrer  dans  tous  les  temps. 

Un  fait  très-remarquable  qui  résulte  du  drainage 
est  l'élévation  de  température  du  sol ,  qui  provient  de 
ce  que  le  sol  étant  moins  humide ,  l'évaporation  y  est 
moins  considérable,  et  qu'il  absorbe  plus  aisément  les 
rayons  du  soleil.  Par  la  même  raison,  les  plantes  y 
supportent  plus  facilement  le  froid  ;  la  sécheresse  aussi 


—  32  — 

a  moins  d'effet  sur  elles,  parce  qu'elles  ont  des  racines 
qui  s'étendent  plus  loin  et  plus  profondément  dans  la 
terre. 

Cette  dernière  considération  est  très-importante.  Dès 
que  la  couche  d'eau  stagnante  s'est  abaissée  dans  le 
sol,  les  racines  prennent  plus  de  développement,  et  il 
est  permis  de  cultiver  des  plantes  à  longues  racines 
comme  les  betteraves,  les  carottes,  la  luzerne,  etc. 

L'échange  entre  l'air  extérieur  et  l'air  chaud  contenu 
dans  les  drains  contribue  aussi  à  mêler  à  la  terre  les 
gaz  et  à  décomposer  l'humus  et  les  sels  minéraux. 

Enfin  à  un  autre  point  de  vue,  le  drainage  fait  dis- 
paraître les  eaux  stagnantes  qui  s'élèvent  jusqu'à  la  sur- 
face du  sol  et  altèrent  la  pureté  de  l'atmosphère.  Sous 
ce  rapport,  il  a  une  part  importante  dans  la  salubrité 
d'une  contrée. 

Les  avantages  que  nous  venons  de  décrire  sont  de 
nature  à  séduire;  aussi,  dans  le  principe,  le  drainage 
a  été  pour  quelques  propriétaires  l'objet  d'un  enthou- 
siasme un  peu  irréfléchi ,  surtout  en  présence  des  ré- 
sultats obtenus  dans  certaines  propriétés.  Des  décep- 
tions ont  été  la  conséquence  de  l'irréflexion,  et  sou- 
vent le  découragement  a  suivi  les  premiers  transports. 

Nous  allons  essayer  de  montrer  à  quoi  ont  tenu  les 
insuccès ,  et  nous  désirons  que  ce  soit  une  leçon  pour 
l'avenir. 

II. 

Et  d'abord  en  quoi  consiste  ropération  du  drainage? 

On  a  souvent  assimilé  le  drainage  à  l'égouttement 

d'un  pot  à  fleurs,  au  moyen  d'un  trou  inférieur.  En 


—  33  — 

effet,  si  ce  trou  est  bouché,  l'eau  de  la  pluie  ou  de  l'ar- 
rosement  reste  dans  le  pot,  se  mêle  à  la  terre  et  fait 
pourrir  les  racines  de  la  plante  qui  dépérit  et  meurt. 

C'est  identiquement  ce  qui  arrive  dans  un  sol  qui 
repose  sur  une  couche  imperméable,  dont  la  pente  est 
insuffisante. 

Pour  dessécher  ce  sol,  on  creuse  des  tranchées  étroi- 
tes à  l'aide  d'instruments  spéciaux.  Au  fond  de  cette 
tranchée  on  pose  bout  à  bout  des  tuyaux  en  terre  cuite, 
on  les  recouvre  de  gazons  retournés  ou  de  pierrailles, 
et  on  achève  de  remplir  la  tranchée  avec  la  terre  vé- 
gétale qu'on  en  a  retirée. 

Do  cette  façon  la  surface  du  sol  est  uniforme ,  est 
propre  à  tous  les  travaux ,  et  cependant  l'eau ,  filtrant 
peu  à  peu  à  travers  les  terres ,  va  gagner  les  tuyaux 
ou  drains  dans  lesquels  elle  pénètre  par  les  joints,  et 
s'écoule. 

Voilà ,  dans  toute  sa  simplicité ,  le  drainage  tel  qu'il 
est  pratiqué  généralement. 

Mais ,  avant  de  l'entreprendre ,  le  terrain  a  dû  être 
étudié  avec  soin.  Il  a  fallu  arrêter  la  profondeur  des 
tranchées,  leur  direction,  la  pente  des  tuyaux,  l'espace 
entre  les  lignes;  il  a  fallu  surtout  savoir  si  le  drainage 
par  tuyaux,  opération  toujours  coûteuse,  était  indis- 
pensable. 

Tout  drainage  entrepris  sans  ces  études  préalables 
est  presque  assuré  d'être  vicieux  et  d'occasionner  une 
dépense  sans  compensation. 

Si  le  terrain  n'est  inondé  que  par  le  flux  d'eaux  su- 
périeures, des  fossés  bien  dirigés  suffiront  pour  arrêter 
et  écouler  celles-ci  et  pour  garantir  le  sol. 

soc    d'ag.  3 


-  S4  —    , 

Si  l'on  n'a  besoin  que  d'un  égouttement  partiel,  ou  si 
le  terrain  est  fortement  incliné ,  on  creuse  encore  des 
fossés  de  distance  en  distance,  ce  que  l'on  nomme  drai- 
nage à  ciel  ouvert.  Les  pépinières  des  environs  d'An- 
gers offrent  des  exemples  de  ce  genre  de  drainage, 
qui  est  employé  aussi  par  les  cultivateurs  dans  leurs 
champs. 

Mais  ce  mode  de  drainage  a  des  inconvénients  qui 
ne  nous  permettent  de  le  conseiller  que  lorsqu'il  est 
impossible  d'agir  autrement.  D'abord  les  eaux  de  fil- 
tration  s'y  écoulent  mal  et  répandent  de  l'humidité  dans 
l'atmosphère.  S'ils  sont  assez  profonds  pour  recevoir 
les  eaux  inférieures  du  sol,  les  fossés  exigent  de  grands 
frais  d'entretien  ;  ils  gênent  les  labours  et  les  charrois, 
ils  causent  des  accidents  aux  gens  et  aux  bêtes,  et  ils 
font  perdre  une  notable  surface  de  la  terre  enlevée  à 
l'exploitation. 

Cependant  on  ne  doit  pas  les  proscrire  absolument, 
et  ils  sont  utiles  dans  certaines  circonstances,  comme 
dans  les  pépinières  que  nous  avons  citées,  oîi  ils  ser- 
vent de  garantie,  et  où  d'ailleurs  les  animaux  ne  pé- 
nètrent pas. 

Un  mode  de  drainage,  qui  paraît  être  très-ancien, 
et  qui  est  très-recommandable  dans  les  terres  basses 
garnies  de  luisettes,  d'aulnes,  de  peupliers,  etc.,  aiiisi 
que  dans  les  sols  où  les  terres  se  chargent  de  sels  fer- 
rugineux, est  celui  dans  lequel  les  tuyaux  sont  rem- 
placés par  des  fascines  de  bois ,  des  broussailles ,  des 
branchages. 

Dans  une  enquête  agricole  qui  eut  lieu  en  Anjou  en 
1787,  on  a  constaté   que  M.   Gérard  de  la  Calvinière 


-  35  — 

avait  obtenu  de  bons  résultats  dans  des  prés  situés 
dans  la  paroisse  de  Mouliherne,  qu'il  avait  drainés  avec 
des  fagots. 

Les  branchages  sont  étendus  au  fond  des  tranchées, 
et  recouverts  de  pierrailles,  de  gazons  et  de  terre. 

Destiné  principalement  aux  prés,  ce  mode  de  drai- 
nage a  l'avantage  d'exiger  moins  de  profondeur,  et, 
s'il  ne  dure  pas  aussi  longtemps  que  le  drainage  avec 
tuyaux,  il  est  du  moins  beaucoup  moins  coûteux,  sur- 
tout si  l'on  trouve  le  bois  sur  place.  Il  devient  pres- 
qu'indispensable  dans  le  cas  d'eaux  ferrugineuses  dont 
les  dépôts  obstruent  les  tuyaux.  M.  Lebannier,  auquel 
le  département  doit  l'extension  des  premiers  drainages, 
a  regretté  d'avoir  employé  des  tuyaux  dans  les  pro- 
priétés de  M.  D...,  en  Vendée,  où  les  sels  de  fer  trèa- 
abondants  ont  causé  rapidement  des  obstructions 
dommageables. 

Dans  une  autre  circonstance  encore,  il  est  avanta- 
geux de  recourir  au  drainage  par  fascines;  c'est  lon- 
que  les  propriétaires  tiennent  à  conserver  des  haies  ou 
des  plantations  à  portée  des  tranchées.  Dans  ce  cas, 
les  tuyaux  sont  encore  promptement  obstrués  par  les 
racines.  M.  Lebannier  a  évalué  à  15  mètres  la  distance 
que  les  racines  de  boiff  blanc  peuvent  parcourir.  Des 
obstructions  de  ce  genre  ont  été  constatées  notamment 
chez  M.  le  comte  de  Bourmont,  à  Freigné,  par  des  ra- 
cines plantées  sur  un  canal  dans  lequel  les  drains  col- 
lecteurs versaient  leurs  eaux. 

Lorsqu'on  a  facilement  à  sa  portée  des  cailloux,  des 
galets  de  rivière  ou  des  pierres  cassées,  on  peut  les 
disposer  au  fond  des  tranchées  à  la  place  des  fascines. 


—  36  — 

Dans  ce  drainage  on  couvre  les  cailloux  avec  de  la 
paille ,  des  feuilles ,  des  fougères ,  sur  lesquelles  on 
dispose  la  terre  retirée  du  fossé.  Ce  genre  d'opération, 
lorsqu'il  est  bien  fait,  est  d'une  durée  incalculable.  On 
a  trouvé  ce  drainage  qui  remonte  à  l'occupation  des 
Gaules  par  les  Romains ,  et  qui  fonctionne  encore. 

Pour  compléter  les  deux  modes  de  drainage  que  nous 
venons  de  signaler,  il  importe  de  rendre  solide  l'ex- 
trémité libre  par  laquelle  l'eau  s'écoule  au  dehors  par 
de  petites  constructions  en  pierre. 

Nous  ne  mentionnons  que  pour  mémoire  d'autres 
modes  de  drainage  dans  lesquels  les  tuyaux  sont  rem- 
placés par  des  conduits  en  briques,  par  des  tuiles  demi- 
rondes,  placées  sur  des  carreaux  plats,  ou  par  des  car- 
reaux disposés  en  toit  également  sur  un  fond  plat  de 
carreaux.  Ces  modes,  qui  sont  chers,  ne  sont  em- 
ployés qu'à  défaut  de  tuyaux,  et.  Dieu  merci!  le  dé- 
parlement possède  sur  divers  points  de  sa  surface  assez 
de  fabriques  pour  que  l'acquisition  de  tuyaux  ne  soit 
pas  une  trop  lourde  charge. 

Nous  ne  parlerons  non  plus  qu'en  passant  du  drai- 
nage vertical.  11  consiste  à  pratiquer  au  fond  des  tran- 
chées horizontales  des  sondages  dans  lesquels  on  en- 
fonce verticalement  des  tuyaux.  Il  a  pour  but  de  faire 
remonter  dans  les  drains  et  écouler  au  dehors  des 
couches  d'eau  profondes  qui  mouillent  les  terres  en 
s'élevant.  On  a  rarement  besoin ,  dans  nos  contrées , 
d'employer  ce  mode.  Quant  aux  puits  perdus ,  la  géo- 
logie du  département  montre  qu'ils  sont  peu  applica- 
bles, à  moins  de  frais  qui  dépasseraient  toutes  les  pré- 
visions. 


—  37  — 

Après  avoir  indiqué  sommairement  les  modes  de 
drainage  les  plus  susceptibles  d'être  pratiqués  dans  le 
département ,  nous  croyons  utile  d'ajouter  quelques 
explications  sur  le  drainage  par  tuyaux.  Ces  détails 
sont  de  nature  d'ailleurs  à  servir  également  dans  l'ap- 
plication des  autres  modes. 

Nous  ne  décrirons  pas  les  instruments  de  drainage 
ni  la  manière  d'ouvrir  les  tranchées.  L'exemple  d'un 
ouvrier  habile  sera  beaucoup  préférable  à  une  des- 
cription qui  serait  toujours  incomplète.  Le  seul 
principe  à  observer  consiste  à  déplacer  le  moins  de 
terre  possible,  et  par  conséquent  à  creuser  les  tran- 
chées très-étroites. 

Nous  ne  nous  appesantirons  pas  non  plus  sur  la  di- 
rection à  donner  aux  lignes  de  drains;  elle  dépend  de 
la  configuration  du  sol.  Un  ingénieur  ou  un  draineur 
devra  toujours  être  appelé  pour  tracer  le  plan  général 
du  drainage;  si  le  propriétaire  instruit  voulait  opérer 
par  lui-même,  il  trouverait  dans  les  ouvrages  spéciaux 
les  principes  qu'il  serait  beaucoup  trop  long  de  déve- 
lopper ici. 

La  pente  à  donner  aux  drains  est  importante.  Les 
théoriciens  admettent  qu'une  pente  de  5  millimètres 
par  mètre,  avec  des  tuyaux  de  25  millimètres  de  dia- 
mètre intérieur ,  est  un  minimum  suffisant  pour  de 
longs  drains.  Les  praticiens,  dans  le  département,  es- 
timent que  la  pente  d'un  centimètre  par  mètre  est  fai- 
ble. Cela  dépend  d'ailleurs  de  la  disposition  du  terrain, 
de  la  nature  des  eaux.  Cependant,  à  moins  de  néces- 
sité absolue,  il  convient  d'éviter  les  pentes  trop  fortes. 

Le   point  essentiel  du  drainage  est  dans  la  profon- 


—  38  — 

deur  des  tranchées.  Ici  nous  insistons  tout  particuliè- 
ment,  afin  qu'une  économie  mal  entendue  ne  fasse  pas 
adopter  des  cotes  qui  ne  produiraient  aucun  effet.  C'est 
précisément  ce  qui  est  arrivé  à  quelques  propriétaires 
du  département  (1).  Des  ouvriers  draineurs,  se  sé- 
parant de  leur  maître,  ont  offert  de  pratiquer  des  drai- 
nages à  des  prix  inférieurs.  Mais  ils  n'ont  pu  opérer 
qu'au  détriment  de  la  profondeur,  et  les  propriétaires 
qui  s'étaient  laissé  surprendre  ont  éprouvé  de  graves 
déceptions,  en  voyant  le  drainagi^  fait  sur  leurs  terres 
ne  pas  produire  les  mêmes  effets  que  sur  les  terres  oîi 
l'opération  avait  été  bien  conduite.  Ils  ont  accusé  le 
système  lorsqu'ils  ne  devaient  s'en  prendre  qu'à  leilr 
économie  mal  comprise. 

Une  des  conséquences  principales  du  drainage  doit 
être  de  fournir  aux  racines  pivotantes  les  moyens  de 
se  développer  dans  un  sol  assaini.  Or  si  l'on  observe  ce 
qui  se  passe,  surtout  dans  les  terrains  un  peu  com- 
pactes, on  comprendra  la  nécessité  de  la  profondeur  des 
tuyaux.  En  effet  l'égouttement  de  l'eau  stagnante  ne 
se  fait  pas  horizontalement,  mais  suivant  une  ligne  plus 
ou  moins  courbe,  en  raison  de  la  compacité  du  sol. 
L'inspection  de  la  figure  ci-dessous  montre  cet  effet. 


R 


t'( 


(1)  On  conçoit  combien  il  est  difficile  et   délicat  de  désigner  des 
noms  propres  dans  le  cas  dont  il  s'agit.Nous  devons  donc  nous  bor- 


—  39  — 

Il  est  évident  que  si  les  tuyaux  T  ont  peu  de  profon- 
deur, la  couche  de  terre  0  P  sera  insuffisante  pour 
certaines  racines.  Si  l'on  a  besoin  d'une  épaisseur  0  R 
de  terre  assainie,  il  faudra  descendre  les  tuyaux  à  la 
profondeur  T'.  En  général,  l'expérience  de  nos  drai- 
neurs  dans  le  département  a  démontré  qu'il  était  utile 
de  ne  pas  drainer  à  des  profondeurs  moindres  de  1™ 
20  à  Im  50,  autant  que  la  constitution  du  sol  le  permet. 

Une  autre  règle  prouve  encore  l'importance  de  la 
profondeur  des  drains.  Il  est  reconnu  que  l'espace- 
ment des  rigoles  de  drainage  est  en  raison  de  cette 
profondeur.  Ainsi  on  admet  que  des  drains  profonds 
de  4™  à  II"  30  peuvent  être  espacés  de  42  à  15^;  de 
4'"  80  à  2i",  on  peut  espacer  les  drains  de  20  à  25°!. 
On  cite  même  une  ferme-école  où  des  drains  profonds 
de  4m  50  à  2m  ont  été  écartés  de  30  à  4.0™,  et  ce  tra- 
vail n'a  coûté  que  402  fr.  au  lieu  de  240.  Nous  ne  sa- 
chons pas  que  de  pareilles  tentatives  aient  eu  lieu  dans 
notre  département.  En  tous  cas,  si  la  main-d'œuvre 
est  un  peu  considérable  dans  le  creusement  des  tran- 
chées, on  retrouve  bientôt  la  différence  de  frais  par 
l'écartement  de  ces  tranchées,  qui  exige  à  la  fois  moins 
de  travail  et  moins  de  tuyaux. 

Nous  croyons  utile  de  déposer  ici  une  observation 
importante.  Lorsque  la  couche  superficielle  d'humus 
ou  de  terre  arable  est  peu  profonde,  et  qu'elle  repose 
sur  un  sol  complètement  imperméable,  nous  conseil- 
lons le  drainage  à  ciel  ouvert,  car  les  tuyaux  empri- 
sonnés  dans  l'argile  ne  recevraient  pas  l'eau  qui  ne 

ner  à  citer  les  faits  qui  sont  constants  et  qui  suffisent  pour  servir 
d'exemple. 


—  40  — 

pourrait  traverser  la  terre  imperméable.  Cette  expé- 
rience a  été  faite  dans  une  pro})riété  située  à  4  kilom. 
d'Angers.  La  couche  arable  n'a  que  25  à  30  centim. 
d'épaisseur;  le  sous-sol  est  d'argile  presque  pure.  Des 
tuyaux  enfoncés  d'un  mètre  de  profondeur  n'ont  pro- 
duit aucun  résultat. 

La  longueur  des  drains  dépend  de  beaucoup  de  cir- 
constances, telles  que  le  diamètre  des  tuyaux,  la  pente, 
l'espacement  des  tranchées,  la  configuration  du  sol,  etc. 
Il  vaut  mieux  éviter  les  grandes  longueurs.  Deux  cents 
mètres  sont  un  maximum  qu'il  est  bon  de  ne  pas  dé- 
passer. On  peut  toujours  diminuer  leslongueurs  par  des 
lignes  transversales  comme  dans  la  figure  ci-des-sous: 


C'est  plus  prudent,  et  on  n'a  pas  besoin  de  tuyaux  d'un 
diamètre  aussi  grand.  Il  y  a  donc  économie. 

On  voit  d'après  ce  qui  précède  que  le  diamètre  des 
tuyaux  doit  être  proportionné  à  leur  usage.  Les  tuyaux 
ordinaires  ont  un  diamètre  de  25  à  30  millimètres  qui 
est  suffisant.  On  conçoit  que  le  diamètre  des  tuyaux  se- 
condaires, qui  reçoivent  les  eaux  des  drains  primitifs, 
doit  être  plus  grand  ;  il  est  de  4  à  8  centimètres. 

Quant  à  la  qualité  des  tuyaux,  si  l'on  n'a  pas  pensé 
à  exiger  une  garantie  du  fabricant,  on  doit  les  essayer. 


—  41  — 

Le  moyen  suivant  a  été  indiqué  :  Placer  un  certain 
nombre  de  tuyaux  dans  l'eau  et  les  y  laisser  séjourner 
quelque  temps.  S'ils  sont  bien  cuits,  si  la  terre  em- 
ployée est  exempte  d'éléments  calcaires,  les  drains 
restent  en  bon  état  et  conservent  leur  dureté  et  leur 
sonorité;  si,  au  contraire,  les  drains  sont  défectueux, 
ils  se  décomposent  et  s'écrasent  en  les  touchant. 

A  la  suite  de  ces  indications  sommaires  qui  suffisent 
à  un  propriétaire  qui  désire  se  rendre  compte  du  drai- 
nase,  nous  recommandons  avec  instance  un  sacrifice 
indispensable,  celui  des  haies  et  des  arbres  plantés  dans 
le  voisinage  des  parties  drainées.  Ce  sacrifice  procure 
"à  la  culture  une  plus  grande  étendue  de  terre,  et  en 
même  temps  il  empêche  les  obstructions  que  nous  avons 
signalées  plus  haut,  par  les  racines  qui  envahissent 
les  drains. 

Une  autre  recommandation  est  importante.  Le  culti- 
vateur ne  doit  pas  croire  que  le  drainage  suffit  seul 
à  l'amélioration  de  la  terre.  Qu'il  ne  néglige  ni  les  la- 
bours, ni  les  engrais  et  bientôt,  aidé  par  l'égouttement 
du  sol,  il  obtiendra  de  merveilleux  résultats.  Ceux  qui 
se  sont  confiés  à  la  seule  opération  du  drainage,  ont 
éprouvé  des  déceptions  bien  naturelles. 

De  même  dans  les  prés,  on  remarque  une  diminu- 
tion de  produits  au  premier  abord.  Elle  s'explique  fa- 
cilement par  la  disparition  des  plantes  qui  ont  besoin 
d'eau  pour  végéter,  plantes  aqueuses  qu'on  écarte  avec 
soin  de  toute  bonne  prairie.  Ces  plantes,  il  faut  Les 
remplacer  par  des  semis,  ou  par  une  fumure  qui  con- 
tribue à  former  un  nouvel  herbage. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  à  M.  Parage-?arran.  En  s'a- 


—  42  — 

percevant  de  la  diminution  de  l'herbe  dans  ses  prés,  à 
la  suite  du  drainage,  cet  habile  agriculteur  n'a  pas  hé- 
sité à  les  fumer,  et  il  a  triplé  ainsi  la  quantité  de  ses 
fourrages  naturels. 

m. 

L'un  des  premiers  inconvénients  du  drainage,  dans 
l'état  actuel  de  l'agriculture,  consiste  dans  les  frais 
auxquels  cette  opération  entraîne.  La  brève  durée  des 
baux  interdit  le  drainage  au  fermier  qui,  généralement, 
ne  possède  pas  assez  de  capitaux  pour  faire  une  avance 
dont  il  peut  croire  le  produit  incertain,  et  dont,  dans 
tous  les  cas,  il  ne  verrait  pas  une  compensation  dans 
une  exploitation  trop  courte.  D'ailleurs,  à  moins  de 
conventions  particulières,  le  propriétaire  est  ordinai- 
rement disposé  à  faire  son  profit  des  améliorations  que 
son  fermier  apporte  à  ses  terres. 

Le  drainage  doit  donc  être  opéré  par  le  propriétaire 
lui-même.  Mais  celui-ci  n'a  d'intérêt  à  le  pratiquer 
que  lorsqu'il  exploite  son  bien  directement,  lorsqu'il  a 
un  colon  partiaire,  ou  lorsque  son  fermier  consent  à 
lui  payer  l'intérêt  de  ses  déboursés.  Dans  ces  trois  cas, 
l'avantage  de  l'opération  est  évident,  et  si  les  forma- 
lités administratives  n'étaient  pas  si  compliquées,  nous 
engagerions  les  propriétaires  à  ne  pas  hésiter  à  invo- 
quer la  loi  du  17  juillet  1856,  concernant  les  prêts  de 
l'Etat  pour  drainage,  si  les  avances  leur  faisaient  défaut. 

C'est  en  raison  des  deux  premiers  cas ,  qui  se  pré- 
sentent fréquemment  dans  l'arrondissement  de  Segré, 
que  cet  arrondissement  est  si  avancé  sur  le  reste  du 
département  dans  l'application  du  drainage. 


—  43  — 

Mais  afin  de  rendre  plus  généraux  les  bienfaits  du 
drainage,  est-il  possible  de  diminuer  les-frais  de  l'o- 
pération? 

Le  prix  moyen  du  drainage  dans  notre  déparfement 
a  été  jusqu'ici  de  225  à  250  fr.  par  hectare.  Ce  prix 
paraît  d'autant  plus  considérable,  que  les  terres  qu'on 
draine  n'ont,  avant  l'opération,  qu'une  valeur  relati- 
vement faible.  Ce  sont  souvent  des  marécages  qui  ne 
produisent  rien  et  qui,  par  conséquent,  valent  à  peine 
le  prix  du  drainage. 

Ce  prix  est  fondé  sur  deux  points  distincts  :  la  fa- 
brication des  tuyaux,  et  la  main-d'œuvre  sur  le  ter- 
rain, dans  laquelle  il  faut  comprendre  les  honoraires 
de  l'ingénieur  ou  du  directeur  des  travaux. 

La  fabrication  des  tuyaux ,  à  laquelle  on  applique 
déjà  des  machines  très  perfectionnées,  ne  pourra  guère  - 
livrer  ses  produits  à  beaucoup  meilleur  marché.  Le 
prix  des  terres  tend  de  jour  en  jour  à  s'élever  ainsi 
que  les  salaires  des  ouvriers.  Par  conséquent,  on  de- 
vra s'estimer  heureux  que  les  tuyaux  ne  deviennent 
pas  plus  chers,  à  moins  de  découvertes  qu'il  n'est  pas 
encore  possible  de  prévoir. 

Quant  à  la  main-d'œuvre  sur  le  terrain,  elle  tend  à 
s'élever  plutôt  qu'à  baisser;  le  travail  est  pénible  et 
malsain;  les  ouvriers  spéciaux  sont  rares  et  l'œuvre 
des  ouvriers  ordinaires  est  en  général  plus  longue  et 
moins  réussie.  Les  honoraires  des  draineurs  sont  assez 
réduits  pour  avoir  découragé  les  premiers  qui  ont  en- 
trepris ces  travaux  dans  le  département.  Donc,  de  ce 
côté,  on  n'a  pas  non  plus  lieu  d'espérer  une  diminu- 
tion de  prix. 


_  44  — 

Quelques  propriétaires  intelligents,  entr'autres  M.  le 
comte  de  Jousselin,  ont  fait  opérer  des  drainages  sous 
leur  direction.  Ils  ont  économisé  ainsi  les  honoraires 
des  directeurs;  mais  ce  n'a  été  qu'au  prix  d'une  sur- 
veillance et  d'une  attention  qui  ne  sont  pas  à  la  portée 
de  tout  le  monde. 

Une  réduction  sérieuse  de  prix  ne  peut  être  obtenue 
que  par  le  choix  approprié  d'un  mode  de  drainage. 
Nous  avons  cherché  à  montrer  qu'en  plusieurs  circons- 
tances, il  était  avantageux  de  ne  pas  recourir  aux 
tuyaux.  Les  propriétaires  devront  être  juges  de  ces 
circonstances.  C'est  principalement  quand  il  s'agira  de 
drainer  des  terrains  de  peu  de  valeur,  que  nous  con- 
seillons d'étudier  l'application  des  modes  les  plus  éco- 
nomiques. 

Quoique  le  prix  moyen  que  nous  avons  mentionné 
semble  élevé,  il  ne  l'est  en  réalité  qu'en  cas  d'insuccès. 

En  effet ,  si  l'on  considère  les  produits  obtenus  à  la 
suite  de  drainages  bien  faits  et  améliorés  par  une  bonne 
culture,  on  reconnaîtra  que  les  avances  sont  en  défi- 
nitive peu  considérables  eu  égard  aux  résultats. 

Dans  le  département  de  Maine  et  Loire,  on  évalue  en 
moyenne  l'augmentation  des  produits  due  au  drainage 
du  quart  aux  deux  tiers. 

Dans  de  certaines  conditions  favorables^,  des  proprié- 
taires, parmi  lesquels  nous  citons  MM.  Boutton-Levê- 
que,  à  Beaucouzé,  et  Parage-Farran,  à  Loire,  sont  ren- 
trés dans  leurs  déboursés  dès  la  première  année.  Mais 
ce  sont  des  exceptions  qui  tiennent  à  la  nature  du  sol 
et  à  des  circonstances  particulières. 

Dans  une  lettre  de  M.  Parage-Farran  que  nous  avons 


—  45  — 

sous  les  yeux ,  à  côté  de  vives  félicitations  adressées  à 
M.  Lebannier,  qui  avait  dirigé  le  drainage  de  410  hec- 
tares, nous  lisons  que  sur  la  métairie  de  la  Ricaudais 
le  drainage  a  donné  cent  pour  cent  d'accroissement  de 
céréales,  et  que  de  plus  la  qualité  du  grain  avait  énor- 
mément gagné.  Les  mêmes  résultats  ont  été  obtenus 
sur  la  métairie  de  Launay. 

M.  le  comte  de  Jousselin,  au  lieu  de  3,960  kilogr. 
de  foin  aigre  qu'il  récollait  avant  le  drainage  de  1855, 
en  ramassait  5,000  de  première  qualité  dès  ■1856,  après 
l'opération,  et  en  1859,  malgré  la  sécheresse,  il  en  ob- 
tenait encore  4,740  kilogr.  En  1854,  l'hectare  de  terre 
labourable  produisait  un  revenu  de  29  fr.  ;  en  1859,  il 
rapportait  88  fr.,  grâce  au  drainage  et  à  l'améliora- 
tion de  la  culture.  Ajoutons  que,  sur  son  domaine  de 
la  Bénaudière,  M.  de  Jousselin  a  fait  arracher  plus  de 
6,000  mètres  de  haies;  cette  opération,  en  débarras- 
sant ses  champs  des  racines  et  d'un  voisinage  destruc- 
tif, a  ajouté  deux  hectares  et  demi  à  sa  culture.  Elle 
a  coûté  1,834;  mais  elle  a  rapporté  du  bois  pour  une 
valeur  de  2,873  fr.  Il  a  eu  ainsi  bénéfice  de  terre  et 
bénéfice  d'argent,  sans  compter  la  sécurité  donnée  à 
ses  drains. 

M.  le  comte  de  Bourmont,  qui  a  fait  pratiquer  le 
drainage  dans  une  grande  partie  de  sa  terre,  à  Frei- 
gné,  a  constaté  un  rapport  de  moitié  en  sus,  sur  quel- 
ques terres,  et  du  double  dans  d'autres. 

M.  Paul  Chopin,  qu'une  mort  prématurée  a  enlevé  à 
l'agriculture,  accusait  les  résultats  suivants  sur  la  terre 
de  la  Bourgonnière ,  dont  il  était  le  régisseur  :  un 
champ  qui,   avant  le  drainage,  ne  produisait  que  18 


_  46  — 

hectolitres  de  froment  à  l'hectare,  a  donné,  après  l'as- 
sainissement,  environ  34  hectolitres.  Une  prairie  a 
élevé  ses  produits  de  2,000  à  5,000  kilogr.  de  foin  par 
hectare,  et  le  foin,  très  médiocre  avant,  était  de  pre- 
mière qualité  après. 

Nous  pourrions  citer  encore  un  grand  nombre  de 
propriétaires  qui  ont  obtenu  de  semblables  résultats, 
à  la  condition  toujours  de  faire  suivre  le  drainage  d'une 
culture  améliorante.  Ce  que  nous  avons  mentionné 
suffit  pour  montrer  que,  même  au  prix  élevé  du  drai- 
nage, l'opération  est  utile  et  productive,  puisqu'on  re- 
trouve habituellement  plus  que  l'intérêt  de  l'argent 
déboursé. 

Si  de  ces  considérations  privées,  on  veut  s'élever  à 
des  idées  d'un  ordre  plus  général,  on  accordera  au 
drainage  la  puissance  de  contribuer  au  bien-être  de 
tous,  en  augmentant  les  productions  du  sol  et  en  en- 
courageant les  progrès  de  l'agriculture.  A  ce  point  de 
vue,  on  ne  saurait  trop  le  propager,  au  détriment  même 
de  quelques  erreurs  qui  ne  prévaudront  jamais  contre 
ses  bienfaits. 

Nous  nous  sommes  efforcé  de  signaler  les  causes 
de  ces  erreurs  que  l'expérience  fera  d'ailleurs  dispa- 
raître de  jour  en  jour.  Autant  que  possible,  nous  avons 
appuyé  nos  assertions  d'exemples  puisés  dans  le  dé- 
partement de  Maine  et  Loire.  Nous  désirons  que  ces 
réflexions  soient  de  quelqu'utilité ,  et  qu'en  indiquant 
les  précautions  à  prendre,  elles  restituent  au  drainage 
son  véritable  caractère. 

Le  département  de  Maine  et  Loire  compte  environ 
4,100  hectares  drainés.   La  sécheresse  des  deux  der- 


—  47  — 

niéres  années  a  ralenti  les  travaux,  qui  reprendront  à 
mesure  qu'on  appréciera  les  avantages  du  drainage. 
Ils  y  seront  d'autant  plus  faciles  que  les  fabriques  de 
tuyaux  existent  en  nombre  suffisant  et  que  les  trans- 
ports n'en  augmenteront  pas  le  prix.  Ces  fabriques  sont 
situées  à  la  Lieue,  près  d'Angers,  à  Vern,  à  Durtal,  à 
Vernantes,  près  de  Doué,  et  au  Fuilet. 

De  plus ,  l'administration  départementale,  dont  la 
sollicitude  a  toujours  encouragé  le  drainage,  tient  à  la 
disposition  des  propriétaires  un  draineur  spécial  , 
M.  Lallour,  ancien  élève  de  Grignon,  qui,  sous  la  di- 
rection de  M.  l'Ingénieur  en  chef  des  ponts  et  chaus- 
sées, donne  des  conseils,  trace  des  plans,  guide  les 
travaux,  et  contribuera  ainsi  à  éviter  les  fautes  qui 
ont  nécessairement  accompagné  les  débuts  du  drainage 
dans  notre  département. 


NOTE 

SUR  UN  PROCÈS  CRIMINEL 

JUGÉ  A  SAUMUR  EN  1714, 

Par  M.  Courtiller. 


Le  dernier  numéro  du  bulletin  publié  par  notre  Com- 
mission archéologique  contenait  cette  note  :  «  M.  Glau- 
din,  libraire  à  Paris ,  mentionne  dans  les  archives  du 
bibliophile  l'ouvrage  suivant  :  Arrêt  notable  de  la  Cour 
de  Parlement  qui  décharge  le  mémoire  de  Phil.  Thom. 
sieur  de  Beaupré,  de  l'accusation  contre  lui  intentée  à  la 
requête  du  procureur  du  roi  en  la  maréchaussée  de  Sau- 
mur,  condamné  par  jugement  prévôtal  à  être  rompu  vif  , 
ce  qui  a  été  exécuté.  Paris  i722,  prix  3  fr.  (1). 

(1)  La  maréchaussée  était  un  tribunal  présidé  par  le  prévôt  des  ma- 
réchaux, juge  d'épée,  conseiller  du  roi.  Cette  juridiction  était  établie 
dans  presque  toutes  les  provinces  pour  la  répression  de  certains 
crimes  déterminés  par  les  lois  de  cette  époque.  Les  conseillers  de  la 
sénéchaussée  étaient  les  assesseurs  du  prévôt.  Les  fonctions  du  mi- 
nistère public  étaient  remplies  par  le  procureur  du  roi,  substitut  du 
procureur  général. 


—  49  — 

L'idée  d'un  innocent  condamné  à  un  affreux  sup- 
plice a  quelque  chose  de  si  profondément  douloureux 
qu'il  n'est  personne  qui ,  en  lisant  ce  peu  de  mots, 
n'ait  regretté  de  ne  pouvoir  connaître  quelle  était  cette 
malheureuse  victime  d'une  erreur  judiciaire,  et  les  faits 
sur  lesquels  reposait  l'accusation.  Après  un  siècle  et 
demi,  on  pouvait  croire  que  tous  ces  détails  étaient 
ensevelis  dans  un  oubli  complet.  Le  hasard  m'a  fait 
trouver,  il  y  a  peu  de  temps ,  dans  les  papiers  de  fa- 
mille d'un  des  magistrats  qui  avaient  pris  part  à  la 
condamnation ,  des  documents  sur  cette  affaire,  dont 
l'analyse  pourra,  je  pense,  présenter  quelqu'intérêt. 

Le  27  mars  1714,  dans  la  nuit  du  mardi  au  mer- 
credi saint,  un  horrible  assassinat  fut  commis  auprès 
de  Saumur,  dans  un  moulin  situé  à  Bournan.  On  con- 
naît celte  localité.  C'est  sur  le  coteau  de  Bournan  que 
s'élève  le  tombeau  de  l'historien  de  l'Anjou,  de  M.  Bo- 
din,  à  peu  de  distance  du  grand  dolmen  de  Bagneux. 
Les  victimes  étaient  le  nommé  Pierre  Pasquier,  meu- 
nier, et  sa  femme.  Ce  crime  ou  plutôt  ces  crimes,  car 
il  y  avait  eu  vol,  assassinat  et  viol,  constituaient  ce  qu'on 
appelait  un  cas  prévôtal  qui  exigeait  une  prompte  et 
exemplaire  répression. 

Le  prévôt  et  le  procureur  du  roi  se  transportèrent 
immédiatement  dans  le  moulin  de  Pasquier,  dressèrent 
un  procès-verbal  et  commencèrent  une  instruction  dans 
laquelle  de  nombreux  témoins  furent  entendus. 

Un  décret  de  prise  de  corps  fut  lancé  contre  cinq 

gardes  des  gabelles   prévenus  du  crime,  les  nommés 

Beaupré,  Geneté,  Dugast,  Boizard  et  Salmon.  On  put 

arrêter  seulement  Beaupré  et  Boizard.  Beaupré  avait 

soc.  d'ag.  4 


—  50  — 

eu  peu  de  temps  auparavant  de  vives  discussions  avec 
le  meunier  et  avait  dressé  un  procès-verbal  contre  le- 
quel une  poursuite  en  faux  avait  été  commencée. 

Le  6  avril,  la  compétence  de  la  juridiction  prévôtale 
fut  jugée  par  le  présidial  d'Angers,  et  le  18  août  Beau- 
pré, déclaré  dûment  atteint  et  convaincu  d'avoir  assas- 
siné nuitamment,  et  de  dessein  prémédité,  Pasquier 
et  sa  femme  et  de  les  avoir  volés,  fut  condamné,  pour 
réparation  de  ces  crimes.,  à  faire  l'amende  honorable 
e\  à  être  ensuite  conduit  par  l'exécuteur  sur  la  place 
publique  pour  y  être  rompu  vif  et  mis  sur  une  roue 
pour  y  finir  ses  jours,  après  avoir  été  préalablement 
appliqué  à  la  question,  ses  biens  confisqués  et  300  li- 
vres d'amende.  Un  sursis  fut  prononcé  pour  les  autres 
accusés. 

A  la  suite  de  l'arrêt  de  condamnation  se  trouve  la 
disposition  suivante  dont  l'usage  était  assez  fréquent, 
et  qui  avait  pour  objet  de  diminuer  l'horreur  de  ces 
supplices  :  Retentum  au  bas  de  la  sentence  portant  que 
Beaupré  sera  étranglé  après  la  première  exécution. 

Le  condamné,  appliqué  à  la  question  ordinaire  et  ex- 
traordinaire, persista  à  soutenir  qu'il  était  innocent  de 
l'assassinat;  il  avoua  seulement  que  quelque  temps 
avant  le  crime  il  avait  dressé  un  procès-verbal  faux 
contre  le  meunier.  Il  se  reconnut  aussi  coupable  de 
quelques  exactions;  il  subit  enfin  la  peine  prononcée 
contre  lui. 

Le  4  mars  1715,  une  condamnation  semblable  fut 
prononcée  par  contumace  contre  Geneté  et  un  plus 
ample  informé  fut  ordonné  contre  les  autres  accusés. 
Ici  se  place  un  fait  curieux  :  pendant  que  les  magis- 


I 


—  51  — 

trats  délibéraient,  et  avant  que  la  sentence  ne  fût  pro- 
noncée, le  bourreau  s'occupait  déjà  à  dresser  les  roues 
destinées  aux  exécutions  par  effigie.  On  envoya  un 
exempt  pour  faire  cesser  ce  scandale.  L'exécuteur  pré- 
levait alors  un  droit  sur  les  marchés;  ce  droit  était 
augmenté  lorsqu'une  exécution  avait  lieu,  et  c'était 
sans  doute  pour  retenir  des  curieux  au  profit  de  cette 
perception  que  se  faisaient  ces  horribles  préparatifs. 

Tout  semblait  terminé,  et  d'après  l'opinion  publique 
qui  s'était  prononcée  avec  la  plus  grande  énergie  contre 
les  gardes  des  gabelles,  la  justice  n'avait  frappé  qu'un 
grand  coupable;  cependant  ce  procès  allait  entrer  dans 
une  nouvelle  phase. 

Beaupré  était  le  fils  d'un  simple  soldat  au  régiment 
de  Navarre  dans  lequel  sa  mère  avait  été  vivandière. 
La  femme  Beaupré  était  la  fille  d'un  pauvre  cordon- 
nier de  Saumur,  d'un  savetier,  pour  employer  l'ex- 
pression qui  se  trouve  dans  la  procédure.  Cette  mal- 
heureuse, dans  cette  humble  position  sociale,  entre- 
prit de  faire  réhabiliter  la  mémoire  de  son  mari  et  elle 
y  réussit.  Par  qui  fut-elle  soutenue?  quels  protecteurs 
tfouva-t-elle?  c'est  ce  que  nous  essaierons  de  décou- 
vrir. Les  lois  de  cette  époque  autorisaient  la  révision 
des  procès  criminels.  La  femme  Beaupré  sollicite  celte 
révision.  Elle  ne  se  présente  pas  dans  cette  procédure 
comme  la  veuve  d'un  pauvre  employé  des  gabelles, 
c'est  la  veuve  de  Philippe  Thomas,  écuyer,  sieur  de 
Beaupré,  qui  forme  cette  demande.  Convaincue,  dit-elle, 
de  l'innocence  de  son  mari,  désespérée  de  l'horreur 
de  son  supplice,  elle  ne  cherche  de  consolation  que 
dan»  le  sein  de  la  justice.  Rien  au  reste  ne  semble 


—  52  — 

justifier  ces  nouvelles  qualifications  données  à  Beau- 
pré. 

Le  31  janvier  1717,  arrêt  du  Conseil  qui  ordonne 
l'apport  de  toutes  les  pièces  ;  le  8  janvier  1718,  arrêt 
qui  ordonne  le  renvoi  de  la  procédure  aux  requêtes  de 
l'Hôtel;  9  mars  1719,  arrêt  rendu  contre  l'avis  des 
maîtres  des  requêtes  qui  ordonne  la  révision  du  procès 
et  renvoie  en  la  chambre  de  la  Tournelle  du  Parle- 
ment; 2  aoiit  1718,  arrêt  de  la  Tournelle  qui  décharge 
la  mémoire  de  défunt  Thomas  de  Beaupré  de  l'accu- 
sation contre  lui  intentée  à  la  requête  du  substitut  du 
procureur  général  en  la  maréchaussée  de  Saumur,  per- 
met de  faire  imprimer,  publier  et  afficher  partout  où 
besoin  sera. 

Nous  n'avons  pas  cet  arrêt  sous  les  yeux,  mais  les 
arrêts  de  cette  époque  n'étant  pas  motivés,  on  ne  pour- 
rail  connaître  exactement  quelle  a  été  la  cause  de  cette 
grave  décision.  Nous  devons  le  dire  ;  après  avoir  lu 
avec  attention  les  pièces  de  ce  procès,  nous  sommes 
forcé  d'avouer  que  nous  n'avons  rien  trouvé  qui  éta- 
blît l'innocence  de  Beaupré  d'une  manière  incontes- 
table en  présence  des  charges  consignées  dans  l'infor- 
mation. Voici  les  faits  les  plus  importants  qui  aient 
été  invoqués  :  1°  Un  certain  Bois-Labeille ,  dans  son 
testament  où  il  s'était  personnellement  reconnu  cou- 
pable de  beaucoup  de  crimes,  aurait  dit  quelesnommés 
Mathurin  et  François  Roger  auraient  avoué  devant  lui 
qu'ils  avaient  commis  l'assassinat  et  le  vol,  qu'ils  avaient 
violé  la  femme  et  que  le  gabeleux  qui  avait  été  rompu 
n'était  pas  coupable.  2°  Une  femme,  Marie  Ghante- 
reau,  condamnée  à  mort,  aurait  aussi  déclaré  dans 


--  53  — 

son  testament  avoir  entendu  dire  à  Pierre  Moreau,  son 
mari,  condamné  comme  elle  à  être  pendu,  qu'il  avait 
assisté  avec  François  Roger  et  deux  limousins  à  l'as- 
sasinat  du  meunier.  Ces  déclarations,  ces  prétendus 
aveux  faits  au  moment  de  la  mort  par  des  gens  qui 
n'ont  plus  rien  à  perdre,  ne  sont  pas  de  nature  à  ins- 
pirer une  grande  confiance,  et  la  justice  a  eu  plus 
d'une  fois  la  preuve  qu'ils  avaient  été  le  résultat  de 
manœuvres  ayant  pour  objet  de  protéger  des  coupables. 
D'un  autre  côté ,  une  déposition  grave  venait  à  l'ap- 
pui de  la  sentence  prononcée  contre  Beaupré.  Geneté 
s'était  réfugié  dans  l'île  de  la  Guadeloupe,  et  le  fils 
d'un  honnête  marchand  de  Saumur,  entendu  depuis 
l'exécution  de  Beaupré ,  avait  déclaré  qu'il  avait  dé- 
jeuné avec  lui  dans  cette  île,  et  que  Geneté  avait  avoué 
avoir  assisté  au  crime  qu'il  rejetait  toutefois  sur  ses 
camarades.  Il  avait  ajouté  qu'ils  avaient  violé  la  femme 
avant  de  lui  couper  la  gorge,  pendant  que  lui,  Geneté, 
faisait  la  garde  au-dehors. 

Il  est  difficile  de  connaître  aujourd'hui  la  vérité  sur 
cette  triste  affaire.  Les  magistrats  de  Saumur,  entraînés 
par  l'horreur  du  crime,  avaient-ils  admis  comme  preuves 
des  indices  trop  légers?  avaient-ils  oublié  cette  éter- 
nelle vérité  rappelée  souvent  par  les  anciens  crimina- 
listes,  que  les  preuves  nécessaires  à  une  condamnation 
doivent  être  plus  claires  que  le  jour,  luce  meridianâ 
clariores?  enfin  s'étaient-ils  hâtés  de  terminer  celte 
procédure  sans  se  conformer  rigoureusement  à  toutes 
les  prescriptions  de  la  loi?  on  peut  admettre  toutes 
ces  suppositions.  D'un  autre  côté,  il  est  difficile  aussi 
de  ne  pas  soupçonner  que  de  puissantes   influences 


—  54  — 

sont  venues  soutenir  et  faire  triompher  la  demande 
de  la  femme  Beaupré.  On  sait  combien  était  odieux 
l'impôt  des  gabelles.  Sous  le  règne  de  Louis  XIV  qui 
venait  de  finir,  cet  impôt  avait  donné  lieu  dans  une 
province  voisine,  en  Bretagne,  aux  plus  graves  dé- 
sordres réprimés  avec  une  cruauté  dont  les  lettres  de 
Mme  de  Sévigné  ont  conservé  le  souvenir.  Les  employés 
à  la  perception  de  cet  impôt  étaient  poursuivis  par  la 
haine  générale  et  leur  nom  est  resté  jusqu'à  nos  jours 
comme  une  injure,  un  gabeleux,  un  gabeloux.  Dans 
les  années  qui  suivirent  la  mort  de  Louis  XIV,  à  l'é- 
poque de  la  faveur  du  banquier  Law,  les  financiers, 
les  hommes  d'argent  étaient  tout  puissants;  c'était 
parmi  eux  que  se  trouvaient  les  riches  fermiers  des 
impôts.  Il  ne  serait  pas  étonnant  qu'ils  eussent  em- 
ployé leur  crédit  pour  faire  triompher  une  demande 
dont  le  but  était  de  justifier  leurs  employés  condamnés 
pour  un  affreux  assassinat ,  et  qui  avaient  déjà  bien 
assez  de  l'impopularité  et  de  la  haine  attachées  à  leurs 
fonctions.  Il  est  remarquable  que  les  arrêts  d'admis- 
sion à  la  révision  paraissent  avoir  été  rendus  contre 
l'avis  des  maîtres  des  requêtes,  et  ceux  du  Parlement, 
le5  premiers  au  moins,  contre  les  conclusions  du  procn- 
reur  général.  La  malheureuse  femme  Beaupré  aurait- 
elle  pu  seule  lutter  contre  de  si  puissants  adversaires? 
Ce  grand  procès  n'était  pas  encore  terminé.  Armée 
de  son  arrêt  de  réhabilitation,  la  femme  Beaupré  de- 
mande la  cassation  de  toute  la  procédure  dressée  contre 
son  mari  par  les  magistrats  de  Saumur  et  l'orme  contre 
eux  une  prise  à  partie.  Voici  ses  conclusions  :  Elle 
demande  que  le  corps  de  Beaupré  soit  exhumé  pour 


^       —  55  — 

être  enterré  dans  la  principale  église  de  Saumur.  A  la 
sépulture  assisteront  les  prévôt,  assesseurs,  juges  gra- 
dués, substitut  du  procureur  général  et  greffier  de  la 
maréchaussée  de  Saumur  avec  chacun  une  torche  ar- 
dente à  la  main,  il  sera  entretenu  à  perpétuité  une 
lampe  ardente  au-devant  de  la  chapelle  la  plus  appa- 
rente de  ladite  église,  célébré  une  messe  par  chacune 
semaine  et  un  service  solennel  pour  le  repos  de  l'âme 
dudit  Beaupré  tous  les  ans  à  pareil  jour  qu'il  a  été 
exécuté  à  mort.  Il  sera  élevé  une  pyramide  devant  la- 
dite église  sur  laquelle  seront  inscrits  l'arrêt  de  réha- 
bilitation et  l'arrêt  à  intervenir.  Enfin  elle  demande 
cent  mille  livres  de  dommages-intérêts  pour  elle  et 
cinquante  mille  livres  pour  ses  enfants. 

Les  magistrats  de  Saumur  durent  avec  raison  s'é- 
mouvoir de  ces  poursuites,  et  de  longs  mémoires  jus- 
tificatifs font  connaître  les  motifs  graves  que ,  dans 
leur  conscience,  ils  avaient  eus  pour  prononcer  la  con  • 
damnation  de  Beaupré.  Ils  répondent  aux  attaques  de  la 
demanderesse  qui  les  accuse  d'avoir  négligé  les  for- 
malités prescrites  par  la  loi  qui  alors  étaient  la  seule 
garantie  des  accusés ,  et  les  présente  comme  des  ma- 
gistrats prévaricateurs  guidés  par  la  passion  et  la  haine 
contre  les  employés  des  fermes.  Cette  dernière  imputa- 
tion ne  serait-elle  pas  la  preuve  au  contraire  de  la  fer- 
meté qu'auraient  montrée  ces  magistrats  contre  les 
exactions  des  employés  de  la  gabelle,  et  ne  viendrait- 
elle  pas  à  l'appui  de  l'opinion  que  nous  avons  émise 
sur  les  influences  qui  se  seraient  fait  sentir  dans  ce 
procès.  Cette  grave  affaire  se  termina  par  un  arrêt  du 
conseil  du  9  septembre   1722  dont  on  pourra  joindre 


—  56  -^ 

un  jour  la  copie  à  ces  curieux  documents.  Cet  arrêt 
donna  gain  de  cause  à  la  femme  Beaupré,  ce  qui  ré- 
sulte des  quittances  qui  établissent  que  les  magistrats 
qu'elle  avait  attaqués  lui  ont  payé  les  sommes  auxquelles 
ils  ont  été  condamnés  et  qui  paraissent  s'élever  à  treize 
mille  livres  plus  une  somme  considérable  pour  les  dé- 
pens. Avec  ces  quittances  se  trouve  une  pièce  quh  n'est 
pas  la  moins  curieuse  du  procès  et  qui  suffirait  seule 
pour  faire  penser  que  la  veuve  Beaupré  avait  trouvé  de 
puissants  protecteurs.  C'est  une  lettre  de  l'intendant 
de  la  généralité  de  Tours  au  lieutenant  de  roi  de  Sau- 
mur.  Elle  est  ainsi  conçue  :  «  Permettez-moi,  Monsieur, 
»  de  vous  prier  de  vouloir  bien  faire  prêter  main  forte 
»  à  l'huissier  porteur  de  cette  lettre  pour  mettre  un 
»  arrêt  rendu  au  conseil  le  9  septembre  1722  contre 
»  les  officiers  de  maréchaussée  de  Saumur  au  profit 
»  de  la  veuve  de  feu  Beaupré,  à  exécution  contre  ces 
B  officiers  et  notamment  pour  leur  en  faire  la  signifi- 
»  cation  supposé  qu'il  se  trouve  en  avoir  besoin,  ce  que 
»  je  ne  crois  pourtant  pas ,  persuadé  que  je  suis  que 
»  ces  officiers  ne  feront  aucune  rébellion  pour  n'être 
»  pas  exposés  à  des  ordres  fâcheux  qu'ils  s'attireraient 
»  par  là  du  conseil;  je  profite  avec  plaisir  de  cette  oc- 
»  casion  pour  vous  assurer  de  mon  dévouement,  etc.  » 
La  lecture  des  pièces  de  cette  affaire  donne  lieu  à 
de  tristes  réflexions.  Les  magistrats  de  Saumur,  pour 
se  défendre  contre  la  veuve  Beaupré,  rappellent  la  con- 
damnation de  deux  malheureux  condamnés  et  exécutés 
dont  l'innocence  avait  été  reconnue  sans  que  leurs 
juges  eussent  été  condamnés  à  des  dommages-intérêts. 
La  veuve  Beaupré,  de  son  côté,  invoque  trois  condam- 


—  57  — 

nations  prononcées  contre  des  juges  dans  des  circons- 
tances analogues;  ainsi  à  Mantes,  le  procureur  du  roi, 
deux  juges,  un  exempt  et  deux  archers  avaient  été,  dans 
la  même  affaire,  condamnés  à  cinq  ans  de  bannisse- 
ment, le  greffier  au  bannissement  perpétuel  et  tous 
solidairement  à  vingt  mille  livres  de  dommages-intérêts, 
fondations  dans  une  église,  etc. 

Une  condamnation  à  des  dommages-intérêts  avait  été 
prononcée  pour  des  faits  de  même  nature  contre  les 
officiers  et  le  procureur  général  du  parlement  de  Gre- 
noble. 

Les  officiers  de  la  monnaie  de  Paris  avaient  dû  payer 
six  mille  livres  de  dommages-intérêts  pour  la  condamna- 
tion à  mort  du  nommé  Aubry,  soldat  aux  gardes,  qui 
avait  avoué  dans  les  tourments  de  la  question  un  crime 
dont  il  n'était  pas  coupable. 

Tous  ces  arrêts  sont  des  dernières  années  du  règne 
de  Louis  XIV.  Voilà  quels  étaient  les  résultats  des  formes 
de  la  justice  prévôtale,  d'une  procédure  secrète,  de  la 
torture,  de  jugements  rendus  sans  débats  publics  et 
d'une  législation  qui  refusait  des  défenseurs  aux  accu- 
sés. Il  n'était  pas  rare  de  voir  condamner  à  mort  et  exé- 
cuter un  innocent,  et  l'on  conçoit  que  ces  déplorables 
erreurs  judiciaires  et  surtout  celle  qui  a  laissé  un  si 
long  souvenir  dans  les  traditions  populaires,  aient  ins- 
piré ces  admirables  paroles  à  l'un  de  nos  plus  grands 
écrivains  : 

«  Tous  les  malins  avant  le  jour,  la  Messe  de  la  Pie  (1) 

(1)  Messe  qui  se  disait  tous  les  matins  pour  le  repos  de  l'âme  de 
la  malheureuse  servante  de  Palaiseau,  condamnée  comme  coupable 
d'un  vol  fait  par  une  piè. 


-  58  — 

»  que  j'entends  sonner  à  Saint-Euslache,  me  semble  un 
»  avertissement  bien  solennel  aux  juges  et  à  tous  les 
»  hommes  d'avoir  une  confiance  moins  téméraire  en 
»  leurs  lumières,  d'opprimer  et  mépriser  moins  la  fai- 
9  blesse,  de  croire  un  peu  plus  à  l'innocence  ;  d'y 
))  prendre  un  peu  plus  d'intérêt,  de  ménager  un  peu 
»  plus  la  vie  et  l'honneur  de  leurs  semblables,  et  enfin 
»  de  craindre  quelquefois  que  trop  d'ardeur  à  punir 
»  les  crimes  ne  leur  en  fasse  commettre  à  eux-mêmes 
»  de  bien  affreux.  » 


CONCOURS  DE  1861 


La  Société  a  désigné  pour  le  concours  de  1861  le 
sujet  suivant  : 

«  Tableau  de  l'état  successif  des  Lettres  en  Anjou 
*  pendant  les  xviF  et  xyiip  siècles,  jusqu'en  1789  ex- 
»  clusiveraent,  et  Etude  sur  les  littérateurs  angevins 
»  pendant  cette  période.  » 

Le  prix,  accordé  par  le  Conseil  général  du  départe- 
ment, sera  une  médaille  d'or  de  500  fr. 

Les  concurrents  devront  avoir  remis,  le  i^^  décembre 
i86i,  leur  travail,  non  signé,  mais  accompagné  d'une 
enveloppe  cachetée  et  répétant  la  devise  placée  sur  l'ou- 
vrage. 

Les  mémoires  seront  adressés  à  M.  E.  Lachèse,  se- 
crétaire-général de  la  Société,  rue  des  Lices,  n»  33,  à 
Angers. 


MÉMOIRES 


DE  LA 


m\M  llfPÉRIALE  D'AGRIGlJLTyRË 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     AGADÉMFE    D'ANGERS) 

NOUVELLE  PÉRIODE 


TOME  QVATRlÈmE    —    DEUXIÈME    CAHIER. 


ANGERS 

IMPRIMERIE  DE   COSNIER  ET  LACIIÈSE 
Chaussée-Saim-Pierre,  13 

1861 


SOMMAIRE 


Quelques  considérations  sur  l'imposition  des  noms  et  de  leur  in- 
fluence, par  M.  Textoris. 

Antiquités  celtiques.  — Numismatique  angevine,  par  M.  GoDARb- 
Faultrier. 

Observations  sur  la  culture  et  la  préparation  du  lin,  par  M.  Louis 
Tavernier. 

Rapport  sur  les  bois  découpés  de  MM.  Raynaly,  par  M.  F.  Lachèse. 

Rapport  sur  un  projet  de  Banque  agricole,  par  M.  Coutret. 

Procès-verbaux  des  séances  du  23  janvier  1861 ,  du  27  février,  du 
25  mars,  du  24  avril  et  du  22  mai. 

Extrait  du  procès-verbal  de  la  séance  du  24  juillet  (Lettres  relatives  à 
la  restauration  de  Saint-Maurice,  adressées  à  S.  Exe.  M.  le  ministre 
d'Etat,  et  à  S.  Exe.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  et  des 
cultes,  par  M.  Godard-Faultrier  et  M.  l'abbé  Barbier  de  Mon- 

tault). 


QUELQUES  CONSIDERATIONS 


SUR 


L'IMPOSITION   DES  NOMS 

ET  SUR  LEUR  INFLUENCE 


Par  M.  M.  TEXTORIS. 


L'imposition  des  noms  a  été  pour  les  anciens  un  su- 
jet qui  a  souvent  excité  et  préoccupé  leur  attention. 
Platon  a  fait  un  traité  (le  Cratyle)  dans  lequel  il  s'at- 
tache à  découvrir  si  l'imposition  des  noms  est  le  résul- 
tat d'un  système  réfléchi  qui  a  fait  adapter  les  noms  à 
la  nature  ou  à  la  propriété  des  choses,  ou  bien  si  ce 
n'est  là  qu'une  œuvre  de  convention  fondée  unique- 
ment sur  la  volonté  ou  la  fantaisie  des  hommes.  Cicé- 
ron  dans  ses  Tusculanes,  Quintilien  dans  ses  Institu- 
tions oratoires  et  Plutarque,  à  la  vie  de  Coriolan  et  à 
celle  de  Marius,  ont  examiné  la  même  question.  Cette 
tendance  des  esprits  témoigne  du  goût  des  philosophes 
de  cette  époque  pour  les  recherches  étymologiques. 
Mais  il  faut  remarquer  que  beaucoup  d'obscurité  devait 
soG.  d'ag.  5 


—  62  — 

planer  sur  les  investigations  de  ces  antiques  penseurs, 
parce  que ,  le  fil  des  vraies  traditions  ayant  été  inter- 
rompu et  altéré,  le  sens  radical  de  la  composition  des 
mots  échappait  à  la  subtilité  de  leur  argumentation  et 
à  la  hardiesse  de  leurs  hypothèses.  Avant  Platon  et  ses 
contemporains,  il  avait  existé  sans  nul  doute  des  hom- 
mes qui  avaient  approfondi  les  éléments  du  langage 
et  en  avaient  institué  les  lois.  Ces  hommes  avaient  été 
précédés,  eux-mêmes,  par  ces  génies  initiateurs  des  na- 
tions qui  avaient  dû  être  inspirés  dans  leur  œuvre  fon- 
datrice du  souffle  des  premières  traditions,  mais  la  mé- 
moire de  ces  traditions  sacrées  s'était  peu  à  peu  effacée 
sous  les  multiples  inventions  de  l'erreur  mythologique. 
Toujours  est-il  que  chez  tous  les  peuples ,  à  l'origine, 
les  noms  ont  été  significatifs.  C'était  là  une  émanation 
naturelle  du  premier  enseignement  de  la  puissante  pa- 
role qui  avait  donné  ou  inspiré  le  nom  de  chaque 
chose. 

Dans  la  question  dont  nous  voulons  esquisser  un  des 
profils,  il  est  nécessaire  tout  d'abord  de  remonter  aux 
temps  primitifs.  Cependant  le  cadre  limité  de  cet  aperçu 
ne  permet  pas  de  revenir  sur  l'origine  du  langage;  ce 
sujet  a  été  suffisamment  élucidé  par  les  sérieux  la- 
beurs de  linguistique  qui  ont  été  faits  par  des  mains 
de  maître  et  qui  sont  venus  concorder  avec  les  écrits 
mosaïques,  que,  pour  notre  compte,  nous  déclarons  te- 
nir pour  bien  avérés  dans  toutes  leurs  parties.  C'est 
dans  notre  pleine  conviction  qu'en  interrogeant  cette 
première  période  de  l'humanité  nous  entendons  la 
Genèse  nous  dire  :  «  Le  Seigneur  Dieu  ayant  formé  de 
•»  la  terre  tous  les  animaux  terrestres  et  tous  les  oiseaux 


—  63  — 

»  du  ciel,  il  les  amena  devant  Adam  afin  qu'il  vîlcom- 
D  ment  il  les  appellerait,  et  le  nom  qu'Adam  donna  à 
»  chacun  de  ces  animaux  est  son  nom  véritable.  » 

Il  est  aisé  de  voir  ici  que,  en  obéissant  à  l'ordre  et  à 
l'inspiration  de  Dieu,  Adam  donna  à  ces  animaux  di- 
vers les  noms  convenables  à  leurs  genres,  à  leurs  es- 
pèces, à  leurs  instincts  et  à  leurs  différentes  qualités. 
Le  don  de  la  parole  et  la  nomination  des  objets  ont 
été,  en  ce  moment,  des  choses  analogues. 

A  cette  première  aurore  de  l'humanité  nous  obte- 
nons ainsi  la  certitude  de  deux  faits  très  importants  : 
la  parole  donnée  à  l'homme  par  son  Créateur  et  simul- 
tanément le  don  infus  d'intelligence,  puisque  d'après 
l'Ecriture,  cette  distribution  de  noms  faite  par  Adam 
fut  une  appropriation  parfaite  du  nom  de  l'animal  aux 
propriétés  de  son  organisation  particulière.  Gomment 
pouvait  se  faire  soudainement  une  pareille  opération 
de  l'esprit,  si  ce  n'est  par  l'effet  immédiat  de  l'insuffla- 
tion divine  et  du  don  intuitif?  Nommer  alors,  nous  le 
répétons ,  c'était  qualifier,  bien  que  d'abord  Je  sens 
mystérieux  de  ces  qualifications  appartînt  à  Dieu  seul. 
Ainsi  nous  voyons  Adam  donner  à  sa  femme  le  nom 
d'Eve  —  Eouah,  vivante  —  parce  qu'elle  était  mère  de 
tous  les  vivants.  Nous  ne  devons  extraire  du  récit  gé- 
nésiaque  que  ce  qui  se  rapporte  expressément  à  notre 
sujet,  mais  remarquons,  dès  cet  instant,  comme  le 
nom  tient  essentiellement  au  caractère  intime  du  per- 
sonnage qui  le  porte  :  Adam  ,  homme  de  terre  rouge  ; 
Eve,  vivante,  celle  qui  était  virtuellement  ou  qui  devait 
être  la  mère  des  vivants. 

En  posant  ce  jalon  culminant  comme  point  de  dé- 


—  64  — 

part  de  la  voie  que  nous  allons  suivre,  nous  devons 
ajouter  que  l'étude  comparée  des  noms  de  la  divinité, 
chez  les  divers  peuples,  a  déjà  pu  conduire  à  en  con- 
clure l'identité  d'origine  et  de  langage  pour  tous  les 
hommes  répandus  sur  la  surface  de  la  terre.  En  effet, 
selon  l'opinion  des  plus  savants  linguistes ,  il  y  a  eu 
une  langue  primitive  de  laquelle  sont  descendues  toutes 
les  autres.  Cette  unité  originelle  et  cette  filiation  des 
langues  prouvent  la  fraternité  universelle  et  té- 
moignent de  l'unité  d'origine  pour  toutes  les  races  hu- 
maines. Il  a  été  reconnu  que  l'hébreu,  l'arabe,  le 
syriaque,  le  chaldéen  sont  différents  dialectes  d'une 
même  langue,  et  on  admet  aussi  comme  très  probable, 
que  ces  langues  antiques  sont  les  plus  voisines  de  la 
langue  primitive  dont  elles  paraissent  dériver  directe- 
ment et  immédiatement.  Depuis  la  souche  primitive, 
toutes  les  langues  qui  se  sont  formées  successivement 
ont  eu  entre  elles  un  point  de  contact  ou  un  côté  de 
ressemblance  par  leurs  racines.  Ce  type  originel  a  été 
constaté  par  les  études  comparatives  qui  en  ont  été 
faites. 

Actuellement,  pour  fortifier  de  plus  en  plus  notre 
opinion  sur  l'importance  et  la  valeur  du  nom,  nous 
devons ,  en  suivant  le  cours  précieux  de  la  parole  sa- 
crée, rappeler  ici  que  lorsque  Dieu  voulut  choisir  par- 
rai  toutes  les  nations  un  peuple  à  son  service  particu- 
lier, il  jeta  les  yeux  sur  le  fils  de  Tharé,  homme 
vertueux  et  vivant  selon  l'esprit  du  Seigneur  (1).  Il 

(1)  Abraham  descendait  de  Seth;  entre  Seth  et  Ttiaré,  père 
d'Abratiam  ,  il  y  eut  solution  de  tradition  ,  mais  l'idée  du  vrai  Dieu 
subsislait. 


—  65  - 

dit  à  Abram ,  en  lui  signKianl  celte  alliance  et  en  lui 
annonçant  la  gloire  de  sa  destinée  :  «  Tu  ne  t'appelleras 
»  plus  désormais  Abram ,  mais  Abraham ,  c'est-à-dire 
»  père  d'une  multitude  de  nations.  »  Il  devait  être  en 
effet  la  tige  d'une  nombreuse  postérité  et  le  père  des 
croyants.  —  Dieu  ajouta  peu  après  :  «  J'ai  changé  ton 
»  nom,  je  change  aussi  celui  de  ta  femme,  elle  ne  s'ap- 
»  pellera  plus  Saraï,  mais  Sara,  »  c'est-à-dire  piin- 
cesse  ou  souveraine. 

Ceci  est  clair  et  précis;  mais,  à  ces  commandements 
successifs,  il  est  impossible  de  méconnaître  le  degré  de 
valeur  significative  que  le  Créateur  attache  au  nom  des 
objets  de  la  création  et  particulièrement  à  celui  de 
l'homme. 

Comme  la  parole  de  l'Elernel  est  toujours  jeune,  tou- 
jours fraîche  et  ne  passe  point,  malgré  la  succession 
des  âges,  remarquons  tout  de  suite  que  ce  fut  par  la 
même  prescience  de  cette  sagesse  toujours  ancienne  et 
toujours  nouvelle,  que  Jésus-Christ  appelant  Simon  lui 
dit  :  «  Dorénavant,  Simon,  tu  t'appelleras  Céphas  ou 
»  Pierre.  »  Et  quelque  temps  après  :  «  Tu  es  Pierre  et 
*  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise  et  les  portes 
»  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle.  »  Dans 
cette  prophétie  de  sainte  mémoire,  la  personne  est 
toujours  unie  à  la  chose  signifiée  par  son  nom.  A 
Simon  renouvelé,  transformé  par  la  grâce  divine  et 
posé  par  le  fondateur  suprême  comme  la  pierre  angu- 
laire de  l'Eglise,  il  fallait  un  nom  nouveau  qui  en  don- 
nât le  témoignage  au  monde.  Après  cette  consécration 
du  souverain  maître,  œuvre  et  nom  doivent  aller  de 


—  66  — 

conserve,  à  travers  tous  les  orages,  jusques  à  la  fin  des 
temps. 

En  rappelant  des  faits  si  connus  et  d'une  si  grave 
autorité,  nous  avons  cru  que  nous  ne  pouvions  établir 
l'importance  de  l'imposition  du  nom  et  de  sa  valeur 
significative  sur  des  fondements  plus  solides. 

Si  nous  voulons  maintenant  consulter  les  annales 
historiques,  nous  verrons  que  l'imposition  des  noms  a 
toujours  été  considérée  comme  un  acte  essentiel  chez 
loules  les  nations.  Toutefois,  il  est  vrai  que  quelques 
siècles  après  ceux  qui  suivirent  la  confusion  des  langues 
et  la  dispersion  des  premières  familles,  il  n'y  eut  plus 
entre  le  nom  et  le  caractère  individuel  le  même  accord 
qui  avait  existé  au  premier  âge  de  la  parole.  Cette  al- 
tération est  très  concevable,  mais  il  n'en  demeure  pas 
moins  certain  que  dès  les  temps  primitifs  cette  analo- 
gie était  évidente.  Malgré  tout,  la  nation  choisie  de 
Dieu  conserva  principalement  les  vestiges  de  cette  rela- 
tion entre  le  signe  et  la  chose  signifiée.  Les  noms  hé- 
breux, en  effet,  eurent,  en  général,  une  affinité  analo- 
gique soit  avec  les  événements  qui  entouraient  l'époque 
de  la  naissance ,  soit  avec  les  qualités  remarquables 
d'un  des  proches  parents  de  la  famille.  Le  nom  de 
l'enfant  lui  était  donné  le  huitième  jour  de  sa  nais- 
sance qui  était  celui  de  sa  circoncision.  Les  Hébreux 
n'avaient  pas  l'usage  des  surnoms,  mais  ils  se  distin- 
guaient habituellement  en  exprimant  à  la  suite  de  leur 
nom  de  qui  ils  étaient  fils.  On  disait  Josué  fils  de  Nun, 
David  fils  de  Jessé,  Zacharie  fils  de  Barachie.  En  énu- 
mérant  quelques  noms  hébreux  avec  leurs  interpréta- 


-  67  - 

lions,  nous  trouverons  Ruben,  premier  fils  de  Jacob  et 
de  Lia,  interprété  fils  de  vision,  Abdias,  serviteur  de 
Dieu,  Barac  foudre,  Salomon  pacifique,  Job  gémissant, 
Samuel  préposé  de  Dieu ,  Sephora  belle,  Esther  étoile, 
Noémi  éclat  de  la  beauté,  Suzanne  lis  éclatant,  Ra- 
chel  brebis  ;  Rachel  expirante  avait  appelé  son  enfant 
Benoni,  fils  de  ma  douleur  —  Jacob  le  nomma  Benja- 
min, fils  de  la  droite.  En  interrogeant  ainsi  successive- 
ment tous  les  noms  hébreux,  on  trouverait  qu'une  même 
loi  présidait  à  leur  composition  et  que  tous  portaient 
un  sens  significatif. 

Si  nous  examinons  ensuite  chez  les  Grecs  le  même 
côté  de  leurs  usages,  nous  les  trouverons  en  analogie 
avec    ceux  des  Hébreux;  seulement  le  peuple  grec, 
amoureux  des  accents  suaves,  témoigne  dans  ses  appel- 
lations de  tout  son  attrait  pour  l'euphonie;  dans  ces  con- 
ditions endémiques,  les  noms  grecs  continuent  à  pré- 
senter une  image  significative.  Les  Hébreux,  nous  l'a- 
vons vu,  ne  portaient  qu'un  seul  nom,  les  Grecs  en 
eurent  souvent  deux;   le  second  était  ordinairement 
donné  un  certain  temps  après  la  naissance  et  servait  à 
marquer  les  qualités,  à  honorer  une  vertu  particulière 
ou  à  mettre  la  personne  sous  la  protection  spéciale 
d'une  divinité.  Quelquefois  aussi  le  choix  du  nom  de 
l'enfant  exprimait  les  vœux  ou  les  espérances  des  pa- 
rents. —  Le  nom  de  l'aïeul  était  souvent  préféré  lors- 
que cet  ascendant  s'était  rendu  illustre  par  son  mérite 
personnel  ou  par  ses  belles  actions.  D'après  Aristote 
l'imposition  du  nom  avait  lieu  le  septième  jour  de  la 
naissance.  Cette  cén'  monie  était  l'occasion  d'une  fête  de 
famille  à  laquelle  étaient  conviés  les  parents  et  les  amis. 


-  68  - 

L'enfant  recevait  aussi  quelquefois  le  nom  d'une  divi- 
nité auquel  on  faisait  une  légère  altération  de  désinence. 
Ainsi  ApoUonios  venait  d'Apollon,  Démétrios  de  De- 
méter  ou  de  Gérés.  Plusieurs  noms,  par  une  autre  com 
binaison,  étaient  composés  du  nom  de  leurs  dieux  en 
ajoutant  Doron  qui  signifie  présent.  Tels  étaient  Théo- 
dore, présent  des  dieux,  Diodore,  présent  de  Jupiter, 
Olympiodore,  présent  du  dieu  d'Olyrapie,  Hérodore, 
présent  de  Junon,  Athénodore  présent  de  Minerve,  Her- 
modore,  présent  de  Mercure,  Heliodore,  présent  du 
soleil. 

Quelques  familles  prétendant  descendre  des  dieux 
prenaient  le  nom  de  Théogène,  né  des  dieux,  Hermo- 
gène,  né  de  Mercure,  Diogène,  né  de  Jupiter. 

Du  mot  Polémos  qui  désigne  la  guerre  on  fitTlepo- 
lème,  c'est-à-dire  propre  à  soutenir  les  travaux  de  la 
guerre  ;  c'est  ainsi  que  par  le  jeu  de  l'association  de 
quelques  syllabes,  les  Grecs  créaient  des  noms  qui  sig- 
nifiaient la  chose  même.  Ils  avaient  en  quelque  sorte 
ressaisi  instinctivement  le  vrai  principe  primitif  de  l'ap- 
pellation des  objets.  Platon  avait  donc  raison  de  dire 
dans  son  Cratyle,  qu'il  y  a  un  rapport  certain  entre  le 
nom  propre  et  le  personnage  qui  le  porte,  et  de  suppo- 
ser qu'en  général  les  noms  ne  peuvent  avoir  été 
donnés  originairement  au  hasard  et  au  gré  d'un  ca- 
price aveugle,  mais  qu'ils  eurent  en  principe,  une  ana- 
logie réelle  avec  le  caractère,  les  vices,  les  vertus,  la 
profession  etc.,  des  individus  qui  les  reçurent.  C'est 
sous  l'impulsion  du  même  sentiment  que  l'on  vit  Aris- 
lole  donner  à  Tyrtame,  son  disciple  chéri,  le  nom  de 
Théophraste,  qui  parle  divinement  bien.  On  sait  que  le 


—  69  — 
choix  de  ce  nom  a  été  juslifié  par  Tautenr  des  carac- 
tères grecs  qui  a  servi  de  modèle  à  noire  Labruyère. 

En  poursuivant,  au  même  point  de  vue,  notre  exa- 
men sur  les  coutumes  romaines,  nous  remarquerons 
que  leurs  noms  furent  d'abord  très  simples  et  étaient 
quelquefois  tirés  de  détails  ou  de  circonstances  infimes  ; 
ainsi  les  Pisons  prenaient  leur  origine  et  leur  nom 
d'un  planteur  de  pois,  pisiim,  les  Lentulus  d'un  semeur 
de  lentilles,  et  le  fondateur  de  la  noble  famille  des 
Fabius  était  un  marchand  de  fèves,  faba,  ou  avait  in- 
troduit à  Rome  la  culture  de  la  fève. 

Cependant  on  dut  employer  peu  à  peu  de  nouveaux 
noms  pour  désigner  tous  les  membres  d'une  même 
famille;  cette  multiplicité  de  noms  devint  une  nécessité 
de  distinction;  dans  les  classes  patriciennes,  notam- 
ment, on  en  arriva  à  porter  trois  noms.  Ils  consistaient 
à  avoir  le  prénom,  prœnomen,  pour  distinguer  les  dif- 
férentes branches  d'une  même  famille;  le  nom,  no- 
men,  qui  était  le  type  de  la  famille  ;  le  surnom ,  cogno- 
meii,  qui  tirait  son  origine  de  quelque  qualité  ou  de 
quelque  défaut  soit  de  l'esprit  soit  du  corps,  enfin  quel- 
ques Romains  portaient  encore  un  quatrième  nom,  ag- 
nomen,  qui  était  un  deuxième  surnom  obtenu  par  quel- 
que fait  extraordinaire  par  quelque  action  d'éclat. 
C'est  ainsi  que  le  nom  d'Africain  fut  donné  à  Publius- 
Cornelius-Scipion,  dont  le  surnom  de  Scipion,  il  est 
bon  de  le  rappeler  ici,  lui  avait  été  acquis  par  la  piété 
filiale  d'un  de  ses  aïeux  qui  s'était  dévoué  à  prêter 
chaque  jour  son  bras  en  guise  de  bâton,  scipio,  à  son 
vieux  père  devenu  aveugle.  On  voit  donc  que  VngnomPM 
et  le  cognomen  étaient  nécessairement  significatifs,  ce 


—  70  — 

qui  n'empêchait  pas  au  nom  proprement  dit  d'avoir 
souvent  aussi  un  sens  indicatif  ou  raémoratif  comme 
nous  l'avons  vu  dans  les  Fabius,  les  Lentulus,  etc. 

Le  prénom  indiquait  habituellement  l'ordre  de  nais- 
sance comme  Quinlus,  Sextus,  Decius  ou  Decimus.  Il 
exprimait  aussi  quelquefois  les  vertus  guerrières,  tels 
étaient  Marcus,  Marcellus  qui  dérivent  de  Mars, 

Les  noms  de  femmes  chez  les  Grecs  avaient  comme 
chez  les  Hébreux,  une  signification  gracieuse  unie  au 
son  harmonieux  et  doux  à  l'oreille;  c'était  une  sorte 
d'hommage  rendu  à  la  beauté  et  à  la  délicatesse  du 
sexe.  Mais  la  sévère  austérité  des  Romains  se  borna  à 
donner  à  leurs  filles  des  noms  simples.  L'aînée  portail 
celui  de  la  famille  avec  une  désinence  féminine,  telle 
que  Gornelia,  Octavia,  Anlonia;  celles  qui  suivaient 
portaient  le  même  nom  en  public,  mais  dans  l'inlérieur 
domestique,  on  leur  donnait  le  nom  de  Secundilla,  Ter- 
tia,  Quartilla,  Quintilla,  etc.  Ce  diminutif  était  tout  ce 
que  les  Romains  avaient  trouvé  de  plus  moelleux  pour 
adoucir  la  prononciation  quelquefois  assez  rude  du 
nom  de  famille.  Cependant  quelques  auteurs,  et  parmi 
eux  Festus  et  Valère  Maxime,  prétendent  que  plusieurs 
femmes  romaines  portaient  des  prénoms;  si  cela  a  été, 
il  paraîtrait  que  ce  ne  fut  que  par  exception. 

Chez  les  Grecs,  comme  chez  les  Romains,  l'enfant 
était  déposé^  aussitôt  après  la  naissance,  aux  pieds  du 
père.  Le  laisser  par  terre  était  un  désaveu  et  un  arrêt 
de  mort.  L'action  de  le  relever  était  une  reconnais- 
sance formelle  et  attribuait  alors  au  père  tous  les  droits 
et  tous  les  devoirs  de  la  paternité. 

Dans  les  premiers  temps  c'était  au  moment  de  la 


—  71  — 

naissance  que  les  Romains  donnaient  à  leurs  enfants 
le  nom  de  leur  famille,  afin  qu'ils  fussent  vus  et  re- 
connus par  tous  ceux  qui  étaient  de  même  race.  Plus 
tard  on  imposait  le  nom  aux  enfants  le  jour  de  leur 
purification,  c'est-à-dire  le  huitième  après  leur  naissance 
pour  les  filles  et  le  neuvième  pour  les  garçons.  Cette 
cérémonie,  appelée  Nominalia,  se  faisait  en  présence  de 
toute  la  famille  sous  les  auspices  de  la  déesse  Nondina 
qui  prenait  son  nom  de  nonus,  neuvième.  Plutarque 
dit  que  si  les  filles  étaient  nommées  le  huitième  jour 
et  les  garçons  seulement  le  neuvième,  c'est  parce 
que  l'on  pensait  que  les  unes  arrivaient  à  la  puberté 
plus  tôt  que  les  autres,  et  c'est  ce  que  l'on  voulait 
probablement  indiquer  par  l'intervalle  de  cette  céré- 
monie. 

Nous  devons  ici  porter  un  regard  d'intérêt  sur  cette 
partie  de  l'humanité  que  les  peuples,  prétendus  libres 
par  excellence,  tenaient  pourtant  dans  une  rude  servi- 
tude. Chez  les  Grecs  ainsi  que  chez  les  Romains  il  était 
défendu  de  donner  aux  esclaves  des  noms  d'hommes  il- 
lustres, et  l'on  ne  pouvait  faire  porter  des  noms  d'es- 
claves aux  enfants  de  condition  libre.  Les  esclaves 
n'eurent  d'abord  d'autre  nom  que  le  prénom  de  leur 
maître  avec  un  léger  changement  comme  par  exemple, 
Lucipor,  Marcipor  pour  Lucii  puer,  Marci  puer;  es- 
clave de  Lucius,  de  Marcus.  —  Dans  la  suite  on  leur 
donna  des  noms  grecs  ou  latins,  selon  le  bon  plaisir  du 
maître,  ou  bien  un  nom  tiré  de  leur  pays,  quand 
c'était  une  nation  vaincue,  ou  enfin  un  nom  créé  par 
quelque  événement  mémorable;  mais  ils  ne  pouvaient 


—  72  — 

avoir  qu'un  seul  nom,  et  cette  unilé  seule  était  un  signe 
d'esclavage. 

L'esclave  affranchi  augmentait  son  nom  unique  du 
nom  et  du  prénom  de  son  maître,  mais  jamais  de  son 
surnom-  Ainsi,  par  exemple,  le  poète  Andronicus,  af- 
franchi de  M.  Livius  Salinator,  fut  appelé  M.  Livius 
Andronicus.  Les  deux  affranchis  de  Gicéron  s'appelèrent 
Marcus  Tullius  Tiro ,  Marcus  Tullius  Laurea.  Le  nom 
de  l'esclave  devenait  ainsi  le  surnom  de  l'affranchi. 
L'esclave  du  sexe  féminin,  à  son  affranchissement, 
prenait  le  nom  de  la  personne  qui  lui  accordait  la  li- 
berté. 

Les  étrangers  honorés  du  droit  de  Cité  prenaient  le 
nom  et  le  prénom  du  patron  auquel  ils  étaient  rede- 
vables de  celte  faveur.  Théophanes  qui  le  devait  à 
Pompée  prit  le  nom  de  CN.  Pompeius  Théophanes. 

Après  avoir  vu  les  Hébreux,  les  Gr3cs  et  les  Romains 
nous  montrer  le  caractère  particulier  de  leurs  usages 
dans  le  choix  et  l'imposition  des  noms,  nous  allons 
arrêter  quelques  instants  nos  regards  sur  le  sol  de  la 
Gaule.  Ge  sont  les  limites  que  nous  avons  dû  nous 
prescrire  dans  cet  aperçu.  Qu'il  nous  soit  permis  ce- 
pendant d'ajouter,  que  d'après  les  savantes  recherches 
des  explorateurs  modernes  et  nommément  de  J.  Schle- 
gel,  on  est  parvenu  à  découvrir  dans  presque  tous  les 
noms  propres  des  Hindoux  des  épithètes  significatives. 
D'un  autre  côté,  les  relations  de  voyageurs  dans  l'Asie 
et  les  deux  Amériques  qui  ont  trait  à  l'imposition  des 
noms ,  sont  en  concordance  avec  les  coutumes  des 
peuples    de   l'antiquité.    Ges    mêmes    renseignements 


—  73  — 
s'accordent  aussi  avec  les   observations  publiées    sur 
les   usages  analogues  de  l'Afrique  centrale   (dans   le 
Soudan),  par  un  célèbre  voyageur  contemporain,  M.  le 
comte  d'Escayrac  de  Lauture,   qui,  chargé  récemment 
d'une  mission  scientifique  en  Chine,  a  subi  a  Pékin 
les  atroces  tortures  d'une  barbare  captivité.  De  nos 
jours  quelques  auteurs,  parmi  lesquels  Noël  et  Eusèbe 
Salverte,    ont  écrit  sur  l'histoire  du  nom;   nous  les 
avons  consultés ,    en  ce  qui  pouvait  confiner  à  notre 
point  de  vue,    dans  la  proportion  réduite  du  cadre  de 
ce  travail,    et  nous  avons  trouvé  en  ces  auteurs  mo- 
dernes, un  semblable  accord  sur  l'antiquité  de  l'im- 
portance et  de  la  valeur  significative  des  noms.  Ces 
coïncidences  remarquables  nous  ont  amené  à  en  con- 
clure l'universalité  du  grand  fait  de  la  signification  du. 
nom.  Si  nous  voulons  sonder,  en  effet,  les  profondeurs 
du  cœur  humain,   nous  pourrons  y  découvrir  que  ces 
appellations  ont  dû  naître  ordinairement  d'un  événe- 
ment frappant,  d'une  certaine  situation  de  l'âme,  d'une 
impression  particulière  ou  de  quelque  acte  éclatant. 
Il  est  donc  naturel  de  penser  que  des  peuples,  d'ailleurs 
séparés  par  de  grandes  dislances,   différents  par  les 
institutions,   par  l'esprit   et  par  les  mœurs,    aient  pu 
s'accorder   néanmoins  à   imposer   des   noms  à  signi- 
fications identiques  ou  analogues.  Il  ne  doit  pas  paraître 
étonnant  qu'il  y  ait  au  fond  du  caractère  de  toute.?-  les 
nations  une  certaine  conformité  d'impressions,  de  vues 
et  de  sentiments,  puisque,  en  définitive,  les  diverses 
branches   des   sociétés   qui   se   sont    progressivement 
formées  et  étendues  sur  la  surface  du  globe,  émanent 
toutes  d'une  seule  et  même  souche.   Il  paraît  certain, 


—  74  — 

en  outre,  que  la  langue  primitive  et  les  langues  qui 
en  descendent  immédiatement,  toutes  éminemment 
métaphoriques  et  imagées,  nous  ont  légué  dans  leurs 
lettres  ,  dans  leurs  monosyllabes .  dans  leurs  mots  et 
dans  leurs  noms  une  preuve  démonstrative  et  testimo- 
niale de  leurs  rapports  intimes  et  directs  avec  les  ob- 
jets indiqués  et  avec  toutes  les  choses  de  la  création. 
En  d'autres  termes,  ces  langues  avaient  la  vertu  d'ex- 
primer par  des  noms  physiques  toutes  les  idées  mo- 
rales. 

Si  nous  dirigeons  maintenant  notre  attention  vers 
les  temps  modernes,  et  principalement  sur  la  France, 
nous  trouvons  d'abord  quelques  obscurités  sur  l'ori- 
gine des  noms.  Les  luttes  prolongées  eatrn  les  Romains 
et  les  Gaulois,  et  un  peu  plus  tard  les  irruptions  des 
Goths,  des  Germains,  des  Sicarabres  et  des  Franks  ont 
dû  nécessairement  mélanger  les  idiomes  et  amener  une 
confusion  qui  devait  être  dans  le  caractère  de  ces 
peuplades  nomades.  Ce  ne  fut  qu'après  un  certain 
temps,  et  à  l'établissement  à  peu  près  assuré  de  la  vie 
sédentaire,  que  l'on  put  renouer  les  principes  élémen- 
taires de  la  formation  des  noms.  Voici,  d'après  un  his- 
torien moderne,  l'interprétation  de  quelques  noms 
gaulois  qui  paraissent  être  nés  des  motifs  de  guerre 
ou  des  circonstances  qui  les  accompagnaient  :  Vercin- 
gélorix,  le  grand  chef  des  cent  tètes;  Orgétorix,  le 
chef  des  cent  vallées  ;  Boiorix ,  le  chef  terrible  ;  Gal- 
gacus,  le  chef  des  forêts.  Un  peu  plus  tard  les  premiers 
chefs  des  peuplades  qui  envahirent  la  Gaule  et  y  do- 
minèrent,  portèrent  aussi  des  noms  significatifs,  dont 
nous  allons  donner  l'interprétation  d'après  M.  Augustin 


_  75  - 

Thierry  :  Mero-Wig,  éminent  guerrier  ;  Hildérik,  fort 
ou  brave  au  combat  ;  Hlodowig  (Clovis),  célèbre  guer- 
rier; Théoderik,  brave  ou  puissant  parmi  le  peuple; 
HLodo-rair,  chef  célèbre;  Hilde-bert,  brillant  dans  le 
combat;  HLot-her,  célèbre  et  éminent;  Theode-bert, 
brillant  parmi  le  peuple;  Hilpe-rik,  puissant  à  se- 
courir. 

Cependant,  au  milieu  de  ce  mouvement  général  des 
peuples  qui  tendait  à  s'équilibrer,  l'événement  le  plus 
important  pour  les  destinées  humaines,  la  splendide 
lumière  du  christianisme  s'était  levée  sur  le  monde. 
L'établissement  de  cette  religion  persécutée  dès  son 
origine,  et  toujours  croissante,  toujours  victorieuse, 
malgré  tous  les  schismes  et  toutes  les  hérésies  qui  ont 
déchiré  son  sein,  venait  redonner  à  l'homme  ses  titres 
primitifs  en  le  retrempant  à  sa  première  source.  Ce 
fait  mémorable  à  tous  les  points  de  vue  devait  avoir 
une  immense  influence  sur  la  direction  des  idées.  En 
nous  inclinant  devant  lui,  dans  tout  son  ensemble,  nous 
y  saisirons,  autant  que  possible,  les  détails  particuliers 
qui  peuvent  se  rattacher  au  sujet  de  cette  étude. 

Le  monde  ancien  s'était  peu  à  peu  écroulé  et  avait 
fait  place  à  des  races  neuves ,  fortes  et  aptes  à  s'assi- 
miler les  nouvelles  doctrines.  Il  y  eut  donc  d'abord 
transformation  et  ensuite  évolution  progressive  dans  le 
mouvement  intellectuel  de  ces  peuples  incultes  et 
barbares  qui  aspiraient  instinctivement  à  la  civilisation. 
La  lumière  tendait  à  se  dégager  de  ce  chaos.  «  La 
»  barbarie,  nous  dit  M.  Guizot,  c'est  l'humanité  forte 
»  et  active,  mais  abandonnée  à  l'impulsion  de  ses  pen- 
»  chants,  à  la  mobilité  de  ses  fantaisies,  à  la  grossière 


—  76  - 

»  imperfection  de  ses  connaissances,  à  l'incohérence 
»  de  ses  idées,  à  l'infinie  variété  des  situations  et  des 
»  accidents  de  la  vie.  »  C'est  précisément  cet  état  in- 
forme que  le  christianisme  était  appelé  à  régénérer,  à 
discipliner,  à  moraliser  et  à  perfectionner;  ce  fut  là  sa 
mission  et  c'est  la  glorieuse  tâche  qu'il  a  su  accomplir. 
On  connaît  la  lutte  qui  s'éleva  dans  les  premiers 
siècles  de  l'ère  chrétienne  entre  les  antiques  erreurs 
du  paganisme  et  le  christianisme  naissant.  Chacun  sait 
au  prix  de  quel  sang  généreux,  on  parvint  à  triompher 
de  toute  l'opiniâtre  et  cruelle  persistance  des  païens 
qui  ,  durant  trois  siècles ,  ont  envoyé  les  martyrs  au 
cirque.  Mais  enfin  la  paix  fut  rendue  à  fEglise,  et, 
sous  l'action  vivifiante  de  son  souffle  régénérateur,  une 
civilisation  nouvelle  surgit  et  prit  son  cours. 

Après  avoir  reconnu  les  motifs  ou  les  circonstances 
qui  concouraient  au  choix  des  noms  chez  les  anciens 
peuples,  il  nous  reste  à  examiner  sous  quelle  nouvelle 
influence  ont  été  donnés  les  prénoms  ou  noms  de 
haptème  dans  le  sein  du  christianisme. 

Il  paraît  que  l'imposition  du  nom  de  baptême  suivit 
de  prés  l'institulion  du  culte  des  martyrs  et  des  saints. 
La  coutume  s'établit  parmi  les  premiers  chrétiens  de 
rappeler  annuellement  les  combats  et  la  constance  des 
martyrs  au  même  jour  oii  ils  avaient  souffert  la  mort. 
On  célébrait  le  saint  sacrifice  dé  la  messe  à  l'endroit 
même  oïi  étaient  ensevelis  ces  glorieux  trophées.  C'est 
depuis  aussi  que  fEglise,  dans  son  langage  sublime, 
s'élevant  par  les  élans  de  la  foi  au-dessus  de  toutes 
les  idées  terrestres,  a  appelé  le  jour  de  la  mort  de  ses 
Sainis  du  nom  de  Dies  natalis,  jour  de  Nativité,  parce 


—  11  — 

qu'elle  a  jugé  qu'à  l'issue  tle  cette  vie  orageuse  et 
pleine  de  périls,  de  luttes  et  de  combats,  les  élus  nais- 
saient à  une  vie  véritable ,  immortelle  et  dotée  de 
suaves  et  éternelles  joies.  Dans  ces  jours  de  pieuse 
commémoration ,  après  la  célébration  de  la  messe  et 
l'instruction  évangélique,  on  prit  l'habitude  de  réciter  les 
noms  de  ceux  qui ,  ce  jour  là ,  étaient  morts  pour  la 
défense  de  la  foi.  On  racontait  les  périls  qu'ils  avaient 
traversés ,  les  combats  qu'ils  avaient  soutenus ,  et  on 
terminait  le  panégyrique  en  rapportant  le  triomphe 
qu'ils  avaient  obtenu.  Ces  récits  se  nommaient  Le- 
genda  ou  Lectures,  d'où  est  venu  le  mot  Légendes. 

Lorsque  les  persécutions  cessèrent,  les  familles  chré- 
tiennes sentirent  le  besoin  de  se  retracer  souvent  le 
nom  des  martyrs  qui  avaient  succombé  et  de  fortifier 
leur  constance  du  souvenir  des  épreuves  souffertes  par 
ces  généreux  athlètes.  L'Eglise  se  plut  à  les  placer 
dans  ses  annales,  pour  les  honorer  et  pour  les  proposer 
comme  modèles  à  tous  les  chrétiens.  Il  était  tout  na- 
turel que  les  noms  des  enfants  ou  des  adultes  régéné- 
rés par  le  baptême  fussent  tirés  de  ces  martyrologes; 
on  comprend  que  chaque  famille  tînt  à  honneur  de 
compter  parmi  les  noms  de  ses  membres  des  noms  que 
le  martyre  avait  illustrés,  en  un  mot,  les  noms  de  ces 
héros  de  la  foi  qui ,  selon  la  parole  divine ,  ont  dû 
recevoir  eux-mêmes ,  en  entrant  dans  les  conditions 
nouvelles  de  leur  existence  immortelle,  un  nouveau 
nom  qui  est  écrit  ineffaçablement  sur  le  livre  de  vie('i). 

(1)  Vincenti  dabo  in  calculo  nomen  novum  scriptum  quod  nemo 
scit  nisi  qui  accepit  (Apocal.  chap.  2,  vers.  17). 

soc    d'ag.  6 


—  78  — 

L'usage  s'était  établi,  pendant  les  nersécalions,  de- 
donner  au  néophyte  un  parrain  et  une  marraine;  il 
avait  paru  nécessaire  de  ne  recevoir  au  rang  des  fi- 
dèles les  nouveaux  prosélytes,  qu'avec  la  garantie  d'un 
ou  de  deux  chrétiens  bien  connus  qui  consentissent  à 
répondre  de  la  croyance  et  des  bonnes  intentions  du 
postulant.  Quand  la  persécution  eut  cessé,  la  coutume 
dont  elle  avait  fait  une  nécessité  persista,  alors  le  par- 
rain et  la  marraine  prenaient  l'engagement  de  sur- 
veiller l'instruction  future  de  l'enfant  et  de  seconder 
le  développement  des  principes  de  foi.  L'union  spiri- 
tuelle qui  se  formait  ainsi  entre  les  parrains  et  les  fil- 
leuls donnait  lieu  aux  parrains  de  faire  à  l'enfant  ou 
à  sa  famille  des  dons  proportionnés  à  leur  fortune. 

Les  noms  ds  parrain  et  marraine  dérivent  de  ceux 
de  père  et  mère.  Leurs  fonctions  et  leurs  devoirs  sont 
naturellement  de  les  suppléer. 

Dans  l'ancien  temps  on  avait  la  coutume,  en  France, 
d'avoir  quatre  parrains ,  ensuite  on  n'en  donna  plus 
que  deux  et  une  marraine  pour  un  garçon,  et  seule- 
ment un  parrain  et  une  marraine  pour  une  fille.  Au- 
jourd'hui, d'après  les  règlements  du  concile  de  Trente, 
dans  tous  les  cas  on  n'a  plus  qu'un  parrain  et  une 
marraine. 

La  légende,  avons-nous  dit,  prit  naissance  sur  le 
tombeau  des  martyrs.  Peu  à  peu  tous  ces  récits  portés 
de  bouche  en  bouche  par  la  tradition  durent  revêtir 
un  caractère  de  plus  en  plus  vénéré.  Ce  fut  par  ce 
motif  qu'à  l'époque  du  baptême  on  continua  à  venir 
chercher  auprès  d'un  de  ces  noms  un  chéri  patronage, 
de  là   l'origine  du  nom  de  baptême,   ainsi  prévalut  la 


—  79  — 

coutume  d'adopter  des  noms  de  saints  aux  fonts  bap- 
tismaux. Ces  noms  bénis  par  l'Eglise  et  choisis  parmi 
ceux  qu'elle  présentait  à  la  vénération  des  fidèles,  de- 
vaient être  préférés  par  la  raison  qu'ils  plaçaient  le 
néophyte  sous  la  protection  d'un  patron  céleste ,  sur 
l'intercession  duquel  on  aimait  à  se  confier.  Cette  as- 
sistance, d'après  tous  les  témoignages  les  plus  certains, 
a  été  souvent  invoquée  avec  un  succès  merveilleux. 
Aussi  le  nom  de  baptême  a  été,  généralement,  placé  au 
rang  des  souvenirs  religieux  que  l'on  révère  et  dont  on 
se  plaît  à  célébrer  le  retour  annuel  en  reportant  tou- 
jours à  Dieu  le  culte  que  l'on  rend  au  saint.  Louis  IX, 
roi  de  France ,  attachait  un  tel  prix  au  sacrement  du 
baptême,  qu'il  disait  souvent  avoir  plus  à  cœur  la 
dignité  et  l'honneur  reçus  par  lui  à  Poissy,  sur  les 
fonts  baptismaux,  que  tous  les  hommages  de  sa  cour 
et  tout  l'éclat  de  son  trône.  Il  aimait  à  aller  à  Poissy, 
en  mémoire  de  son  baptême,  et  il  signait  ordinaire- 
ment :  Louis  de  Poissy,  estimant  le  titre  d'enfant  de 
Dieu  au-dessus  du  titre  de  roi  de  France. 

Le  nom  de  baptême,  aujourd'hui  encore,  fait  sou- 
vent le  plus  doux  charme  des  pensées  d'une  mère  ou 
d'une  épouse.  N'amène-il  pas  aussi  quelquefois  les 
roses  de  la  pudeur  sur  les  joues  de  la  jeune  fille  ?  ne 
fait-il  pas,  à  certaines  heures,  battre  d'un  mouvement 
plu?  rapide  et  plus  vif  le  cœur  du  jeune  homme  ? 
N'est -il  pas,  à  des  jours  de  fête  désirés,  l'occasion  de 
douces  et  expansives  réunions  de  famille?  Ne  réveille- 
t-il  pas,  en  un  mot,  dans  toutes  les  âmes  une  foule  de 
sensations  diverses  selon  l'idée  du  moment  et  les  cir- 
constances qui  s'y  joignent  ? 


—  80  — 

Il  est  difficile  d'assigner  une  époque  précise  à  l'ori- 
gine des  noms  de  famille.  D'après  Mezeray,  ce  ne  fut 
que  vers  la  fin  du  règne  de  Philippe-Auguste  (12:24;), 
que  les  familles  commencèrent  à  avoir  des  noms  fixes 
et  héréditaires.  Quelquefois  les  noms  de  baptême  sont 
devenus  des  noms  de  famille;  d'autres  fois  les  noms 
sont  provenus  les  uns  des  défauts  du  corps,  les  autres 
des  bonnes  ou  mauvaises  qualités ,  ceux-là  des  mois , 
des  jours  de  la  semaine  ;  ceux-ci  de  l'âge ,  de  la  cou- 
leur, de  la  profession,  de  l'office,  etc.  :  ainsi  se  sont 
formés  les  noms  suivants  :  le  Bègue,  le  Bel,  Ménager, 
le  Doux,  le  Fort,  Petit,  le  Brun,  le  Blanc,  le  Riche, 
le  Jeune,  Janvier,  Février,  etc.  Un  certain  nombre  est 
tiré  de  l'agriculture,  tels  sont  :  Buisson,  Haulefeuille, 
de  Lorme,  du  Fresne,  du  Pin,  Rosier,  etc. 

Les  possesseurs  de  fiefs  ajoutèrent  bientôt  à  leurs 
noms  de  baptême  celui  de  leur  terre,  ce  qui  est  devenu 
insensiblement  le  nom  de  famille.  Quelquefois  aussi, 
dans  certaines  familles  nobiliaires,  le  prénom  arrivait 
à  remplir  l'office  du  nom  et  le  nom  de  la  terre  ou  du 
fief  celui  du  surnom.  C'est  dans  cette  vague  obscurité 
et  sans  date  précise  que,  chez  les  peuples  modernes, 
le  nom  de  famille  paraît  avoir  pris  son  origine. 

En  terminant,  nous  allons  jeter  un  coup  d'œil  sur 
l'influence  des  noms  et  sur  les  changements  qui  leur 
sont  faits  dans  certaines  circonstances.  Il  est  généra- 
lement reconnu  que  l'affinité  ou  la  relation  accidentelle 
d'un  nom  avec  un  sentiment  de  plaisir  ou  de  dégoût, 
avec  une  impression  d'intérêt  ou  de  répulsion,  exerce 
sur  les  esprits  une  puissance  incontestable.  Cette  sen- 
sation   indéfinie   qui   surgit   d'un  nom  tient  à  divers 


—  81  — 

motifs  el  surloul  à  l'association  des  idées  avec  cer- 
taines consonnances  ou  certaines  images  qui  ont  une 
sorte  d'influence  magique  sur  l'imagination.  Cet  effet 
a  été  attesté  par  tous  les  siècles  et  éprouvé  dans  tous 
les  pays.  On  sait  de  quel  prodigieux  reflet  brillent  en- 
core certains  noms  propres  qui  caractérisent  la  per- 
sonne à  laquelle  on  les  applique.  Ainsi,  après  deux 
mille  ans,  on  dit  d'un  capitaine  habile  et  valeureux, 
c'est  un  Alexandre,  c'est  un  César;  d'un  orateur  élo- 
quent et  disert,  c'est  un  Démosthène,  c'est  un  Cicéron. 
De  pareilles  locutions  s'emploient,  à  aussi  juste  titre, 
pour  des  célébrités  modernes.  Nous  jiourrions  désigner 
comme  types  caractérisques  usuels ,  les  Bayard ,  les 
Jean-Bart  et  des  renommées  analogues  dans  le  clergé, 
la  magistrature,  dans  l'agriculture,  dans  les  sciences, 
les  lettres  et  les  arts;  ces  noms  viennent  sur  toutes  les 
lèvres,  mais  nous  devons  ici  nous  borner.  Pour  abré- 
ger donc  et  pour  ne  pas  mésuser  du  luxe  d'un  sujet 
avec  lequel  nous  sentons  toute  la  témérité  d'avoir  me- 
suré nos  forces ,  nous  ajouterons  seulement  que  le 
monde  entier  sait  de  quel  glorieux  prestige  a  été  en- 
vironné et  couronné  le  nom  de  Napoléon. 

D'autre  part,  il  est  des  noms  qui  sonnent  si  mal  à 
l'oreille  qu'ils  exposent  ceux  qui  les  portent  à  de  fré- 
quents sarcasmes;  il  est  fâcheux  que  la  rencontre  dis- 
cordante de  quelques  syllabes  produise  un  pareil  effet, 
mais  on  ne  peut  nier  l'évidence.  Le  nom  seul  a  causé 
la  disgrâce  de  bien  des  personnes,  aussi  le  cas  de 
changement  de  nom  s'est  souvent  présenté. 

Le  roi  François  I^r  avait  un  médecin  italien  qui  se 
nommait  Senza  Malizia  ;  celui-ci  trouvant  son  nom  ri- 


—  82  — 

dicule,  le  traduisit  en  grec  et  se  fit  appeler  Akakia. 

Le  nom  vulgaire  d'un  grand  poète  italien  était  Tra- 
passi  ;  son  puissant  protecteur  lui  substitua  un  nom 
harmonieux  et  élégant  que  le  poète  rendit  illustre,  ce 
fut  celui  de  Métastase. 

Le  poète  français  Viaut,  supposant  que  son  nom  pou- 
vait mettre  obstacle  à  ses  succès,  parvint  à  donner  un 
nouveau  prix  à  ses  productions  en  adoptant  le  nom  plus 
poétique  de  Théophile. 

Barbier,  précepteur  du  fils  de  Colbert,  changea  son 
nom  en  celui  de  d'Aucourt,  devenu  inséparable  de 
Barbier.  Le  Père  Coraère  déguisa  le  sien  en  changeant 
seulement  une  lettre,  et  se  fit  nommer  Comire  pour 
éviter  la  réunion  des  mots  père  et  Gomère  qui  avait 
quelque  chose  de  grotesque. 

Madame  de  Gomez,  femme  de  lettres,  ne  voulut  pas 
renoncer  à  son  nom  pour  prendre  celui  de  son  époux, 
nommé  Bonhomme. 

Dans  un  autre  genre ,  on  rapporte  qu'un  certain 
Gaucher  prit  le  nom  de  Scevola ,  parce  que  Scevola 
ayant  brûlé  sa  main  droite  en  devint  gaucher.  Un 
nommé  Valet  traduisit  le  sien  par  celui  Servilius.  Un 
autre  qui  se  nommait  Bout-d'Homme  ne  balança  pas  à 
se  faire  appeler  Virulus. 

On  sait  que  la  belle  Héloïse  donna  à  son  fils  le  nom 
d'Astrolabe  qui  avait  quelque  rapport  avec  les  étoiles, 
comme  le  sien  en  avait  avec  le  soleil. 

Il  est  permis  de  supposer  que  certains  noms  peuvent 
produire  un  effet  sensible  sur  les  caractères.  Par 
exemple,  la  coutume  pernicieuse  de  donner  des  noms 
romanesques  à  àe  jeunes  filles,  surtout  dans  les  con- 


I 


—  83  — 

ditions  médiocres,  expose  à  des  conséquences  funestes, 
et  l'on  serait  peut-être  dans  le  vrai  en  assurant  que 
beaucoup  de  j-eunes  personnes  du  nom  de  Velleda, 
Atala ,  Malvina...  eussent  échappé  à  de  dangereuses 
séductions  et  à  de  déplorables  chutes,  sous  la  dénomi- 
nation plus  simple  de  Catherine,  Françoise,  Julienne. 

Quelquefois  aussi ,  lorsque  la  puissance  du  nom 
n'agit  pas  sur  la  personne  qui  le  porte,  elle  peut  exer- 
cer une  grande  influence  sur  la  personne  qui  l'entend. 
En  voici  un  exemple  entre  beaucoup  d'autres.  Mon- 
taigne cite  un  jeune  débauché  qui,  épris  d'une  cour- 
tisane et  étant  sur  le  point  d'en  obtenir  la  possession, 
lui  demanda  son  nom  ;  celle-ci  répondit  se  nommer 
Marie.  Ce  nom  réveilla  soudain  dans  le  cœur  de  cet 
étourdi  de  si  vifs  sentiments  de  respect  et  de  culte  re- 
ligieux envers  la  sainte  Vierge,  que  non  seulement  il 
chassa  de  sa  présence  celle  qui  prostituait  ce  doux  et 
saint  nom,  mais  il  sentit  s'opérer  en  lui  une  conversion 
subite  qui  persista  et  il  en  amenda  tout  le  reste  de  sa 
vie.  Montaigne  ajoute,  dans  ce  langage  que  l'on  connaît  : 
«  Cette  correction  voyelle  et  auriculaire,  dévolieuse 
»  tira  droict  à  l'âme.  » 

L'influence  des  noms  d'une  grande  longueur  remonte 
à  une  époque  déjà  loin.  Lucien  parle  d'un  certain  Si- 
mon qui,  étant  parvenu  à  une  grande  fortune,  crut 
qu'il  n'était  plus  d'une  nature  à  n'avoir  qu'un  nom  de 
deux  syllabes,  il  prit  donc  le  nom  de  Simonides.  Aussi, 
dit  Lucien,  de  dissyllabe  qu'il  avait  été  dans  la  bassesse 
de  sa  première  condition,  il  devint  quadrissyllabe  après 
l'heureux  changement  de  sa  fortune.  Que  de  gens,  de- 
puis ,  courent  encore  après  une  ou  deux  syllabes  !  La 


—  84  — 

faiblesse  humaine  en  est  sur  ce  point  sans  cesse  à 
l'alphabet,  Les  Espagnols  ont  toujours  eu  un  grand  at- 
trait pour  les  noms  volumineux  et  longs.  Lorsqu'ils 
n'ont  pas  d'autres  moyens  ils  ajoutent  les  endroits  de 
leur  résidence  pour  les  allonger.  On  connaît  la  décon- 
venue de  cet  Espagnol  surpris  par  la  nuit  qui,  se  pré- 
sentant à  une  heure  avancée  à  la  porte  d'une  hôtellerie 
de  village,  défila  une  telle  kyrielle  de  noms  à  l'hôte, 
qui  l'interrogeait  de  l'intérieur,  que  celui-ci,  effrayé 
d'une  si  nombreuse  compagnie  qu'il  ne  pouvait  loger, 
refusa  d'ouvrir  sa  porte  et  laissa  le  voyageur  coucher 
à  la  belle  étoile  avec  toute  sa  société  nominale. 

Il  est  des  noms  qui  font  l'heureuse  fortune  de  ceux 
qui  les  portent.  Regillianus  fut  promu  à  la  souverai- 
neté par  la  seule  raison  que  son  nom  avait  une  con- 
sonnance  royale.  Jovien  fut  acclamé  empereur,  parce 
que  le  sien  se  rapprochait  de  celui  de  Julien  qu'on 
venait  de  perdre  et  dont  la  mémoire  était  chère  aux 
gens  de  guerre. 

Blanche  de  Castille  fut  choisie  pour  la  douceur  de 
son  nom,  à  l'exclusion  de  sa  sœurUrraca  dont  le  nom 
parut  trop  rude.  Blanche  dut  ainsi  à  cet  avantage  eu- 
phonique d'épouser  Louis  VIII,  d'être  reine  de  France 
et  de  devenir  l'illustre  mère  de  Louis  IX. 

Dans  des  circonstances  d'un  autre  ordre,  nous  pou- 
vons rappeler  qu'on  a  vu  quelquefois  le  nom  et  le 
pavillon  d'un  vaisseau,  le  simple  numéro  du  drapeau 
d'un  régiment  être  d'un  stimulant  prodigieux  et  d'une 
immense  influence  sur  les  multitudes  qui  se  ralliaient 
sous  leurs  enseignes.  Il  est  bien  naturel  de  penser  que 
le  nom  individuel  ait  la  puissance  de  produire,  pro- 


—  85  — 
portionnellement,   un  effet  analogue  sur  la  personne. 

Enfin  l'influence  des  noms  se  fait  sentir  même  dans 
des  occasions  beaucoup  moins  importantes.  Voltaire 
assure  que  si  Pertharites,  tragédie  de  Corneille,  eut  une 
mauvaise  fortune,  il  faut  attribuer  sa  chute  surtout  à 
ce  que  l'auteur  avait  choisi  des  noms  dissonants  et 
barbares  tels  que  une  Edwige,  un  Grimoald,  un  Gari- 
balJe,  etc.  Molière,  moins  gêné  dans  ses  choix,  a  été 
beaucoup  plus  heureux  en  nommant  son  avare ,  Har- 
pagon, et  son  imposteur,  Tartuffe. 

Nous  croyons  avoir  établi  d'une  manière  plausible, 
que  certains  noms  font  éprouver  des  sensations  douces, 
agréables  ou  pénibles,  suivant  le  mode  dont  ils  s'asso- 
cient avec  nos  idées,  selon  les  traces  qu'ils  réveillent 
dans  notre  imagination.  Notre  situation  d'esprit  fient 
souvent  ainsi  à  un  simple  élément  phonétique  dont  la 
vibration  remue  plus  ou  moins  fortement  notre  sensi- 
bilité. Ceux  qui  pensent  donc  que  le  nom ,  cette  sorte 
de  médaille  intellectuelle  qui  se  joue  si  victorieusement 
de  la  rouille  des  siècles,  peut  avoir,  en  certains  cas, 
une  influence  particulière  sur  les  destinées  de  la  vie, 
n'ont  assurément  pas  une  opinion  qui  ne  soit  digne 
d'un  sérieux  examen. 

Nous  avons  voulu  témoigner  dans  cette  revue  suc- 
cincte que  l'importance  et  l'influence  des  noms  ont 
été  hautement  reconnues  en  tout  temps,  en  tous  lieux 
et  chez  tous  les  peuples.  Il  semble  évident,  dès  lors, 
qu'un  usage  si  universellement  observé  et  une  opinion 
si  généralement  répandue  doivent  tenir  à  de  puissanles 
causes.  Nous  désirons  que   cette  simple  esquisse  sur 


—  86  — 

une  question  qui  se  rattache  à  des  intérêts  intimes  et 
de  tous  les  instants  dans  chaque  famille,  puisse  ins- 
pirer à  de  plus  habiles  de  la  traiter  avec  ce  cachet  de 
science  et  de  perfection  que  nous  aurions  été  heureux 
de  pouvoir  lui  imprimer. 


ASTIÇTITÈS     CELTIQVES 

Kuinimaliqae   An^îïine     . 


I 


Prtniicrr    PcrioJc 

"VtT!  Uii300  3TantJC]u!qn'ciiSÎ 


Ptanittc  CliHe 


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AKTIÇÏITÈS       lELTHjVES 

HunmmalKjue    AtiJeTint, 


'rroisitmi-   PcriDdc 

IclaillDiH.IJtih.  ÎUdirttham, 


Mo^najti  Ga!lo-RomalllB(Anjon) 


B^/M 


ti\\i\liiW«iU'4i\»i*iiom!\!5;it^ii\t«^MW\.irài(rt.îWlitX 


iNTIQUntS  CELTIQUES 


NUMISMATIQUE  ANGEVINE 

par 
M     \.    GODAKD-FAULTRIER. 


Un  excellent  ouvrage  intitulé  :  Essai  sur  la  numis- 
matique gauloise  du  Nord-Ouest  de  la  France  par  Ed. 
Lambert,  conservateur  de  la  Bibliothèque  de  Bayeux 
(Paris,  Derache,  rue  du  Bouloy  no  7),  parut  en  1844. 

Dix-sept  ans  écoulés  qui,  de  nos  jours,  valent  un 
siècle  tant  la  science  archéologique  progresse  rapide- 
ment, ne  lui  ont  rien  fait  perdre  dosa  valeur;  les  bons 
vins  ne  se  gâtent  pas  à  vieillir,  et  l'on  s'empresse  de 
les  servir.  Au  même  titre,  notre  compte-rendu  ne  sera 
point  suranné,  il  roulera  d'ailleurs  moins  sur  l'ensemble 
de  l'ouvrage  de  M.  Lambert  que  sur  la  partie  qui  se 
réfère  à  l'Anjou,  chose  pour  nous  toujours  jeune; 
nous  nous  permettons  d'y  joindre  nos  propres  obser- 
vations. A  l'appui  de  notre  analyse,  nous  donnons  trois 
planches  de  médailles  que  M.  Dainville,  notre  collègue, 
s'est  empressé  de  dessiner  en  les  extrayant  de  l'ou- 


—  88  — 

vrage  do  M.  Lambert  qui  nous  a  été  communiqué  par 
M.  Renault,  employé  des  postes.  Ces  trois  planches 
correspondent  à  trois  périodes  différentes. 

PREMIÈRE  PLANCHE. 

La  première  planche  répond  à  la  première  pé- 
riode qui  commence  vers  l'an  300  ans  avant  J.-C.  et 
finit  à  l'an  278;  elle  comprend  deux  classes  de  mon- 
naies autonomes.  Dans  la  première  classe  on  distingue 
sept  anneaux  monétaires  dont  les  originaux,  les  uns  en 
plomb  et  les  autres  en  potin,  furent  trouvés  en  Touraine. 
Nous  en  avons  découvert  de  semblable^  au  camp  ro- 
main de  Frémur  près  d'Angers  (voir  au  Musée  des  an- 
tiquités). 

Ces  pièces  évidées  qui  pouvaient  s'enfiler,  comme 
aujourd'hui  encore,  celles  des  Chinois,  ont  été  coulées 
et  sont  réputées  les  plus  anciennes  de  l'époque  celtique. 
N'ayant  aucun  type  particulier,  elles  n'appartiennent 
pas  plus  à  l'Anjou  qu'à  d'autres  contrées  de  l'ancienne 
Gaule.  Tl  y  en  avait  de  fer,  qui,  au  temps  de  César,  cir- 
culaient dans  la  Grande-Bretagne,  comme  le  prouve  ce 
passage  des  commentaires  (liv.V,  t.  163,  édit.  de  4565, 
de  Bello  gallico):  «  Utuntur  (Britanni)  autem  numo  œreo, 
»  aut  annulis  ferreis  ad  certum  pondus  examinatis  pro 
»  nunio.  » 

Dans  la  deuxième  classe  de  notre  première  planche 
on  distingue  sous  les  nos  g,  2^  et  23  (1)  trois  monnaies 
gauloises  coulées  l'une  en  airain  et  les  deux  autres  en 
potin.  Trouvées  à  la  Chalouère  d'Angers  en  1828,  elles 

(Ij  Nous  avertissons  le  lecteur,  une  fois  pour  toutes ,  que  nous 
avons  conservé  le  numérotage  des  planches  de  M.  Lambert. 


—  89  — 

ont.  été  par  les  numismates  les  plus  compétents,  attri- 
buées aux  Andecaves. 

On  y  remarque  sur  l'avers  une  tête  barbare  à  gauche, 
et  sur  le  revers  le  taureau  cornupète,  emblème  solaire 
et  imitation  de  certain  type  des  monnaies  de  cuivre  de 
Marseille  (page  204).  On  sait  en  effet  que  les  premiers 
éléments  de  l'art  de  fabriquer  la  monnaie  gauloise 
jiaraissent  avoir  été  empruntés  à  la  colonie  phocéenne 
qui  fut  établie  en  cette  ville  vers  l'an  600  avant  J.-C. 

Le  taureau  cornupète  est  im  symbole  d'Apollon  (Nu- 
mismatique ancienne,  page  92,  encyclopédie  Roret).  Le 
bœuf  ne  joua  pas  seulement  un  grand  rôle  en  Egypte, 
on  le  retrouve  aussi  sur  nos  monnaies  celtiques  et 
jusque  sous  nos  rois  Mérovingiens  dans  le  tombeau  de 
Childéric  (découverte  de  1653).  Il  se  rattache  au  culte 
du  soleil  sous  divers  noms  ainsi  que  le  prouve  ce  pas- 
sage des  Dionysiaques  de  Nonnus  (I)  (liv.  XL,  vers  ^90 
et  suivant.-).  «  Soleil,  tu  es  Belus  sur  les  plages  del'Eu- 
»  phrate,  Ammon  en  Lybie,  Apis  sur  le  Nil,  en  Arabie 
»  Saturne,  en  Assyrie  Jupiter,  en  Perse  Milhras,  à  Ba- 
»  bylone  Hélios,  Apollon  à  Delphes,  etc,  etc.  »  L'Apis 
gaulois  est  donc  d'importation  égyptienne.  On  retrouve 
sa  tête  de  front  sur  une  médaille  celtique,  n"  24, 
planche  l^e  de  l'ouvrage  de  M.  Lambert.  Ceci  nous  re- 
met en  mémoire  la  découverte  qui  fut  faite  à  Doué, 
vers  ITS^,  d'une  tête  de  bœuf  sculptée  en  tuf  blanc, 
dans  un  temple  souterrain  à  plus  de  7  mètres  de  pro- 

(1)  Nonnus,  poète  grec  du  ve  siècle,  natif  de  Panople  en  Egypte, 
est  auteur  d'un  poëme  en  vers  héroïques,  en  quarante-liuit  livres, 
intitulé  les  Dionijsiaques,  et  d'une  paraphrase  en  vers  sur  l'Evangile 
de  saint  Jean. 


—  90  — 

fondeur.  Ce  morceau  avait  plus  de  i5  centimètres  de 
hauteur.  Nous  avons  exprimé  nos  doutes  sur  l'origine 
celtique  de  cet  objet  dans  nos  Monuments  gaulois  de 
l'Anjou,  pages  97  et  98,  mais  d'après  ce  qui  précède, 
nous  sommes  maintenant  tenté  d'y  voir  la  figure  de 
l'Apis  gaulois.  Cette  tète,  qui  fut  donnée  à  Bodin,  a  été 
gravée  dans  son  volume  du  Haut-Anjou,  planche  3, 
figure  6.  Le  soleil  et  les  autres  astres  étaient  si  bien 
les  dieux  d'autrefois,  que  c'est  de  leur  cours  qu'ils 
tirent  le  nom  générique  de  Qeoçdu  mot  grec  QgjV  courir. 
Le  culte  de  Belenus ,  le  soleil,  même  que  Baal,  Béel, 
Bel,  Belus  est  venu  de  la  Babylonie  et  de  l'Assyrie. 
Porté  à  Carthage,  il  se  répandit  de  ce  dernier  point 
dans  les  contrées  occidentales  par  la  voie  du  commerce 
suivant  Parisot  (Biograp.  mylhol.). 

DEUXIÈME  PLAJ^CHE. 

La  deuxième  planche  répond  à  la  deuxième  période 
qui  va  de  l'an  278  à  l'an  400  avant  J.-C.  Cette  planche 
passe  sous  silence  la  première  classe  et  la  troisième, 
parce  que  celles-ci  ne  renferment  aucune  pièce  angevine. 
La  deuxième  planche  ne  comprend  donc  que  la  deuxième 
classe  et  la  quatrième. 

Dans  la  deuxième  classe  on  distingue  sous  les  noM9, 
20  et  21  trois  monnaies  gauloises,  d'or,  frappées  en  style 
gallo-grec,  attribuées  aux  Andécaves.  On  y  voit  sur 
l'avers  :  1°  une  tête  à  droite  d'ApoUon-Belenus  entourée 
de  cordons  perlés,  2"  une  sorte  d'arc  et  très  distincte- 
ment un  mors  de  cheval  placé  devant  la  face  ;  sur  le 
revers  :  1°  le  cheval  androcéphale  (à  tête  humaine), 


—  91  — 

2°  une  figure  conductrice,  3°  un  génie  debout  sous  le 
ventre  du  cheval;  les  roues  et  le  char  ne  paraissent 
plus. 

Ces  pièces  d'or,  légèrement  concaves  d'un  côté  et 
convexes  de  l'autre,  sont  de  grossières  imitations  des 
stalères  de  Philippe  II  de  Macédoine,  statères  qui 
s'introduisirent  dans  la  Celtique  après  le  retour  de  la 
dernière  expédition  gauloise  faite  dans  la  Grèce 
sous  le  second  Brennus  (278  avant  J.-C.)  et  voilà  pour- 
quoi l'on  nomme  ces  pièces  gallo-grecques.  Elles  sont 
assez  communes  mais  avec  des  symboles  variés  et  dis- 
tincts pour  chaque  peuplade  particulière  de  la  Gaule 
du  Nord-Ouest  dite  armoricaine.  Il  vient  d'en  être  dé- 
couvert 150  dans  un  vase  à  Chaîlain-la-Poterie,  arron- 
dissement de  Segré;  le  Musée  des  antiquités  en  possède 
deux.  Nous  venons  de  voir  que  les  emblèmes  de  la 
monnaie  angevine  de  la  deuxième  classe  de  la  deuxième 
période,  sont  la  tète  d'Apollon-Belenus,  avec  une  sorte 
d'arc  et  le  mors  de  cheval  placés  en  avant  de  la  face, 
puis  le  cheval  androcéphale  avec  un  génie  debout  sous 
le  ventre  du  coursier^  plus  une  figure  conductrice. 

Sur  les  monnaies  des  Cénoinans  et  des  Pictons  on 
retrouve  la  même  tête  d'Apollon  et  le  même  cheval  an- 
drocéphale, mais  avec  des  attributs  différents.  Ainsi  sur 
la  monnaie  du  Mans,  l'andro'îéphale  a  des  ailes  et  la 
figure  conductrice  tient  un  guidon  carré,  sorte  de  voile 
carré  nommé  Péplum,  symbole  de  l'air;  en  outre  le 
génie  placé  sous  le  ventre  du  cheval  est  couché. 

Sur  la  monnaie  des  Pictons  ,  l'androcéphale  pareil  à 
celui  de  l'Anjou  n'est  pas  ailé,  mais  la  figure  conduc- 
trice tient  une  couronne  ou  un  cercle  perlé,  puis  au- 


—  92  — 

dessous  se  voit  une  main  étendue  au-dessus  du  mors  de 
cheval. 

Tous  ces  points  de  dissemblance  d'un  côté,  et  de 
ressemblance  de  l'autre,  ont  fait  dire  à  M.  Lambert 
que  «  les  Andécaves  paraissent  avoir  une  monnaie 
»  dont  les  types  participent  des  uns  et  des  autres.  » 

L'Anjou  en  effet  par  sa  situation  géographique  sur 
les  bords  de  la  Loire,  aux  limites  de  la  Celtique  el  de 
l'Aquitaine  eut  longtemps  un  caractère  mixte. 

Passons  maintenant  à  l'explication  un  peu  conjectu- 
rale des  emblèmes  de  notre  monnaie  angevine  au  type 
gallo-grec.  M.  Lambert  voit  dans  la  figure  d'Apollon- 
Belenus  l'image  du  soleil;  dans  l'arc  el  le  mors,  des 
emblèmes  appartenant  au  même  dieu  comme  vain- 
queur et  comme  voyageur  éthéréen;  dans  le  cheval 
androcéphale  le  symbole  de  sa  course  solaire  et  dans 
le  génie  debout  ,  Typhon  l'emblème  des  ténèbres  ei 
du  mal.  Ce  type  androcéphale  a  été  la  base  d'une 
croyance  commune  entre  des  peuples  d'une  même  asso- 
ciation. M.  Lambert  assure  que  ce  type  est  étranger 
à  toute  autre  monnaie  de  l'antiquité,  qu'il  est 
propre  à  l'art  druidique  et  aux  peuplades  gallo-kim- 
riques  de  l'Ouest  et  du  Nord  des  Gaules,  comprises  entre 
la  Gironde  et  la  Seine;  mais  que  ce  type  pour  chacune 
de  ces  peuplades  fut  modifié  par  l'addition  de  symboles 
spéciaux,  et  il  cite  à  l'appui  de  sa  thèse  les  monnaies 
des  Santones,  des  Pictones,  des  Namnetes,  des  Ande- 
cavi,  des  Cenomani,  des  Diablintes,  desVeneti,  des  Re- 
dones,  des  Corisopiti  (1),  des  Osismii  (2),  des  Curioso- 

(1)  Habitants  de  Cornouailles  ou  Quimper-Corentin  (Finistère). 

(2)  Habitants  de  la  partie  orientale  du  diocèse  de  Saint-Pol-de~ 


—  93  - 

lites  (1),  des  Unelli  (2)  des  Baiocasses  (3)  et  des 
Lexovii  (4.).  Puis  il  fait  remonter  l'apparilion  de  ce 
type  vers  l'an  200  avant  J.~C. 

Quant  à  la  figure  conductrice  qui  fait  présumer  in- 
conleslablement  l'existence  d'un  char  traîné  par  l'andro- 
céphale,  elle  esl.  une  imitation  certaine  des  pièces  de  Phi- 
lippe II  roi  de  Macédoine. 

Les  rapports  entre  la  Grèce  et  la  Gaule  furent  tels 
durant  la  seconde  période  qui  nous  occupe,  que  les 
Gaulois  empruntèrent  aux  Grecs  leur  division  moné- 
taire, comme  ils  avaient  imité  leurs  types;  ainsi  les 
Celtes  nous  ont  laissé  des  pièces  d'or  dont  le  poids  cor- 
respond généralement  à  celui  des  statères  (156  grains), 
des  demi-statères  (76-78  id.),  des  quarts  de  statères 
(37-39  grains). 

César  ne  nous  apprend-il  pas  dans  ses  Commentaires, 
lib.  l«r,  cap.  29,  qu'il  surprit  un  jour  sur  les  tablettes 
du  camp  des  Helvètes  des  lettres  grecques?  «  In  castris 
»  Helvetiorum  tabulas  repertse  sunt  litteris  graecis  con- 
»  fectse  et  ad  Caesarem  relatœ.  »  Et  dans  un  autre  en- 
droit ne  dit-il  pas  que  les  Gaulois  employaient  des 
lettres  grecques?  Grœcis  litteris  utuntur.  «  De  l'aveu  de 
»  César,  de  Pline  et  de  Strabon,  les  Gaulois  se  servaient 
»  de  caractères  grecs  ;  cependant  ils  n'entendaient  point 

Léon  et  du  territoire  du  diocèse  de  Tréguier  { Finistère  et  Côtes-du- 
Nord). 

(1)  Habitants  du  nord-ouest  du  Finistère. 

(2)  Habitants  du  Corentin,  basse  Normandie. 

(3)  Habitants  des  environs  de  Bayeux,  basse  Normandie. 
[i)  Habitants  du  Lieuvin,  Normandie,  Calvados. 

soc.  d'ag.  7 


—  9/t  — 

»  le  grec.  »  (Cochet,  page9,  La  Seine-Inférieure  au  temps 
des  Gaulois). 

N'avons-nous  pas  trouvé  à  Lesvières  d'Angers  une 
statuette  de  Vénus  sur  laquelle  on  lit  :  Rex  tusenos,  os 
désinence  grecque?  La  lettre  des  martyrs  de  Lyon  sous 
Marc-Aurèle  était  écrite  en  grec  (Cochet)  ;  ne  voyons- 
nous  pas  figurer  dans  le  recueil  épigraphique  de  M.  Ed. 
Leblanc  une  foule  d'inscriptions  chrétiennes  en  cette 
même  langue?  M.  Fauriel  nous  apprend  que  cette  cou- 
tume dura  jusqu'au  vi^  siècle  de  notre  ère?  Un  auteur 
ancien  ne  nous  assure-t-il  pas  que  le  nom  de  la  ville 
d'Angers,  andecanis,  est  essentiellement   grec? 

Est  juxtà  sequoreos  urbs  dura  in  rupe  Britannos, 
Andecanis  grseco  sumens  à  nomine  nomen  (1). 

L'abbé  Voisin,  dans  ses  Origines  Armoricaines,  page 
313,  Revue  de  l'Anjou,  février  1859,  écrit  ce  passage  : 
«  Ptolémée  appelle  certains  Gallo-Grecs  les  en-dik- 
»  AVI  de  ce  que  leur  territoire  est  entre  dix  rivières 
»  EN-DEK-AW,  »  et  il  ajoute  :  «En  Armorique  les  noms 
»  sont  beaucoup  plus  grecs  qu'on  ne  l'a  dit  jusqu'ici.  » 
Cette  étymologie  va  bien  à  notre  ancien  nom  d'Angers, 
Andicavi,  ville  sise  non  loin  de  plusieurs  rivières,  mais  la 
désinence  Avi  est  plutôt  cornouailloise  (2)  que  grecque. 
Quant  aux  monosyllabes  e.v  dans,  èfx,  dix,  ils  sont 
grecs. 

Rapprochement  singulier  :  l'on  a  constaté  par  voie 
d'analyse  chimique  une  similitude  de  composition  entre 
le  bronze  de  la  Bretagne  et  de  la  Gaule  avec  celui  de 

(\)  Dans  Hiret,  p.  13-14. 

(12)  Glossaire  de  Aurélien  de  Courson,  avon  rivière. 


—  95  — 

la  Grèce,  de  l'Egypte  et  de  plusieurs  nations  de  l'Asie 
dans  certains  instruments  (Cochet  précité,  page  10). 

D'un  autre  côté,  il  paraît  acquis  que  les  Druides 
étaient  initiés  aux  doctrines  de  Pythagore ;  enfin,  il 
n'est  pas  jusqu'à  la  fable  de  l'arrivée  des  Troyens  dans 
les  Gaules  après  la  chute  d'Ilion,  qui  ne  témoigne  en 
faveur  de  la  croyance  universellement  répandue  des 
rapports  de  la  Gaule  avec  la  Grèce. 

Mais  revenons  à  nos  monnaies  d'or  de  la  deuxième 
période,  pour  dire  que  les  Gaulois  avaient  des  mines  de 
ce  métal  ;  l'Ariége,  par  exemple,  qui  prend  sa  source 
dans  les  Pyrénées,  doit  son  nom  à  l'or  qu'il  roulait, 
aurigera. 

Dans  notre  deuxième  planche,  qui  répond  à  la  deu- 
xième période,  on  voit  classe  quatrième,  sous  les  n°^ 
27,  28  et  29,  trois  petites  monnaies  gauloises  de  billon 
en  style  extrêmement  barbare  ;  elles  sont  attribuées 
aux  Andecaves  et  furent  trouvées  à  la  Ghalouère.  Ces 
oboles  angevines  pèsent  de  7  à  10  grains.  On  dislingue 
sur  l'avers  du  n"  "Il  une  tête  de  face,  emblème  du  so- 
leil ou  de  la  lune ,  puis  au  revers  un  sanglier  (sus 
gallicus),  symbole  spécial  de  la  nation  gauloise,  à 
toutes  les  époques  du  monnoyage  et  en  toutes  régions 
de  la  Gaule.  D'après  M.  de  la  Saussaye,  la  valeur  reli- 
gieuse du  sanglier  «  doit  son  origine  à  la  vie  habituelle 
»  de  cetanimal  dans  les  forêts  qui  étaient  honorées  d'un 
»  culte  spécial  et  où  il  se  nourrissait  du  Iruil  même 
»  de  l'arbre  sacré  par  excellence,  le  chêne  placé  à  la 
»  tête  de  tous  les  objets  d'adoration  comme  simulacre 
»  du  dieu  unique  des  Druides  (1).  » 

(1)  Druide  ^fuiJ)t(,  du  grec  ^fvt  chêne. 


-  96  — 

Le  sanglier  ne  figurait  pas  seulement  sur  la  monnaie 
des  Gaulois,  on  le  retrouve  sur  leurs  enseignes,  comme 
en  fait  foi  un  bas-relief  de  marbre  découvert  à  Nar- 
bonne  (Lambert,  p.  186). 

Le  sanglier  était  le  symbole  de  la  terre,  ainsi  qu'il 
résulte  de  ce  passage  de  Tacite  (De  moribus  Germa- 
norum,  cap.  45,  Iraduct.  de  Bureau  de  la  Malle,  t.  v, 
p.  79):  «  On  trouve,  dit-il,  sur  la  côte  orientale  de  la 
»  mer  Suévique  (Baltique)  les  nations  des  Œstiens 
»  (Prusse,  Samogitie,  Courlande,  Livonie,  etc.),  ils  ho- 
»  norent  la  mère  des  dieux  (magna  mater,  titœa,  ops, 
»  tellus,  Rhea,  Cybele)  c'est-à-dire  la  terre,  en  portant 
»  à  la  main  des  figures  de  sanglier.  » 

Les  porcs  n'étaient  pas  en  moindre  honneur,  on  ^es 
sacrifiait  aux  dieux  pénales  qui,  suivant  Macrobe,  pre- 
naient le  nom  de  grondiles,  du  grognement  que  font 
les  porcs.  Cette  immolation  avait  lieu  le  11  avant  les 
calendes  de  janvier,  durant  la  solennité  dite  des  Sta- 
tuettes, celebritas  Sigillarioruin.  Ces  statuclles-grondiles 
de  l'époque  gallo-romaine  sont  en  terre  cuite.  Le 
Musée  d'antiquités  d'Angers  en  possède  plusieurs;  elles 
accusent  l'introduction  du  paganisme  dans  les  Gaules 
après  la  conquête. 

Retournons  à  nos  monnaies  celtiques-angevines  de 
la  deuxième  période,  quatrième  classe,  planche  2. 

Les  nos  28  et  29  présentent  à  l'avers  des  symboles 
de  rS  et  au  revers  un  animal  que  M.  Lambert  croit 
être  un  cheval ,  sous  le  ventre  duquel  est  un  cercle 
pierlé.  Il  pense  que  l'S  est  un  composé  de  deux  crois- 
sants opposés  l'un  à  l'autre,  superposés  et  réunis.  Il 
voit  dans  cette  lettre   l'image  de  la  course  d'un  astre. 


—  97  — 

lune  ou  soleil,  et  plus  probablement  de  la  lune ,  le 
croissant  dans  la  main  du  Druide  étant  l'emblcme  du 
culle  lunaire.  Le  cercle  perlé  serait  le  symbole  du  so- 
leil (1)  et  le  cheval  celui  de  sa  course. 

MM.  Lelewel  et  Jeuffrain  s'accordent  également  à 
voir  sur  nos  petites  médailles  de  la  Chalouère  des 
signes  astronomiques  ;  le  premier,  dans  ses  Eludes  nu- 
mismatiques,  hjpes gaulois,  page  43,  dit  :  «  Le  coin  de 
»  la  Gaule  offre  non-seulement  tous  les  luminaires  cé- 
»  lestes^  mais  aussi  nombre  d'emblèmes  qui  font  de  la 

»  monnaie  gauloise  une  des  plus  symboliques Les 

»  Druides  enseignaient  bien  des  choses  louchant  les 
»  astres  et  leurs  mouvements ,  il  serait  impossible  de 
»  remarquer  ailleurs  des  coins  si  astres  garnis  à  tel 
»  point  des  corps  du  firmament.  » 

Au  rapport  de  César  (Comm.  de  bello  gallico,  vi,  44) 
et  de  Pomponius  Mêla  (2),  m,  cap.  2,  les  Gaulois  ren- 
daient un  culte  religieux  aux  éléments  et  aux  diffé- 
rentes parties  du  monde  visible.  Il  est  constant  que 
les  Celtes  plaçaient  des  divinités  dans  le  soleil,  la  lune, 
l'air  et  le  feu;  aussi  les  numismates  n'hésitent  point  à 
chercher  sur  les  monnaies  des  Gaulois  une  manifesta- 
tion de  leurs  pensées  religieuses. 

M.  Lambert  nous  apprend  de  son  côté  que  Sélène, 
conductrice  de  la  lune ,  ou  plutôt  la  lune  elle-même, 
'^èXïwy},  figure  sur  des  pièces  celtiques;  c'est,  dit-il, 

(1)  Les  Egyptiens  veulent-ils  écrire  le  soleil?  ils  font  un  cercle. 
Clém.  Alexan.  Strom.,  V.  657. 

(2)  Pomponius  Mêla,  géographe,  natif  de  Mellaria  clans  le  royaume 
(le  Grenade,  est  auteur  d'une  géographie  intitulée  :  De  situ  orbis;  il 
vivait  dans  le  l*""  siècle  de  l'Eglise. 


—  98  — 
Diane  Liicifera,  P/iaesphoros ,  c'est  Isis ,  déesse  de  la 
navigation.  Les  Egyptiens  représentaient  en  effet  par 
des  barques  le  mouvement  des  astres.  On  ne  peut 
douter  qu'Isis  n'ait  été  adorée  en  Orient,  en  Italie,  en 
Espagne,  en  Gaule  et  même  en  Germanie.  Tacite  as- 
sure qu'une  partie  des  Suèves,  nation  germanique, 
offrait  des  sacrifices  à  Isis  :  «  Pars  Suevorum  et  Isidi 
»  sacrificat(Germania,  cap.  ix).  »  Il  nous  apprend  que 
cette  dées'e  y  était  adorée  sous  la  forme  d'un  navire, 
in  modum  liburnœ,  symbole  de  son  importation  en  cette 
contrée.  Certains  archéologues  croient  que  le  nom  de 
Paris  vient  d'un  temple,  autrefois  situé  près  de  cette  ville 
et  dédié  à  Isis,  'TCApa.  lah;  ajoutons  que  les  armes  de 
Paris  sont  un  navire  et  qu'Isis  était  souvent  représentée 
chez  les  anciens  portant  un  navire  à  la  main.  Du  reste, 
Isis  était  une  divinité  panthée.  Apulée  (1)  la  fait  parler 
ainsi  :  «  Je  suis  la  nature  mère  de  toutes  choses,  maî- 
»  tresse  des  éléments,  le  commencement  des  siècles, 
»  la  souveraine  des  dieux,  la  reine  des  mânes,  la  pre- 
))  miére  des  natures  célestes,  la  face  uniforme  des 
»  dieux  et  des  déesses,  c'est  moi  qui  gouverne  la  su- 
»  blimité  lumineuse  des  cieux,  les  vents  salutaires  des 
»  mers,  le  silence  lugubre  des  enfers.  Ma  divinité 
»  unique,  mais  à  plusieurs  formes,  est  honorée  avec 
»  différents  noms.  Les  Phéniciens  m'appellent  la  Pessi- 
»  nuntienne,  mère  des  dieux;  ceux  de  Crète,  Diane 
î  Dyctyne;  les  Siciliens  qui  parlent  trois  langues, 
B  Proserpine ,  Hygienne  ;  les   Eleusiniens,   l'ancienne 


(t)  Apulée,  philosophe  platonicien,  natif  de  Madaure,  vivait  au 
II»  siècle,  sous  Antonin  et  Marc-Aurèle. 


—  99  — 

»  Cérès;  d'autres,  Junon;  d'autres,  Bellone;  quelques- 
»  uns,  Hécate,  Rhamnusia;  les  Egyptiens,  Isis  mon 
»  vrai  nom.  » 

Isis,  dont  une  tête  plus  ou  moins  authentique  fut 
trouvée  à  Doué  vers  1784;  (1),  semble  avoir  été  comme 
un  trait  d'union  entre  les  croyances  de  l'Egypte,  de  la 
Grèce  et  de  la  Gaule,  exprimées  sur  les  monnaies. 

Cependant  nous  pensons  que  M.  Lambert  a  eu  le 
tort  de  placer  nos  trois  petites  pièces  angevines  solaires 
et  lunaires,  nos  27^  28  et  29,  planche  deuxième,  dans 
la  période  gallo-grecque.  Il  ne  nous  est  pas  possible 
en  effet  d'y  trouver  la  moindre  trace  d'imitation  du 
type  macédonien.  Ces  pièces  sont  tellement  barbares 
que  nous  n'hésitons  pas  à  les  ranger  dans  la  période 
des  monnaies  autonomes,  et  en  cela  nous  sommes  d'ac- 
cord avec  M.  Jeuffrain  qui  leur  assigne  une  date  an- 
térieure à  l'expédition  faite  en  Grèce  par  les  Gaulois, 
l'an  278  avant  J.-C. 

TROISIÈME   PLANCHE. 

La  troisième  planche  répond  à  la  troisième  période 
qui  va  de  l'année  100  avant  J.-C,  à  l'année  21  de  l'ère 
chrétienne  ;  elle  ne  comprend  qu'une  classe  dite  gallo- 
romaine  et  trois  pièces  angevines  n^s  1,2  et  3,  le 
no  1  en  argent,  les  deux  autres  en  bronze.  Dans  cette 
troisième  période,  l'imitation  grecque  est  abandonnée, 
et  les  types  s'inspirent  du  monnoyage  romain.  Les 
pièces  portent  des  légendes ,   auparavant  elles  étaient 

(1)  Bodin,  haut  Anjou,  t.  ler,  planche  troisième,  figure  5. 


—  100  — 

muettes  ;  la  monnaie  d'or  devient  très  rare,  les  pièces 
d'argent  sont  au  contraire  fort  abondantes.  On  coule 
encore  les  espèces  de  bronze,  mais  les  pièces  d'argent 
sont  frappées,  elles  cessent  d'être  concaves  d'un  côté 
et  convexes  de  l'antre.  Le  grenetis  est  plus  fréquent, 
les  formes  sont  mieux  accusées.  Les  têtes  sont  souvent 
casquées  et  imitées  des  deniers  consulaires.  La  tête 
d'Apollon-Belenus  se  trouve  remplacée  par  une  tête 
allégorique  de  la  cité  ou  du  peuple.  Au  revers  le  che- 
val beaucoup  mieux  fait,  est  libre  ou  monté  d'un  ca- 
valier. Le  flan  paraît  plus  épais.  Sur  les  quinaires  on 
voit  quelquefois  la  tête  casquée  de  Pallas.  L'on  adopte 
la  division  monétaire  des  Romains,  par  deniers,  demi- 
deniers  ou  quinaires.  Le  denier  d'argent  gaulois  pèse 
de  58  à  63  grains ,  le  demi-denier  varie  de  31  à  39 
grains. 

Sur  l'avers  du  no  1  on  lit  :  andecom,  tête  à  gauche; 
sur  le  revers,  même  légende  andecom,  nom  primitif  de 
la  peuplade  angevine,  cheval  libre  courant  à  gauche, 
au-dessous  le  sanglier  marchant  du  même  côté. 

Sur  l'avers  des  nos  2  et  3  on  lit  :  andec  (1),  têle 
casquée  à  gauche,  derrière  un  signe  mystérieux  assez 
semblable  à  deux  fleurs  de  lys  unies  par  leur  base; 
sur  le  revers,  cheval  à  droite  monté  d'un  cavalier  vêtu 
à  la  romaine. 

Les  têtes  casquées  des  nos  2  et  3  paraissent  ofî'rir 
l'image  de  la  valeur  militaire. 

Sur  d'autres  pièces  angevines  de  cette  période  on 
remarque  la  tête  de  Diane  ornée  du  diadème. 

(1)  Sur  d'autres  pièces  gauloises-angevines,  on  trouve  ANDECO, 
ANDECOMBO  (Voir  nos  Mon,  gaul.  de  l'Anjou,  p.  24,  25). 


—  101  — 

D'allégorique  qu'était  la  monnaie  dans  les  deux  pre- 
mières périodes,  elle  devient  plus  réaliste,  si  je  puis 
ainsi  parler,  dans  la  dernière, 

La  contrée  armoricaine  comprise  entre  la  Loire  et  la 
Seine,  et  dont  faisait  partie  l'Anjou,  ne  fabriqua  de  la 
monnaie  au  type  romain  qu'après  la  conquête  de  César. 
Alors  paraissent  les  noms  de  Dnrat-Julios ,  chef  des 
Piclons  et  de  Vercingetorix,  chef  des  Arvernes,  noms  qui 
se  trouvent  dans  les  Commentaires.  Nos  trois  pièces , 
planche  troisième,  doivent  trouver  leur  date  entre 
l'année  59  avant  J.-C,  fin  de  la  conquête  de  César,  et 
l'année  21  de  notre  ère,  et  voici  sur  quoi  les  numis- 
mates se  fondent  à  ce  sujet. 

Auguste  s'efforça  le  premier  de  faire  cesser  l'usage 
des  monnaies  provinciales,  et  l'on  attribue  à  Mécène  la 
tentative  de  l'établissement  de  l'uniformité  des  poids 
et  des  mesures  chez  les  Romains.  D'un  autre  côté , 
Suétone  dans  la  Yie  de  Tibère  fait  pressentir  la  sup- 
pression définitive  du  monnoyage  au  type  gaulois,  sous 
cet  empereur.  «  Ce  souverain ,  dit-il  (cap.  49,  Tib. 
»  Cœs.),  priva  plusieurs  villes  et  plusieurs  particuliers 
»  de  leurs  anciennes  immunités,  ainsi  que  du  droit 
»  d'exploiter  des  mine^  et  de  percevoir  des  impôts  : 
D  plurimis  etiam  civitatibus  et  privatis  veteres  immuni- 
B  tates  et  jus  melallorum  ac  vectigalium  adempta.  » 

De  la  privation  du  jiis  melallorum  dérivait  logique- 
ment la  privation  du  droit  de  monnoyage,  conséquem- 
ment  plus  de  monnaie  au  type  gaulois  après  Tibère, 
peut-être  après  la  révolte  de  Julius  Sacrovir,  l'an  21 
de  notre  ère. 

Durant  les  trois  siècles  du  monnoyage  celtique,  cha- 


—  102  — 

cune  des  nombreuses  peuplades  avait  sa  monnaie 
propre,  à  peu  près  comme  plus  lard  sous  le  régime 
féodal. 

On  ne  voit  pas  que  durant  la  domination  romaine, 
l'Anjou  ait  frappé  monnaie ,  mais  il  en  fut  autrement 
sous  la  race  mérovingienne,  et  le  monnoyage  angevin 
du  temps  de  nos  premiers  rois  sera  traité  dans  un  autre 
article. 


OBSERVATIONS 


SUR 


lA  CIILTDRE  ET  LA  PRÉPARATION 

DU    LIN 

A  PROPOS  D'UN  MÉMOIRE  DE  M.  JEAN  DALLE 

Couronné  par  le  Comice  agricole  de  Lille, 

Par  M.  Louis  TAVERNIEB. 


Messieurs , 

Vous  m'avez  chargé  de  vous  rendre  compté  d'un 
mémoire  relatif  à  la  culture,  au  rouissage  et  au  com- 
merce du  lin  dans  l'arrondissement  de  Lille,  publié 
dans  les  Archives  de  l'Agriculture  du  nord  de  la  France. 
Ce  mémoire,  dont  l'auteur  est  M.  Jean  Dalle,  de 
Bousbèque,  a  été  couronné  par  le  Comice  agricole  de 
Lille. 

J'ai  pensé  qu'en  me  conflant  l'examen  de  ce  travail; 
vous  aviez  surtout  pour  but  l'intérêt  de  la  culture  du 
lin  dans  nos  contrées.  Aussi,  au  lieu  d'une  froide  ana- 


—  104  — 

lyse  du  mémoire  de  M.  Dalle,  je  vous  demande  la 
permission  de  vous  présenter  quelques  observations 
toutes  locales  dont  ce  mémoire  sera  en  quelque  sorte 
la  base. 

M.  Dalle  a  tracé  un  historique  très  complet  des  lins 
récollés  dans  l'arrondissement  de  Lille  et  rouis  dans 
la  Lys.  Il  est  admirablement  pénétré  de  son  sujet  et  il 
le  traite  avec  une  sorte  de  passion.  On  sent,  en  le 
lisant,  que  le  lin  est  la  principale  source  de  la  richesse 
de  cette  contrée  si  industrieuse. 

Nous  n'avons  pas  dans  notre  Anjou  une  aussi  bril- 
lante histoire  du  lin  à  écrire.  Cependant  il  fut  un  temps, 
encore  peu  éloigné  de  nous ,  où  notre  lin  l'emportait 
sur  tous  ceux  de  l'Ouest  et  où  l'on  venait  de  loin 
acheter  la  graine  des  lins  dits  de  Chalonnes,  auxquels 
on  reconnaissait  plus  de  finesse  des  fibres  qu'aux  lins 
provenant  d'une  autre  origine,  A  la  vérité,  nos  lins  les 
meilleurs  n'ont  jamais  égalé  en  éclat,  en  souplesse  et 
en  moelleux,  les  lins  de  Courtrai. 

Néanmoins  la  culture  en  était  fort  répandue.  Non- 
seulement  le  lin  était  un  des  produits  les  plus  avanta- 
geux des  bonnes  terres  ;  mais  encore  il  occupait  et 
retenait  à  la  campagne  une  nombreuse  population ,  à 
laquelle  il  offrait  un  travail  productif,  à  l'époque  de 
l'année  où  les  autres  travaux  laissaient  les  bras  libres. 
Les  économistes  n'ont  pas  assez  fait  attention  à  cette 
circonstance,  que  la  suppression  d'une  foule  de  petites 
industries  de  nos  campagnes  a  augmenté  le  temps  de 
chômage  et  réduit  les  moyens  d'existence  des  ouvriers 
ruraux ,  qui  ont  dû  dés  lors  chercher  dans  les  villes 
des  salaires  plus  assurés  et  plus  constants.  Je  suis  loin 


—  105  — 

de  faire  la  guerre  au  développement  merveilleux  de 
l'industrie  manufacturière  ;  je  l'admire  et  j'en  apprécie 
les  bienfaits.  Mais  je  voudrais  que  l'on  voulût  bien 
songer  aux  conditions  de  nos  paysans  et  qu'on  encou- 
rageât le  plus  possible  l'établissement  dans  les  cam- 
pagnes de  petites  industries  qui  échappfmt  à  l'envahis- 
sement de  la  mécanique,  et  qui  fourniraient  à  l'ouvrier 
des  champs  un  travail  fructueux  durant  le  temps  de 
son  repos  forcé. 

Le  lin  réalisait  ces  conditions.  Comment  sa  culture 
s'est-elle  réduite  à  n'être  plus  que  l'ombre  de  ce  qu'elle 
était,  il  y  a  un  demi-siècle,  et  à  n'occuper  que  3,000 
hectares  environ  au  lieu  de  dix  à  douze  mille  qui  lui 
étaient  consacrés  naguère? 

La  première  cause  est  signalée  par  M.  Dalle,  car 
elle  a  réagi  sur  les  lins  du  Nord  comme  sur  les  noires; 
c'est  l'importation  des  fils  mécaniques  anglais,  qui  de 
56,000  kilog.  en  1832  s'est  élevée  à  3,200,000  kilog. 
en  1837.  La  filature  mécanique  a  tué  les  quenouilles. 
Le  cultivateur  s'intéressait  moins  directement  à  la 
beauté  des  lins  et  négligeait  leur  manipulation.  Il  re- 
cherchait surtout  la  graine  qui  n'est  parfaite  et  abon- 
dante qu'au  détriment  de  la  filasse.  Il  ne  trouvait  à 
vendre  celle-ci  qu'à  des  prix  peu  rémunérateurs,  et 
comme  en  définitive,  la  culture  du  liu  est  assez  chan- 
ceuse, il  la  délaissait  peu  à  peu  pour  se  livrer  à  des 
cultures  plus  profitables  et  plus  assurées. 

En  même  temps,  le  chanvre  trouvait  des  débouchés 
plus  faciles ,  voyait  accroître  sa  consommation  et  pre- 
nait le  place  du  lin  dans  l'assolement  ;  car,  par  sa 


—  106  — 

rapide  croissance,  le  chanvre  expose  le  cultivateur  à 
beaucoup  moins  de  déceptions  que  le  lin. 

Mais  ces  motifs  sont-ils  suffisants  pour  décourager 
le  cultivateur?  Et  n'est-il  pas  possible  de  rendre  à  la 
culture  du  lin  en  Anjou  son  ancienne  splendeur? 

J'ai  la  conviction  profonde  que  des  efforts  bien  di- 
rigés produiraient  d'heureux  résultats,  et  cette  convic- 
tion est  partagée  par  la  plupart  des  hommes  éclairés 
qui  s'occupent  d'agriculture. 

Dans  son  rapport  sur  l'exposition  d'Angers  de  1853, 
M.  Lainé-Laroche,  dont  vous  connaissez  la  compétence, 
s'exprimait  en  ces  termes  : 

«  La  filature  mécanique,  qui  partout  se  substitue  à 
la  filature  manuelle ,  rencontre  dans  le  travail  des 
chanvres  des  difficultés  que  ne  lui  oppose  pas  le  lin , 
dont  la  fibre  souple  et  fine,  se  prête  docilement  à  rece- 
voir la  forme  et  la  ténuité  que  la  mécanique  lui  impose. 
De  celte  différence  entre  les  deux  textiles,  il  est  résulté 
que  le  fil  de  lin  plus  uni,  plus  souple,  moins  cher  et 
presqu'aussi  fort  que  le  fil  de  chanvre,  est  aujourd'hui 
préféré  par  tous  les  tisseurs,  et  que  la  toile  de  lin,  ré- 
pandue dans  le  commerce  sur  une  vaste  échelle,  tend 
chaque  jour  à  supplanter  sa  rivale  dans  presque  tous 
ses  emplois. 

»  De  ce  fait  industriel  si  considérable,  gardons-nous 
de  conclure  à  l'abandon  plus  ou  moins  prochain  de  la 
culture  du  chanvre.  Nous  sommes,  quant  à  présent, 
sans  inquiétude;  la  supériorité  bien  constatée  des 
chanvres  fins  d'Anjou  sur  tous  les  chanvres  connus, 
en  assure,  en  garantit  l'usage  pour  longtemps  encore. 


—  407  — 

et  notre  conclusion  n'a  rien  d'alarmant  pour  nos  riches 
vallées. 

»  Elle  se  borne  à  ceci  : 

»  Que  nos  cultivateurs  soient  bien  persuadés  que  les 
lins  d'Anjou  sont  classés  parmi  les  qualités  les  plus  mé- 
diocres, et  ne  sauraient  obtenir  des  prix  élevés  comme 
ceux  du  nord  de  la  France  et  de  la  Belgique  ;  qu'en 
présence  des  exigences  de  la  filature  mécanique  et  de 
la  facilité  avec  laquelle  les  grands  établissements  peuvent 
s'approvisionner  en  Belgique  ou  en  Russie,  il  y  a  danger 
pour  nos  lins  d'être  délaissés,  si  leur  qualité  n'est  pas 
améliorée; 

»  Qu'il  est  d'un  grand  intérêt  pour  notre  agriculture 
de  ne  pas  négliger  la  culture  des  plantes  textiles,  et 
qu'elle  doit  se  préparer  pour  l'avenir,  à  la  substitution 
que  nous  avons  fait  pressentir  plus  haut; 

»  Qu'en  conséquence,  il  faut,  dès  à  présent  et  sans 
relâche,  améliorer  nos  lins,  tant  par  l'introduction  des 
graines  du  Nord,  que  par  une  fumure  plus  abondante 
et  une  préparation  plus  complète.  » 

Dans  l'opinion  de  l'habile  filateur,  le  débouché  de 
notre  lin  est  donc  assuré,  à  la  condition  de  l'améliorer. 
Comment  parvenir  à  ce  but?  M.  Lainé-Laroche  l'in- 
dique avec  raison  :  «  Introduction  des  graines  du  Nord, 
fumure  plus  abondante  et  préparation  plus  complète.» 
Ce  sont  en  effet  les  trois  points  essentiels. 

J'ai  dit  que  nos  cultivateurs  se  préoccupaient  prin- 
cipalement de  la  récolte  de  la  graine.  Il  faut  d'abord 
leur  persuader  qu'ils  sont  dans  l'erreur.  Un  simple 
calcul  devrait  le  leur  démontrer.  En  moyenne  un  hec- 
tare de  lin  produit  37  grosses  et  demie  de  filasse  au 


—  108  — 

prix  de  15  fr.  la  grosse,  soil  562  fr.  50,  el  6901ilres  de 
graine  au  prix  de  35  fr.  l'hectolitre,  soit  241  fr.  50. 
Il  résulte  de  là  que  la  graine  rapporte  moitié  moins  que 
la  filasse  el  qu'il  y  a  lout  profit  à  s'occuper  de  cette  der- 
nière. 

D'ailleurs  la  même  erreur  existait  dans  le  Nord;  car 
voici  comment  s'exprime  de  M.  Dalle  dans  son  mé- 
moire : 

«  ....  Depuis  quelques  années ,  on  arrache  le  lin  de 
bonne  heure,  surtout  lorsqu'il  est  verséet  en  danger  de 
pourrir.  Les  lins  cueillis  un  peu  plus  verts  ont  plus  de 
douceur  et  de  qualité  que  ceux  que  l'on  a  laissés  mûrir 
plus  longlemps.  Il  y  a  vingt  ans,  les  cultivateurs 
croyaient  qu'il  était  plus  avantageux  de  laisser  mûrir 
leurs  lins,  dans  l'espoir  de  mieux  récolter  la  graine, 
surtout  lorsqu'ils  étaient  disposés  à  la  semer.  Ils  ont 
maintenant  généralement  compris  qu'il  est  préférable 
de  sacrifier  la  qualité  de  la  graine  et  d'ensemencer  des 
graines  provenant  de  lin  de  Riga,  comme  nous  aurons 
l'occasion  de  le  prouver  dans  la  suite,  la  différence 
qui  existe  entre  le  prix  de  ces  deux  végétaux  étant  pro- 
portionnellement peu  considérable.  » 

Nous  avons  ici  môme  la  leçon  de  l'expérience.  En 
ISiâS,  je  crois,  M.  Boutton-Lévêque  fit  venir  de  la  graine 
de  lin  de  Riga.  Les  inconvénients  qu'il  reconnut  aux 
produits  de  cette  graine  le  déterminèrent  à  lui  substi- 
tuer la  graine  de  Flandre ,  qui  n'est  autre  que  celle  de 
Russie  déjà  acclimatée.  Le  résultat  fut  tel  qu'il  conti- 
nua depuis  lors  à  user  du  même  procédé.  La  Société 
industrielle,  encouragée  par  cet  exemple,  sert  chaque 
année  d'intermédiaire  entre  les  commerçants  du  Nord 


—  -109  — 

et  nos  cullivaleurs.  Le  lin  de  Flandre,  même  traité 
comme  celui  de  Chalonnes,  donne  plus  de  poids  sur 
une  même  étendue  et  sa  filasse  se  vend  plus  cher  à 
poids  égal.  Il  est  vrai  qu'il  produit  moins  de  graine  et 
c'est  ce  qui  le  fait  repousser  par  nos  marchands. 

Voici  donc  une  première  amélioration  bien  constatée. 
Il  faudrait  y  ajouter  celle  d'une  semence  plus  considé- 
rable. Ainsi  tandis  que  dans  le  Nord,  pour  obtenir  les 
lins  rames  dits  de  fin,  on  sème  jusqu'à  cinq  hectolitres 
et  demi  de  graine  à  l'hectare ,  on  n'en  sème  guère  ici 
que  225  à  250  litres.  En  semant  dru,  on  obtient  une 
lige  plus  fine  et  une  filasse  plus  soyeuse. 

Mais  avant  la  semence  même,  il  est  une  opération 
essentielle.  M.  Lainé-Laroche  parle  d'une  fumure  plus 
abondante  ;  il  aurait  dû  se  borner  à  demander  une  fu- 
mure quelconque,  car,  en  Anjou,  on  ne  fume  généra- 
lement pas  la  terre  avant  d'y  semer  le  lin.  On  prétend 
que  le  fumier  provoque  une  croissance  inégale  et  donne 
ainsi  plus  de  déchet.  C'est  en  effet  ce  qui  arrive  avec 
le  fumier  de  ferme  qu'il  est  très  difficile  de  répandre 
également  sur  le  champ.  En  outre  le  fumier  de  ferme 
est  d'une  décomposition  trop  lente  pour  agir  efficace- 
ment sur  le  lin,  pendant  le  peu  de  temps  que  celui-ci 
reste  sur  terre.  Mais  il  est  d'autres  engrais  dont  les  ré- 
sultats sont  excellents.  A  Courtrai,  on  fume  avec  des 
tourteaux,  dans  la  proportion  de  1500  à  1600  tourteaux 
par  hectare.  Ailleurs  on  se  sert  de  la  gadoue  ou  engrais 
humain.  Le  mieux  serait  d'employer  les  engrais  li- 
quides qu'on  répandrait  à  l'aide  d'un  tonneau  d'arro- 
sage. C'est  le  moyen  employé  par  M.  lecomtede  Jous- 
selin  pour  l'engrais  de  ses  belles  prairies. 

soc    d'ag.  8 


—  110  — 

Quelques-uns  de  nos  cultivaleurs  ont  cependant  une 
pratique  que  je  recommande,  surtout  dans  les  terres 
fortes.  Elle  consiste  à  semer  le  lin  sur  un  trèfle  en- 
foui ,  qui  maintient  la  division  et  la  fraîcheur  du 
sol . 

Je  dois  faire  observer  ici  que  je  ne  m'occupe  que  du 
lin  d'été,  qui  réussit  si  bien  dans  nos  vallées  et  dans 
nos  terres  fertiles  et  meubles  des  plateaux.  Quant  au 
lin  d'hiver,  sa  rusticité,  sa  disposition  à  ramer  et  l'abon- 
dance ainsi  que  la  beauté  de  ses  graines,  le  rendent 
moins  propre  à  donner  une  filasse  fine  et  douce.  Ce- 
lui-là, dont  je  suis  loin  de  contester  d'ailleurs  l'utilité, 
je  l'abandonne  bien  volontiers  aux  amateurs  de  graine, 
auxquels  il  offre  de  très-beaux  produits. 

Je  résume  les  améliorations  que  je  propose  pour  la 
culture  :  Engrais  liquide,  ou  à  défaut  tout  engrais 
propre  à  être  réparti  également  et  se  décomposant  ra- 
pidement; graine  de  lia  de  Flandre,  renouvelée  au 
moins  tous  les  deux  ans;  semence  plus  drue  sur  une 
même  surface  de  terrain.  Je  puis  ajouter  :  récolte  après 
la  floraison  et  avant  la  maturité  de  la  graine,  ainsi  que 
l'indique  M.  Dalle  dans  le  passage  de  son  mémoire  que 
j'ai  cité. 

Avec  ces  conditions  qu'il  vaut  mieux  exagérer  que 
restreindre,  à  cause  du  climat  plus  chaud  qui  tend  à 
développer  la  force  de  la  fibre  aux  dépens  de  la  sou- 
plesse, on  est  assuré  d'obtenir  des  lins  fins  et  doux. 
Il  reste  à  parler  de  la  préparation  qui  est  ici  trop  né- 
gligée, et  qui  contribue  pour  une  grande  part  à  la  belle 
qualité  de  la  filasse. 

Le  mémoire  de  M.  Dalle  ne  traite  pas  de  la  culture 


—  m  — 

du  lin  qui  est  opérée  avec  beaucoup  de  soin  dans  le 
Nord.  Mais  il  s'occupe  longuement  des  procédés  de 
manipulations  si  essentiels  que  le  même  produit  change 
de  qualité  suivant  la  préparation  qu'on  lui  fait  subir. 

Dans  ces  rapides  observations,  je  n'insisterai  pas  sur 
des  petits  détails  d'opérations  pendant  et  après  la  ré- 
colte, quoiqu'ils  aient  leur  importance;  car  des  descrip- 
tions sont  insuffisantes.  Une  heure  d'exemple  est  pré- 
férable à  un  volume  de  recommandations.  Aussi  la 
Chambre  consultative  d'agriculture  de  l'arrondissement 
d'Angers  avait-elle  sollicité  une  subvention  du  Conseil 
général,  afin  de  faire  venir  quelques  ouvriers  flamands 
qui  auraient  formé  rapidement  des  ouvriers  angevins. 
La  pénurie  du  budget  départemental  a  sans  doute  em- 
pêché de  donner  suite  à  celte  demande,  qui  remonte 
déjà  à  quelques  années. 

Une  opération  fort  importante  qui  suit  la  récolte  du 
lin  et  qui  est  ici  peu  pratiquée,  est  le  triage.  Voici  ce 
qu'en  dit  M.  Dalle  : 

«  Celte  préparation  consiste  à  partager  le  lin  en  diffé- 
rentes qualités,  séparer,  par  exemple ,  le  lin  court  du 
plus  long,  extraire  les  veines  qui  ont  versé,  etc.,  etc. 
On  a  vu  des  fabricants  soigneux  trier  jusqu'à  cinq 
sortes  de  lins  d'une  seule  partie. 

»  On  conçoit  aisément  l'avantage  que  procure  celte 
opération.  Le  lin  court  est  généralement  plus  difficile  à 
rouir  que  le  lin  long;  si  on  ne  le  rouissait  pas  séparé- 
ment, la  partie  manquerait  de  régularité.  De  plus,  le 
lin  qui  a  versé,  ne  peut  subir  autant  de  jours  de  rouis- 
sage que  celui  qui  est  resté  droit,  et  s'il  était  mis  dans 
l'eau  sans  être  séparé,  on  serait  exposé  à  le  perdre.  Ce 


—  112  — 

soin  de  trier  les  lins  s'étend  jusqu'après  le  rouissage, 
et  il  existe  tel  fabricant  qui  n'envisageant  que  les  avan- 
tages qu'il  en  relire,  ne  craint  pas  de  trier  le  lin  trois 
fois  avant  de  le  teiller,  quelqu'iraportants  que  soient 
les  frais  que  ce  travail  lui  nécessite  :  d'abord,  dans  la 
grange,  comme  nous  venons  de  le  spécifier,  puis  après 
le  premier  rouissage,  avant  de  le  mettre  à  l'eau  pour 
la  seconde  fois,  et  enfin,  lorsque  le  lin  est  suffisam- 
ment roui,  avant  de  le  teiller.  On  ne  saurait  douter, 
après  tous  ces  soins,  de  la  régularité  que  présente  ce 
lin,  et  nous  ne  craignons  pas  d'assurer  que  si  les  lins 
de  la  Lys  sont  très  réguliers ,  c'est  au  triage  qu'il  faut 
d'abord  l'attribuer,  et  les  différents  modes  de  rouissage 
donneraient  l(?s  mêmes  avantages  si  on  leur  faisait  subir 
le  même  travail,  » 

Cet  exposé  est  très  précis  et  fait  comprendre  toute 
l'importance  de  l'opération  du  triage. 

Mais  la  préparation  qui  domine  toutes  les  autres  est 
celle  du  rouissage.  C'est  elle  qui  a  donné  en  grande 
partie  une  réputation  si  méritée  aux  lins  de  Bousbèque 
et  de  Courlrai.  On  reconn:ùt  que  les  lins  d'Ypres  et  de 
Gand  sont  moins  estimés  que  hs  premiers,  surtout  à 
cause  du  rouissage  dans  la  Lys.  Des  écrivains  spéciaux 
ont  attribué  le  succès  de  ce  rouissage  à  la  pureté  des 
eaux  de  cette  rivière.  Je  ne  puis  partager  absolument 
cette  opinion.  La  raison  de  mon  doute  se  trouve  dans 
le  mémoire  même  de  M.  Dalle.  Celui-ci  dit  en  effet 
(S  que  l'expérience  a  démontré  que  les  eaux  de  la  Lys 
sont  plus  favorables  au  rouissage  du  lin  lorsqu'elles 
sont  unies  à  la  Deûle.  »  Le  lin  roui  au-dessus  de  ce 
confluent  a  toujours  moins  de  douceur  et  de  finesse. 


—  H3  — 

Or  M.  Dalle  déclare  que  la  Deûle  est  chargée  des  im- 
mondices provenant  des  égoûls  de  Lille  et  du  résidu 
des  nombreuses  fabriques  qui  fonctionnent  sur  ses 
bords.  Il  est  donc  permis  de  supposer  que  la  Deûle 
n'apporte  pas  à  la  Lys  des  eaux  d'une  pureté  parfaite. 
On  doit  donc  chercher  une  autre  cause  à  la  perfection 
du  rouissage  du  lin  dans  les  eaux  de  la  Lys. 

D'abord,  dans  l'arrondissement  de  Lille,  les  lins  sur 
pied  sont  généralement  vendus  à  des  rouisseurs  qui,  à 
une  grande  expérience,  unissent  l'appât  du  bénéfice.  De- 
puis la  création  des  filatures  à  la  mécanique,  la  plupart 
des  fabricants  eux-mêmes  achètent  le  lin  en  vert  et  se 
chargent  de  toutes  les  opérations  postérieures.  Ce  sont 
des  conditions  qui  assurent  le  travail  le  plus  parfait. 

Ensuite  le  mode  de  rouissage  usité  par  les  riverains 
de  la  Lys  contribue  encore  à  la  perfection  de  la  prépa- 
ration. Autrefois  le  rouissage  était  pratiqué  dans  de 
grandes  fosses  adjacentes  à  la  rivière  et  qu'on  nommait 
montées.  Plus  tard,  les  montées  sont  devenues  trop  pe- 
tites, et  on  imagina  de  grands  bacs  placés  dans  le  cou- 
rant même  de  la  rivière  et  auxquels  on  a  donné  le  nom 
de  ballons. 

M.  Dalle  emprunte  à  l'excellent  ouvrage  de  M.  Ma- 
reau  la  description  et  l'emploi  de  ces  ballons.  Je  crois 
très  utile  de  reproduire  celte  description,  car  l'adop- 
tion de  cette  méthode,  dans  la  Loire,  par  exemple,  se- 
rait un  grand  progrès  pour  noire  pays. 

«  Ces  ballons,  dit  M.  Mareau,  représentent  une  caisse 
carrée  sans  couvercle,  dont  le  fond  et  les  parois  ont 
plus  de  vide  que  de  plein  ;  ils  doivent  avoir  environ 
i  mètre  20  c,  de  hauteur  sur  4  mètres  de  long  et  de 


—  114  — 

large.  La  dimension  de  la  hauteur  est  la  seule  qu'il 
soit  nécessaire  d'observer;  elle  est  commandée  par  la 
longueur  des  lins.  On  peut  bien  mettre  des  lins  courts 
dans  un  ballon  plus  haut,  mais  il  y  aurait  de  l'incon- 
vénient pour  le  lin,  s'il  dépassait  les  bords  du  ballon 
qui  sont  destinés  à  le  maintenir  et  à  le  protéger.  Ceux 
qui  font  métier  de  rouir  le  lin,  ont  des  ballons  à  conte- 
nir 420  bottes  d'environ  5  kilog.  chaque  botte.  Le 
rouissage  se  faisant  payer  un  prix  uniforme,  6  francs 
par  ballon,  chacun  de  ces  ballons  devrait  naturellement 
avoir  la  même  capacité.  Celui  qui  ferait  rouir  pour  son 
compte,  serait  parfaitement  libre  d'avoir  des  ballons 
plus  ou  moins  grands. 

»  Sauf  le  cas  où  le  lin  serait  très-court,  chaque 
botte  doit  être  attachée  avec  trois  liens  en  paille,  c'est 
dans  cet  état  qu'on  le  place  verticalement  dans  les  bal- 
lons. Quoique  les  eaux  de  la  Lys  soient  généralement 
bien  limpides,  on  a  cependant  soin  de  garnir  de  paille 
les  parois  verticales  des  ballons,  afin  que  les  corps 
étrangers  apportés  par  la  rivière  ne  soient  pas  intro- 
duits dans  le  lin.  Quand  le  ballon  est  garni  de  lin,  on 
met  une  couche  de  paille  sur  le  tout.  On  y  place  la 
quantité  de  planches  nécessaire  pour  maintenir  la 
paille,  et  au  moyen  de  pierres,  on  charge  sur  des 
planches  jusqu'à  ce  que  le  ballon  soit  maintenu  sur  la 
surface  de  l'eau,  sans  aller  cependant  jusqu'au  fond  de 
la  rivière.  » 

Il  me  semble  inutile  de  rien  ajouter  pour  démontrer 
l'excellence  de  ce  mode  de  rouissage,  qui  est  consacré 
par  l'expérience.  Il  compléterait  les  diverses  améliora- 
tions que  j'ai  signalées  et  dont  la  réunion   donnerait 


—  145  — 

à  nos  lins  une  qualité  qui  les  ferait  rapidement  recher- 
cher. Nos  filateurs  sont  prêts;  les  débouchés  sont  donc 
assurés.  Mais  il  faut  que  des  propriétaires  intelligents 
attachent  le  grelot  et  prêchent  d'exemple. 

Je  ne  vous  parlerai  pas ,  Messieurs,  des  divers  pro- 
cédés de  rouissage  industriels.  Jusqu'ici  ils  ne  parais- 
sent pas  avoir  produit  de  résultats  avantageux,  et 
M.  Dalle  qui  vit  au  milieu  de  ces  tentatives  ne  leur  ac- 
corde pas  une  grande  confiance.  D'ailleurs  je  ne  veux 
appeler  votre  attention  que  sur  des  méthodes  agricoles; 
je  dépasserais  le  but  que  je  me  suis  proposé  et  aussi 
les  bornes  d'un  simple  rapport. 

En  résumé,  je  crois  vous  avoir  fait  entrevoir  com- 
ment il  est  possible  d'améliorer  une  culture  produc- 
tive. Je  désire  que  ces  lignes  puissent  déterminer  quel- 
ques essais,  et  le,  bien  qui  en  résulterait  fùt-il  mi- 
nime, je  remercierais  M.  Dalle  de  m'avoir  fourni  i'oc- 
casion  de  le  provoquer. 


RAPPORT 

SUR  LES  BOIS  DÉCOUPÉS 

DE  MM.  RAYNALY 

PAR   M.  FERDINAND   LACHÈSE. 


Messieurs, 

Par  sa  lettre  en  date  du  27  février  dernier,  M.  Raynaly, 
Charles,  a  adressé  à  notre  Président  un  exemplaire  des 
dessins  de  bois  découpés  par  lui  à  l'aide  d'une  scierie 
mécanique,  en  le  priani  de  lui  faire  connaître  l'opinion 
de  notre  Société  sur  ces  dessins,  et  M.  Sorin  a  cru  de- 
voir me  demander  un  rapport  sur  la  proposition  de 
M.  Raynaly. 

Pour  répondre,  le  mieux  possible,  à  la  confiance  de 
notre  honorable  Président,  j'ai  pensé  qu'au  lieu  de  me 
borner  à  examiner  la  feuille  de  dessin  ci-jointe,  il 
serait  utile  autant  qu'intéressant  de  comparer  les  tra- 
vaux de  M.  Raynaly  avec  ceux  compris  dans  l'album 
de  dessins  pour  bois  découpés,  exécutés  dans  les  ate- 
liers de  MM.  Waaser  et  Morin,  à  Paris,  et  de  comparer 
aussi  les  prix  demandés  par  ces  industriels  pour  des 


—  117  — 

dessins  exécutés  de  mêmes  dimensions  et  de  mêmes 
genres. 

En  conséquence,  je  me  suis  rendu  chez  M.  Raynaly 
qui  s'est  empressé  de  me  présenter  son  fils,  son  associé, 
et  de  me  montrer  l'ensemble  et  les  détails  de  leur  fa- 
brication; cette  visite,  faite  avec  l'album  de  MiM.Waaser 
et  Morin  en  main,  m'a  conduit  à  me  former  l'opinion 
suivante  : 

Le  rapport  de  la  6*'  section  du  jury  pour  l'exposition 
quinquennale  organisée  par  les  soins  de  la  Société  In- 
dustrielle en  1858,  nous  apprend  qu'une  mention  ho- 
norable fut  accordée  à  M.  Raynaly  pour  l'application  de 
la  scie  verticale  à  la  découpure  du  bois. 

Depuis  cette  époque,  MM.  Raynaly  père  et  fils  ont  fait 
une  étude  attentive  et  suivie  de  toutes  les  améliorations 
obtenues  dans  cette  branche  de  l'industrie  fortement 
encouragée parractivitéimpriméeparFEmpereur  à  l'em- 
bellissement des  bois  de  Boulogne,  de  Vincennes  et 
d'autres  propriétés  voisines  de  Paris,  au  moyen  des 
maisons  de  gardes,  de  chalets  et  autres  bâtiments  rus- 
tiques, dans  lesquels  les  bois  découpés  occupent  une 
place  importante,  aussi  l'organisation  de  leurs  scies 
verticales  et  autres  ainsi  que  tout  l'outillage,  tels  qu'ils 
sont  aujourd'hui,  m'ont-ils  paru  fort  remarquables,  et 
l'album  dessiné,  avec  tant  de  talent,  par  M.  Raynaly 
fils,  démontre  que  ces  Messieurs  peuvent  aussi  bien  que 
MM.  Waaser  et  Morin,  exécuter  en  bois  découpés  toutes 
les  pièces,  telles  que  lambrequins  pour  chalets,  mar- 
quises, pavillons  de  jalousies ,  frontons  de  portes,  mo- 
tifs de  balcons,  balustrades  de  saintes  tables,  panneaux  de 
portes ,  de  confessionnaux ,  de  chalets  et  autres ,  con- 


—  118  — 

soles,  corniches,  rosaces  de  toutes  formes,  crêtes  de 
toitures  pour  les  kiosques  et  chalets  rustiques,  galeries 
pour  marquises^  culs  de  chaineaux,  motifs  de  palis- 
sades et  de  harrières ,  etc.,  et,  hien  plus,  que 
MM.  Raynaly  ont  assez  perfectionné  leur  fabrication 
pour  être  à  même  d'exécuter  des  haluslres  ornés  desti- 
nés à  décorer,  en  leur  donnant  l'importance  conve- 
nable, des  grands  escaliers  avec  rampes  tournantes. 

Comparant  enfin  les  prix  demandés  par  MM.  Waa- 
ser  et  Morin  avec  ceux  établis  par  MM.  Raynaly,  j'ai 
reconnu  que  les  prix  des  premiers  étaient  un  peu  plus 
élevés  que  ceux  des  derniers. 

En  résumé.  Messieurs,  je  crois  que  notre  Société  doit 
voir  avec  satisfaction  qu'au  milieu  des  embellissements 
et  des  améliorations  de  toutes  sortes  pour  lesquels 
notre  ville  d'Angers  se  montre  au  niveau  des  progrès 
matériels  et  artistiques  qui  sont  un  besoin  de  l'époque 
actuelle,  cette  même  ville  contient  des  industriels 
assez  actifs  et  assez  intelligents,  pour  lui  procurer  les 
objets  de  décors  que,  naguères,  il  lui  aurait  fallu 
demandera  d'autres  cités  voisines  ou  à  la  capitale. 

Nota.  Depuis  huit  jours  MM.  Raynaly  ont  trouvé  le 
moyen  d'apporter  dans  leur  outillage  une  amélioration 
qui  leur  permet  de  chanfreiner  les  découpures  des  bois, 
et  l'échantillon  que  M.  Raynaly  fils  m'a  fait  voir,  dé- 
montre que  ces  chanfreins  produisent  des  moulures  pa- 
rallèles aux  arêtes  des  dessins,  et  donnent  à  l'ensemble 
du  travail  une  légèreté  et  une  élégance  qui  me  pa- 
raissent un  motif  de  plus  pour  vous  prier  d'adopter 
les  conclusions  du  rapport  ci -dessus. 


RAPPORT 


sur 


W  PROJET  DE  BANQUE  AGRICOLE 


PAR  M.   COUTRET. 


Messieurs, 

M.  le  Présidenl,  au  nom  de  la  Société,  m'a  fait 
l'honneur  de  me  charger  d'examiner  une  brochure  im- 
primée à  Toulouse,  et  qui  lui  est  adressée  par  l'auteur, 
ancien  élève  de  r école  spéciale  de  commerce  et  d'industrie; 
je  devrais  décliner  mon  aptitude  à  apprécier  une 
œuvre  de  ce  genre;  je  m'efforcerai  cependant,  dans 
une  brève  analyse,  et  à  l'aide  de  quelques  citations, 
de  la  soumettre  au  jugement  de  la  Société. 

L'auteur  énumère  les  titres  de  la  terre  à  notre  recon- 
naissante sollicitude  et  à  notre  confiance  :  —  «  C'est  le 
»  sol,  dit-il,  qui  paiel'impôtfoncier^l'impôtmobilierjles 
»  impôts  de  consommation,  la  nourriture,  le  logement, 
»  le  vêtement  et  jusqu'aux  jouissances  de  tous; le 


—  120  — 

»  sol  paie,  avec  ses  produits,  les  dépenses  de  toute  na- 
»  lure  pour  tous;  et,  par  la  faculté  incessante  qu'il  a 
»  de  produire  tout  ce  qui  se  consomme,  on  peut  dire 
»  qu'il  est  le  capital  mère  d'où  sortent  toutes  les  va- 
?  leurs,  isolées  ou  accumulées,  désignées  par  les  éco- 
»  nomistes  sous  le  nom  de  capitaux...  C'est  des  en- 
»  trailles  de  la  terre  que  l'homme  arrache  les  métaux 
»  qui  servent  à  ses  machines,  à  sa  monnaie  ;  elle  est 
»  en  un  mot  la  source  de  toute  richesse  matérielle,  ce 
»  qui  revient  à  dire  qu'elle  est  la  source  de  tout  ca- 
»  pilai  matériel.  » 

Puis,  après  avoir  proclamé,  comme  axiome,  que  le 
sol,  ce  capital  éternel,  est  un  gage  plus  sûr,  plus  solide 
que  ce  qu'il  appelle  le  gage-monnaie ,  l'auteur  déplore 
la  difficulté  qu'éprouvent  les  propriétaires  à  emprunter, 
et  surtout  le  taux  de  ces  emprunts  qui,  outre  l'intérêt 
légal  de  5  %,  est  aggravé  par  les  frais  de  contrat, 
d'enregistrement,  d'hypothèque,  etc.. Lescommerçants, 
n'ayant  à  offrir  qu'une  responsabilité  toute  morale, 
trouvent  des  fonds  à  un  taux  inférieur  à  leurs  béné- 
fices, tandis  que  les  propriétaires,  avec  un  gage  infail- 
lible, empruntent  à  un  taux  toujours  supérieur  au  re- 
venu de  l'immeuble.  Le  remède  à  ce  résultat,  qu'on 
dit  être  désastreux  pour  l'agriculture,  est-il  dans  cet 
opuscule?  Par  quel  moyen  espère-t-on  substituer  à 
l'emprunt  ruineux,  le  crédit  gratuit  qui  est  le  but  pour- 
suivi par  l'auteur! 

Le  Moniteur  du  29  janvier  1857  publiait  une  note 
que  le  comte  Mollien,  par  ordre  de  l'Empereur,  avait 
adressée,  le  29  mai  1810,  à  la  Banque  de  France;  on 
y  expose  que  le  privilège  de  cette  banque  consiste  à 


—  m  — 

créer,  à  fabriquer  une  monnaie  particulière  pour  ses 
escomptes,  que  le  capital  fourni  en  numéraire  est,  et 
doit  rester,  étranger  à  ces  opérations  d'escomptes, 
qu'il  n'est  qu'une  assurance  contre  les  erreurs,  les  im- 
prudences, les  pet  tes,  les  avaries  du  portefeuille,  au 
profit  de  ceux  qui  admettent  les  billets  au  porteur 
comme  la  monnaie  réelle.  Après  avoir  ainsi  indiqué 
que  le  capital  fourni  par  les  actionnaires  n'est  qu'une 
espèce  de  cautionnement  donné  au  public,  la  note 
ajoute  :  «  On  pourrait  presque  dire  qu'une  banque  qui 
»  serait  parvenue  à  se  faire  une  réputation  à'infailli- 
»  bilité  n'aurait  pas  même  besoin  de  capital  pour 
»  exploiter  son  privilège,  c'est-à-dire,  pour  escompter, 
»  avec  les  billets  fabriqués  par  elle,  les  lettres  de  change 
»  qui  lui  seraient  apportées  par  le  commerce.  » 

C'est  sur  cette  réflexion  et  sur  l'autorité  du  comte 
Mollien  que  l'auteur  base  son  projet  de  banque  agricole; 
il  croit  avoir  découvert  h  secret  de  cette  infaillibilité 
qui  peut  dispenser  de  tout  capital  ;  son  plan  est  celui 
de  la  Banque  de  France,  toutefois  avec  d'importantes 
modifications  : 

Il  demande,  pour  son  institution,  le  privilège  de  fa- 
briquer, concurremment  avec  la  Banque  de  France,  des 
billets  au  porteur,  non  productifs  d'intérêt,  de  mille, 
(le  cinq  cents,  de  cent,  de  cinquante  francs  et  même 
au  dessous  de  cette  somme. 

Le  gage  offert  sera  de  beaucoup  supérieur  au  capi- 
tal qui  peut  se  trouver  dans  les  caves  et  dans  le  porte- 
feuille de  la  Banque;  au  lieu  de  rentes  sur  l'Etat  dont 
le  cours  est  variable,  de  créances  garanties  par  trois 
signatures  de  commerçants,  et  de  valeurs  métalliques 


—  122  — 

que  le  vol,  que  l'incendie  peuvent  amoindrir,  la  nou- 
velle banque  présentera  aux  porteurs  des  billets  les 
immeubles  des  fondateurs  formant  l'apport  social,  et 
les  immeubles  des  emprunteurs,  le  tout  d'une  valeur 
double  du  total  des  billets  destinés  à  devenir  papier 
monnaie. 

Cette  substitution  d'un  capital  cautionnement  en  im- 
meubles à  un  capital  social  en  numéraire,  n'aura  pas 
seulement  l'avantage  inappréciable  d'une  plus  grande 
sécurité;  la  masse  importante  de  capitaux  enfouis  dans 
les  caves  de  la  Banque,  outre  les  soins  qu'entraîne  leur 
conservation,  est  improductive;  tandis  que  le  gage 
immobilier,  restant  entre  les  mains  des  fondateurs, 
conservera  intégralement  son  revenu;  aussi  celte 
banque,  n'ayant  à  prélever  qu'un  léger  bénéfice  et  quel- 
ques frais  de  gestion,  pourra  fournir  un  crédit  presque 
gratuit;  le  maximum  de  l'intérêt  à  percevoir  est  fixé 
à  3  7o-  Nous  avons  parlé  de  bénéfices;  suivant  les  gé- 
néreuses intentions  de  l'auteur,  ils  ne  seraient  point  at- 
tribués aux  fondateurs ,  trop  heureux  d'engager  leurs 
immeubles  et  de  se  dévouer  pour  un  si  grand  œuvre, 
ils  seraient  employés  à  des  travaux  agricoles  d'un  inté- 
rêt général;  voici,  au  surplus,  un  extrait,  presque 
complet ,  des  statuts  proposés  : 

«  Entre  les  soussignés ,  il  a  été  formé  une  Société 
»  ayant  pour  objet  la  fondation  d'une  institution  de 
»  crédit  désignée  sous  le  nom  de  Banque  de  la  pro- 
»  priété  foncière  et  de  l'agriculture.  Elle  a  pour  but  : 
»  1°  de  procéder  au  remboursement  des  prêts  hypo- 
»  thécaires  effectués  jusqu'à  ce  jour,...  2°  de  prêter  aux 
»  agriculteurs  sur  consignation  de  denrées;  3°  d'avan- 


—  1-23  — 

B  cer  des  capitaux  aux  propriétaires,  fermiers  et  tra- 
»  vailleurs  du  sol.... 

»  Pour  atteindre  ce  triple  but,  la  Société  se  propose 
»  de  créer  des  billets  de  circulation  comme  ceux  de  la 
»  Banque  de  France,  par  coupures  de  1000,  500,  200. 
»  100,  50  l'r.  et  au  dessous^  jusqu'à  la  plus  petite  cou- 
»  pure  que  pourront  exiger  les  besoins  du  service. 

»  Les  propriétés  foncières  des  fondateurs  sont  com- 
»  plétement  libres  de  toutes  hypothèques. 

»  La  somme  des  billets  fîibriqués  par  la  banque  agri- 
»  cole  ne  pourra  dépasser  la  moitié  de  la  valeur  des 
»  immeubles  affectés  à  leur  garantie... 

B  Dès  que  la  première  émission  de  billets  sera  effec- 
»  tuée,  ces  billets  étant  de  droit  hypothéqués  sur  les 
»  propriétés  des  emprunteurs,  les  fondateurs  peuvent 
»  incessamment  recommencer  les  opérations  relatives 
B  aux  prêts,  en  créant  des  billets  de  circulation  au  fur 
»  et  à  mesure  que  les  derniers  créés  sont  placés... 

»  Le  prêt  est  fait  pour  une  période  de  dix  années... 

»  Le  taux  de  l'intérêt  ne  pourra  jamais  dépasser  trois 
»  pour  cent...  Pendant  le  l^r  exercice  annuel,  le  taux 
»  restera  fixé  à  3  %,  dont  2  %  serviront  à  construire 
»  ou  à  louer  les  bâtiments  nécessaires  au  logement  de 
»  la  banque,  à  payer  les  administrateurs  et  le  person- 
B  nel,  en  un  mot  à  suffire  à  tous  les  premiers  frais  d'ins- 
»  tallation  et  d'administration. 

»  Après  le  paiement  de  tous  les  frais  de  l'adrainistra- 
B  tion,  les  bénéfices  nets  seront  remis  à  l'Etal  qui  les 
»  emploiera  exclusivement  en  chemins,  canaux  d'irri- 
»  gation,  etc.,  au  profit  de  l'agriculture,  et  au  prorata. 


—  124  — 

»  autant  que  possible,  des  emprunts  faits  dans  chaque 
»  département. 

»  Il  sera  fait,  à  la  fin  de  chaque  année ,  une  réserve 
»  destinée  à  couvrir  les  pertes  que  la  Société  peut  avoir 
»  à  subir  vis-à-vis  des  emprunteurs  sur  consignation 
»  de  denrées,  et  des  avances  faites  aux  fermiers  et  Ira- 
»  vailleurs  du  sol.  » 

Je  n'aurai  pas  la  témérité  de  porter  un  jugement,  et 
surtout  un  jugement  de  condamnation  sur  cette  œuvre; 
n'eiît-elle  d'autre  mérite  que  d'appeler  l'attention  sur 
l'industrie  agricole^  elle  aurait,  par  cela  seul,  droit  à 
notre  intérêt. 

Qu'il  me  soit  permis  toutefois  de  hasarder  quelques 
objections  : 

Et  d'abord  au  frontispice  de  sa  brochure,  l'auteur  a 
inscrit  deux  propositions  suivies  de  la  signature  comte 
Mollien. 

La  l^e  ainsi  conçue  :  «  Une  banque  qui  serait  parve- 
»  nue  à  se  faire  une  réputation  d'infaillibilité  n'aurait 
»  pas  besoin  de  capital,  »  —  doit  être  relevée  en  ce 
qu'elle  a,  ici,  une  portée  affirmative  qui,  dans  la  note 
du  comte  Mollien ,  est  prudemment  atténuée  par  ces 
mots  qui  la  précèdent  :  «  On  pourrait  presque  dire 
qu'une  banque,  etc.  » 

La  seconde  est  celle-ci  :  —  «  Pour  ne  jamais  finir, 
»  une  banque  doit  toujours  être  prête  à  finir.  t> 

Je  comprends  très  bien  cette  réflexion  appliquée  par 
M.  Mollien  à  la  Banque  de  France  :  finir,  pour  une 
banque^  c'est  liquider,  c'est-à-dire,  faire  rentrer  ses 
créances  et  payer  ses  dettes  ;  la  Banque  de  France,  qui 


—  125  — 

ne  prêle  qu'à  deux  et  trois  mois  d'échéance,  pourrait, 
en  recouvrant  ses  valeurs  de  portefeuille  ainsi  échelon- 
nées, et  en  outre  à  l'aide  de  son  capital  réservé  pour 
une  grande  partie  dans  ses  caves,  rembourser,  en  deux 
ou  trois  mois  au  plus,  tous  les  billets  au  porteur  par 
elle  créés. 

La  banque  agricole  aurait  une  situation  toute  diffé- 
rente :  d'un  côté,  un  capital  immobilier  dont  l'aliéna- 
tion exigerait  de  longs  délais  et  occasionnerait  un  très 
grand  trouble;  d'un  autre  côté,  des  créances  hypothé- 
caires ayant  dix  années  de  terme,  et  dont  le  recouvre- 
ment, même  après  l'échéance,  serait  long  et  laborieux; 
voilà  tout  son  ac!if.  Comment  donc  cette  banque  tout 
immobilière,  sans  capital  métallique,  et  ne  fonctionnant 
qu'avec  son  papier-monnaie,  rembourserait-elle  ce  pa- 
pier-monnaie? 

L'auteur  a  prévu  cette  grave  objection;  mais  il  l'é- 
lude bien  plus  qu'il  n'y  pourvoit;  il  dit  :  «  Le  rembour- 
»  sèment  n'est  pas  nécessaire,  et  on  pourrait  à  la  rigueur 

»  se  passer  d'espèces  métalliques Nous  n'avons  pas 

»  besoin  de  proiiver  que  les  billets  de  la  Banque  de  France 
»  ne  seraient  jamais  échangés  contre  des  espèces,  s'il 
»  existait  des  coupures  assez  nom.breuses  et  par  pe- 
»  tites  sommes;  car  l'industriel  ne  va  guères  échanger 
»  un  billet  de  banque  que  pour  en  diviser  la  somme 
»  en  parcelles  à  ses  ouvriers  ou  pour  des  appoints..,. 
»  L'organisation  de  la  Banque  est  si  puissante  que, 
»  quoiqu'il  arrive  dorénavant ,  on  ne  verra  plus  de 
»  peureux  se  précipiter  à  la  fois  vers  ses  coffres  pour 
»  échanger  ses  billets  contre  des  espèces  métalliques;... 
»  Nous  affirmons,  sans  crainte  d'être  contredit^  que  les 
soc.  d'ag.  I  9 


—  126  — 

»  billets  de  la  banque  agricole  n'ont  pas  besoin  d'être 
»  remboursables  en  espèces,  » 

J'avoue  humblement  que,  pour  moi,  ces  affirmations 
auraient  besoin  de  preuves,  et  qu'elles  me  semblent 
susceptibles  d'être  contredites.  Alors  que  la  banque 
et  le  gouvernement,  si  bien  en  position  d'étudier  ce 
qui  convient  au  public,  n'ont  pas  jugé  utile  la  création 
de  billets  inférieurs  à  cent  francs;  alors  que  l'abon- 
dance croissante  de  l'or  fait  rechercher  avec  moins  de 
faveur  même  les  billets  de  cent  francs ,  il  m'eût  paru 
très  nécessaire  de  démontrer  l'efficacité  absolue  de 
cette  mesure.  Jusqu'à  preuve  contraire,  je  croirai  qu'à 
part  les  avantages  qu'offrent  les  billets  de  Banque  pour 
la  prompte  numération  et  le  transport  des  sommes  de 
quelqu'importance,  le  public  leur  préférera  toujours, 
et  avec  raison,  les  métaux  admis  partout  et  ayant  cours 
légal  en  France. 

Je  ne  nierai  certes  pas  la  confiance  très  justifiée 
dont  jouit  la  Banque  de  France,  et  qui  lui  permet  de 
jeter  dans  la  circulation  une  somme  de  billets  au  por- 
teur plusieurs  fois  égale  à  son  fonds  social.  La  sécu- 
rité est  d'autant  plus  grande  que  chacun  sait  qu'en 
présentant  un  billet  à  la  caisse,  on  obtient  à  Vins- 
tant  sa  valeur  en  espèces;  mais  si  un  seul  refus  était 
exprimé  et  connu,  nous  verrions  la  foule  se  précipiter 
inquiète  vers  les  bureaux  de  la  Banque.  En  1848,  la 
panique  fut  telle  que  le  gouvernement  provisoire  dé- 
créta le  cours  forcé  des  billets  pour  un  certain  temps. 

Notre  auteur  ne  veut  pas  que  les  billets  soient  échan- 
geables contre  espèces,  et  cependant  il  repousse  le 
coîirs  forcé,  «   triste  moyen,  dit-il,  dont  on  a  pu  user 


—  1-27  - 

»  momentanément,   mais  qui  enlève  la   confiance  au 
B  lieu  de  la  donner,  a 

Il  faut  pourtant  bien  opter  enire  le  cours  forcé  et 
le  remboursement  à  tout  porteur  qui,  à  tort  ou  à  rai- 
son, le  demandera. 

Il  ajoute  :  c  —  Pourquoi  ce  cours  forcé,  d'ailleurs, 
»  puisque  le  gage  représente  une  somme  plus  que 
j>  double  des  billets  émis,  et  que  la  banque  agricole 
»  possède  lous  les  caractères  d'infaillibilité  sur  lesquels 
»  repose  la  plus  entière  confiance?  » 

Cette  raison  n'est  pas  suffisante  :  La  solvabilité  est  la 
source  du  crédit,  et  le  crédit  est  proportionné  au  degré 
de  confiance  que  l'on  inspire.  Tel  banquier  ne  manque 
pas  de  prêteurs  qui  se  contentent  d'un  intérêt  de  2  ou 
3  o/o,  quand  un  autre  doit  offrir  5  «/o  aux  capitalistes 
qui  alimentent  sa  banque;  mais  aucun  n'obtient  l'ar- 
gent d'autrui  qu'à  la  double  condition  de  payer  un  in- 
térêt quelconque  et  de  s'acquitter  très-exactement. 

L'institution  du  crédit  foncier,  qui  donne  à  ses  bail- 
leurs de  fonds  la  garantie  de  placements  hypothécaires, 
n'émet  ses  obligations  au  porteur  facilement  transmis- 
sibles,  mais  à  échéances  éloignées  ou  incertaines,  que 
moyennant  un  intérêt  annuel  qui,  eu  égard  aux  lots  et 
primes,  doit  atteindre  5  %. 

Comment  donc  espérer  que  le  public  acceptera,  sans 
intérêt,  les  bons  de  la  banque  agricole  toujours  par- 
faitement solvable,  mais  ne  payant  jamais,  n'ayant  pas 
dans  sa  caisse  une  seule  pièce  de  monnaie,  et  pouvant 
être  à  tout  instant  contrainte  à  liquider  par  le  porteur 
d'un  seul  billet  qui,  leur  cours  n'étant  pas  forcé,  use- 
rail  de  son  droit  en  exigeant  le  remboursement? 


—  ns  — 

Sans  aucun  doute  la  Banque  de  France  n'a  pas  en 
permanence  dans  ses  caisses  de  quoi  solder  tous  ses 
billets  en  circulation;  mais  l'encaisse  métallique  ne 
doit  jamais  être  moindre  que  le  tiers  de  leur  valeur; 
c'est,  d'après  sa  longue  expérience,  plus  que  suffisant 
pour  satisfaire  aux  désirs  des  porteurs  de  ses  billets. 

Ce  n'est  pas  tout  :  parce  que  la  Banque  de  France  a 
fait  accepter,  comme  monnaie  courante,  une  certaine 
somme  de  billets,  plus  faciles  à  compter,  à  porter  et  à 
expédier  que  les  espèces  métalliques,  croit-on  qu'en 
élevant  proportionnellement  son  fonds  social,  elle  réus- 
sît, je  ne  dirai  pas  à  tripler  ou  doubler,  mais  à  aug- 
menter un  peu  leur  émission?  L'émission  effective  n'est 
pas  limitée  par  l'insuffisance  des  garanties,  mais  par  les 
habitudes  et  les  besoins  de  la  circulation. 

Ce  que  la  Banque  de  France  tenterait  en  vain,  la 
banque  agricole  pourrait-elle  le  réaliser? 

Admettons  un  instant  qu'elle  parvînt  à  se  substituer, 
dans  la  confiance  publique,  à  la  Banque  de  France,  et  à 
opérer  ainsi  une  révolution  financière  dont  je  n'oserais 
préciser  les  conséquences  pour  le  commerce  et  l'indus- 
trie, elle  ne  ferait  pas  entrer  dans  la  circulation  une 
somme  de  papier -mormaie  notablement  supérieure  à  celle 
que  représentent  les  billets  de  la  Banque  de  France.  La 
valeur  de  ces  billets  circulant  réellement  n'atteint  pas 
sept  cents  millions;  que  serait  cette  somme,  que  serait 
un  milliard  pour  les  vastes  plans  de  la  banque  agri- 
cole qui  veut  éteindre  toutes  les  dettes  hypothécaires 
actuelles  —  4  milliards,  dit-on  —  et  en  outre  fournir 
les  fonds  nécessaires  à  d'immenses  améliorations  ! 

D'ailleurs  la  banque  agricole  n'échouerait-elle  pas 


—  129  — 

dans  sa  concurrence  avec  la  Banque  de  France?  N'est- 
il  pas  permis  de  supposer  que  le  public  préférerait  la 
solvabilité  éprouvée  d'une  banque  qui  solde  à  vue  ses 
billets,  et  se  défierait  de  la  Banque  nouvelle  qui,  re- 
tranchée derrière  son  infaillibilité,  n'assurerait  ni  le 
remboursement  ni  la  transmission  des  titres?  Les  em- 
prunteurs ne  craindraient-ils  pas  sérieusement  de  ne 
pouvoir  utiliser  un  capital  en  papier  sans  valeur  légale, 
et  dont  ils  devraient  néanmoins  servir  l'intérêt  à  3  % 
jusqu'à  l'expiration  du  terme  stipulé? 

Il  existe,  dans  un  pays  vnisin,  un  établissement  qui 
a  quelqu'apparence  d'analogie  avec  le  projet  dont  nous 
nous  occupons ,  c'est  la  banque  hypothécaire  de  Mu- 
nich. Elle  est  autorisée  à  émettre  des  billets  au  por- 
teur, mais  seulement  jusqu'à  concurrence  des  quatre 
dixièmes  du  capital  social  ;  cette  grave  restriction  n'a 
pas  suffi;  le  capital  étant  engagé  pour  de  longues 
échéances,  il  a  fallu  donner  cours  forcé  à  ses  billets. 

En  France,  et  depuis  fort  longtemps,  la  question  est 
à  l'étude;  je  n'essaierai  pas  d'en  faire  l'historique;  ce 
serait  sortir  du  cercle  très  restreint  dans  lequel  je  dois, 
à  tous  égards,  me  renfermer. 

Je  rappellerai,  toutefois,  une  tentative  faite  à  la  fin 
du  dernier  siècle,  et  qui,  quoiqu'infiniment  moins  har- 
die que  celle  proposée  à  notre  examen,  n'a  jamais,  que 
je  sache,  reçu  d'exécution;  je  veux  parler  des  cédilles 
hypothécaires.  Le  conservateur  devait  remettre  à  tout 
propriétaire ,  jusqu'à  concurrence  des  trois  quarts  de 
la  valeur  de  ses  immeubles ,  des  obligations  hypothé- 
cairement garanties  et  transmissibles  par  endosse- 
ment. 


—  130  — 

Ce  système,  improvisé  et  trop  légèrement  organisé 
par  la  loi  du  9  messidor  an  3,  aurait  pu  faciliter  le  cré- 
dit basé  sur  la  propriété  immobilière;  mais,  entr'autres 
graves  inconvénients ,  il  faisait  une  situation  inaccep- 
table aux  conservateurs  qu'il  rendait  responsables, 
sinon  de  l'origine  et  de  l'établissement  de  la  propriété, 
tout  au  moins  de  l'estimation  donnée  aux  immeubles  de 
leur  arrondissement. 

En  évoquant  ce  souvenir,  j'ai  voulu  montrer  com- 
bien il  faut  de  prévoyance,  de  patientes  méditations, 
d'observations  pratiques  pour  faire  passer  une  idée 
généreuse,  louable  en  elle-même,  à  l'état  de  projet 
réalisable. 

Depuis  cet  essai  malheureux,  de  nombreuses  re- 
cherches ont  été  faites  en  Allemagne,  en  Belgique, 
partout  où  des  expériences  avaient  eu  lieu  ;  un  volume 
suffirait  à  peine  pour  indiquer  toutes  les  propositions, 
tous  les  mémoires  publiés  sur  ce  sujet. 

La  brochure  dont  nous  rendons  compte  n'a  pas  cru 
devoir  mentionner  la  caisse  hypothécaire,  la  caisse  d'a- 
mortissement, le  crédit  agricole,  établissements  de  créa- 
tion plus  ou  moins  récente;  si  elle  parle  du  crédit  fon- 
cier, ce  n'est  pas  pour  en  faire  l'éloge  ;  je  cite  :  — 
«  Quel  propriétaire  intelligent  ira  emprunter  au  crédit 
T>  foncier  au  taux  de  6  «/o,  même  en  y  comprenant 
»  l'amortissement  du  capital  emprunté  et  qui  doit  être 
»  éteint  après  un  nombre  d'années  déterminé  à  l'avance? 
»  A  moins  d'être  besogneux  ou  aveugle,  on  évitera  d'a- 
ï  voir  recours  à  cette  institution  :  car  si  un  propriétaire 
B  emprunte  la  moitié  de  la  valeur  d'une  terre  en  s'en- 
»  gageant  à  payer  6  «/o  par  an,  et  qu'il  n'en  retire  que 


—  131  — 

»  3  7o,  il  va  de  source  qu'il  ne  lui  reste  rien.  »  Son 
revenu  y  passera,  soit;  mais  il  eût  été  juste  d'ajouter 
qu'à  l'expiration  du  temps  convenu ,  cet  emprunteur 
sera  entièrement  propriétaire  de  la  terre  dont  il  ne 
possédait,  ou  du  moins  dont  il  n'avait  payé,  que  la 
moitié.  ' 

Je  n'entreprendrai  pas  de  venger  le  crédit  foncier  de 
ces  critiques  trop  peu  mesurées;  je  dirai  seulement 
qu'il  vit,  qu'il  rend  des  services  limités  mais  incontes- 
tables; tandis  qu'il  nous  semble  possible,  raisonnable 
même,  de  mettre  en  doute  la  viabilité  de  la  banque 
agricole,  telle  qu'elle  est  conçue  dans  cette  brochure. 


PROCÈS-VERBAUX 


DES  SEAKCES. 


SÉANCE  DU  23  JANVIER  1861. 

Étaient  présents  au  bureau,  MM,  Sorin,  président, 
E.  Lachèse,  secrétaire  général.  M.  ConrtlUer,  président 
honoraire,  est  invité  à  y  prendre  place  également. 

Le  procès-verbal  de  la  précédente  séance  est  lu  et 
adopté. 

M.  l'abbé  Chevallier,  archiviste,  fait  connaître  qu'il 
ne  peut  assister  à  la  séance  et  demande  que  l'on  re- 
mette-à  la  réunion  prochaine  la  Revue,  promise  pour 
ce  jour,  des  principaux  sujets  traités  dans  les  ouvrages 
envoyés  dernièrement  à  la  Société.  Cet  ajournement 
est  prononcé. 

M.  le  Président  donne  connaissance  de  la  correspon- 
dance. 

M.  Jaiiin  fait  connaître  que  l'augmentation  de  ses 
occupations  de  chaque  jour  lui  interdit  tout  loisir  et 
l'oblige  à  donner  sa  démission,  vu  l'impossibililé  ou 
il  se  trouverait  d'assister  aux  réunions  de  la  Société, 
—  Insertion  au  procès- verbal. 


—  133  — 

M.  Alexandre  de  Vallenent,  ou  Vallemore,  sous  le 
litre  de  Directeur  fondateur  du  système  d'échange  inter- 
national scientifique j  littéraire  et  agricole,  adresse  à  la 
réunion  trois  publications  de  Sociétés  anglaises,  et  de- 
mande que  la  Société  d'Agriculture  d'Angers  mette  à 
sa  disposition  des  exemplaires  d'ouvrages  dans  tous  les 
genres  pour  être  déposés  dans  les  établisements  pu- 
blics des  nations  faisant  déjà  partie  de  sa  grande  et 
pacifique  association.  L'assemblée,  se  fondant  sur  ce 
que  les  présidents  et  secrétaires  dû  cbaque  société  sa- 
vante prennent  le  soin  de  veiller  aux  envois  conve- 
nables et  trouvent,  à  cet  égard,  en  Son  Excellence  le 
ministre  de  l'Instruction  publique,  un  intermédiaire 
obligeant  et  gratuit,  dit  que  la  proposition  à  elle  faite 
ne  sera  nullement  prise  en  considération. 

M.  Le  Président  présente  un  résumé  des  travaux  de 
la  Société  pendant  l'année  1860. 

Aucun  membre  de  la  réunion,  assurément,  n'a  oublié 
les  analyses  présentées  par  MM.  Villemain  et  de  Fal- 
loux  à  la  fin  des  trop  rares  séances  dans  lesquels  ils 
ont  mis  en  exercice  leur  titre  de  présidents  d'honneur 
de  cette  Société.  On  sait  avec  quelle  perspicacité, 
quelle  finesse  dans  le  jugement ,  quel  éclat  dans  leur 
parole,  ils  a{)préciaient  les  œuvres  qui  venaient  d'être 
lues  devant  eux,  les  comparaient  et  achevaient  souvent, 
on  peut  le  dire,  d'en  donnera  l'auditoire  une  pleine  et 
profonde  intelligence. 

Ce  soin  pris  par  les  deux  célèbres  académiciens  pour 
les  travaux  d'un  seul  jour,  M.  Sorin  l'a  étendu  aux  tra- 
vaux d'une  année  entière.  Chaque  auteur  a  trouvé  tour- 
à-tour,  dans  cette  revue^  sa  bienveillante  appréciation; 


-^  434  — 

chaque  auditeur  y  a  retrouvé  des  souvenirs  pleins  d'in- 
térêt. C'est  en  effet ,  pour  la  prose  :  la  notice  sur  la 
Mort  de  Bemirepaire,  par  M.  le  docteur  A.  Lachèse,  et 
le  rapport  auquel  celte  notice  a  donné  lieu;  le  mé- 
moire sur  la  Noblesse  avant  1189,  par  M.  Th.  Crépon 
et  le  rapport  également  provoqué  par  les  hautes  consi- 
dérations de  ce  travail;  V Avocat  au  criminel,  par 
M.  Affichard;  un&  notice  sur  le  Plain  chant  el  un  extrait 
de  VHistoire  de  Guingamp,  par  M.  E.  Lachèse;  la 
Chaperonnière,  notice  par  M.  A.  Lemarchand  ;  des  con- 
sidérations sur  Y  Eloquence,  par  M.  Bougler;  des  obser- 
vations sur  la  traduction  de  l'une  des  Odes  d'Horace, 
par  M.  Sorin  ;  des  notices  de  M.  le  docteur  Farge  sur 
le  Colza  et  la  chaux  de  Falhun;  un  mémoire  de  M.  Dain- 
ville  fils  sur  la  Construction  des  voûtes  en  briques;  plu- 
sieurs communications  sur  des  sujets  d'histoire  na- 
turelle, par  M.  Courtiller,  jeune,  de  Saumur. 

La  poésie  compte  deux  pièces  de  vers,  Paysage  et  le 
Mois  de  Marie,  par  M.  V.  Pavie;  le  Château  des  Ponts 
de  Ce,  par  M.  P.  Belleuvre,  qui  aime  à  chanter  le  beau 
fleuve  de  notre  Anjou ,  ce  Loyre  gaulois  que ,  sur  les 
bords  du  Tibre,  regrettait  tant  le  poète  Joachim  Du- 
bellay;  les  poésies  de  M.  Chudeau,  que  M.  Belleuvre 
a  eu  le  mérite  de  dénoncer  à  l'attention  de  ses  conci- 
toyens ;  —  puis,  des  stances  sur  V Amitié  fraternelle  el 
la  traduction  d'un  fragment  du  Prœdium  rusticum  de 
Vanière,  par  M.  J.  Hossard;  enfin,  une  épître  à  M.  Bo- 
dinier,  par  M.  A.  Maillard. 

Tels  sont  les  principaux  sujets  rappelés  dans  cette 
revue  détaillée,  dans  ce  fidèle  inventaire  de  nos  ri- 
chesses. M.  Sorin  se  garde  bien  d'y  oublier  la  séance 


—  135  — 

du  12  juin  1860,  où  l'assemblée  eut  la  bonne  fortune 
d'être  présidée  par  M.  Villemain.  Il  rappelle  que  la  So- 
ciété a  ùùl  parvenir  à  l'administration  municipale 
d'Angers,  une  demande,  favorablement  accueillie,  ten- 
dant à  ce  que  le  nom  de  David  soit  donné  le  plus  tôt 
possible  à  l'une  des  rues  ou  l'une  des  places  qui  se 
créent  dans  notre  ville  :  il  espère  même  qu'une  plaque 
commémorative  viendra  indiquer  aux  étrangers  la  mai- 
son modeste  dans  laquelle  est  né  le  célèbre  statuaire. 
Une  décision  déjà  remontant  à  plusieurs  années  a  été 
prise  en  ce  sens  par  l'administration. 

Jetant  un  regard  sur  les  diverses  sections  de  la  So- 
ciété mère,  il  rend  un  juste  hommage  aux  travaux  de 
la  Commission  archéologique,  dont  l'importance  semble 
avoir  provoqué  l'allocation  de  400  francs  faite  dernière- 
ment à  la  Société  :  il  mentionne  la  médaille  d'hon- 
neur donnée  au  Comice  horticole  à  la  suite  de  l'expo- 
sition récemment  faite  à  Berlin,  et  signale  les  utiles  et 
nombreux  résultats  du  cours  d'arboriculture  fait  par 
M.  Audusson. 

L'assemblée  s'empresse  de  voter  l'impression  de  cet 
intéressant  travail. 

M.  Courtiller,  conseiller,  lit  une  notice  sur  une  de- 
mande en  réhabilitation  formée  au  cours  du  dernier 
siècle,  contre  une  condamnation  à  mort  prononcée  par 
une  juridiction  de  Saumur  et  suivie  d'exécution.  La 
Société  vote  l'impression  de  ce  document,  en  présence 
duquel  on  doit  apprécier  avec  bonheur  et  reconnais- 
sance les  progrès  faits  depuis  ce  temps  par  les  lois  cri- 
minelles. 

M.  Texloris  lit  des  considératious  sur  YImposilion 


—  436  — 

des  noms  et  sur  leur  influence,  analysant  à  cet  égard  les 
usages  successivement  suivis  par  les  hommes  des  pre- 
miers âges,  les  Hébreux,  les  Grecs,  les  Latins,  les  Gau- 
lois, les  chrétiens,  avec  lesquels  commence  l'habitude 
(l'ajouter  un  nom  de  saint  au  nom  de  naissance,  et  les 
nations  postérieures  à  Philippe-Auguste,  parmi  les- 
quelles les  noms  de  famille  se  transmeltent  avec  une 
régularité  inconnue  jusque  là. 

Une  commission  est  nommée  pour  faire  un  rapport 
sur  ce  travail  :  elle  se  compose  de  M.  Coutret,  M.  l'abbé 
Bodaire  et  M   V.  Pavie. 

M.  Godard-Faultrier,  chargé  de  faire  un  rapport  sur 
le  mémoire  de  M.  Dainville  fils,  relatif  à  la  conslriic- 
lion  des  voûtes  en  briques,  annonce  qu'il  ne  peut  rem- 
plir celte  tâche  aujourd'hui,  M.  Dainville  ayant  désiré 
compléter  son  travail.  Remise  à  une  séance  prochaine. 

M.  Sorin  prend  la  parole  au  nom  de  la  commission 
chargée  de  donner  son  avis  sur  le  concours  relatif  au 
drainage,  concours  clos  le  15  décembre  1860. 

Un  seul  mémoire  a  été  envoyé;  mais  ce  mémoire  ré- 
pond de  la  manière  la  plus  heureuse  et  la  plus  com- 
plète à  toutes  les  données  de  cet  intéressant  sujet  : 
Considérations  générales  sur  les  avan'ages  et  les  in- 
convénients de  ce  moyen  d'assèchement  ;  examen  des 
diverses  conditions  que  doivent  remplir  les  terrains  où 
il  est  mis  en  pratique;  erreurs  à  éviter,  améliorations 
à  rechercher;  tout  est  examiné  judicieusement  et  expli- 
qué d'une  manière  pratique  dans  ce  mémoire  auquel 
la  Commission  estime  qu'il  y  a  lieu  d'accorder  le  prix 
voté. 

L'assemblée  adopte  cet  avis,  et  l'enveloppe  indiquant 


—  137  — 

le  nom  de  l'auteur  à  la  suite  de  la  devise  inscrite  déjà 
sur  l'ouvrage^  est  ouverte.  La  devise  est  ce  passage  du 
4^  psaume  :  A  fructii  frumenti ,  vini  et  olei  sui  multi- 
plicali  sunt.  Le  nom  est  celui  de  M.  Louis  Tavernier, 
rédacteur  en  chef  du  journal  de  Maine  et  Loire.  — Le 
prix  lui  sera  remis  ultérieurement. 

L'ordre  du  jour  appelle  le  rapport  de  la  commission 
chargée  d'examiner  les  comptes  de  1860  et  de  prépa- 
rer le  bud<,fet  de  1861. 

Vu  l'absence  du  membre  de  la  commission  chargé 
du  rapport,  ce  double  examen  est  remis  à  la  séance 
prochaine. 

Un  des  membres  de  la  commission  qui,  réunie  au 
bureau,  forme  le  comité  de  rédaction,  M.  Th.  Crépon, 
nommé  Procureur  Impérial  à  Laval,  doit  nécessaire- 
ment être  remplacé.  M.  Paul  Lachèse  est  nommé  pour 
lui  succéder.  Les  4  membres  de  cette  commission  sont 
dorénavant  MM.  Gourtiller ,  Coutret,  Béclard  et  Paul 
Lachèse. 

La  commission  nommée  pour  faire  son  rapport  sur 
la  présentation  de  M.  Klein,  comme  membre  titulaire, 
n'ayant  pu  se  réunir,  ce  rapport  est  remis  à  la  séance 
prochaine. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

E.  Lachèse. 


—  138  — 

SÉANCE  DU  27  FÉVRIER  1861. 

Présents  au  bureau  :  MM.  Sorin,  président^  E.  La- 
chèse,  secrétaire-général,  Affîchard,  secrétaire,  Bel- 
leuvre,  trésorier. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et 
adopté. 

M.  le  Président  donne  à  la  Société  l'indication  som- 
maire des  ouvrages  entrés  depuis  la  dernière  réunion 
dans  notre  bibliothèque.  II  regrette  parliculièremenl  à 
cet  égard  l'absence  de  M.  l'abbé  Chevallier,  archiviste, 
qui  devait  faire  le  résumé  des  divers  sujets  traités 
dans  les  ouvrages  nouveaux.  Cette  inléressanle  revue 
est  remise  à  la  prochaine  séance. 

La  correspondance  contient  deux  lettres  :  l'une  de 
M.  Gaspard  Bellin,  de  Lyon,  membre  d'un  très  grand 
nombre  de  Sociétés  savantes;  il  sollicite,  en  offrant  un 
de  ses  ouvrages  à  la  Société,  le  titre  de  membre  cor- 
respondant. MM.  Prou,  Pavie  et  Affîchard,  sont  invités 
à  prendre  communication  du  travail  de  M.  Belin  et  à 
émettre  leur  avis  sur  sa  candidature.  L'autre  lettre  est 
de  M.  Duménil-Marignan,  de  Paris,  qui  nous  fait  hom- 
mage d'un  livre  intitulé  :  Les  libres  échangistes  et  les 
protedionistes  conciliés.  MM.  Allain-Targé,  Moricet  et 
Farge  voudront  bien  examiner  et  apprécier  les  nou- 
velles doctrines  de  M.  Duménil,  selon  le  vœu  qu'il"  en 
exprime. 

M.  le  Président,  en  parcourant  la  Revue  des  Sociétés 
Savantes  {x\9  de  janvier  1861),  se  félicite  da  voir  que 
nos  travaux  n'y  sont  pas  oubliés.  Une  mention  spéciale 


—  \m  ~ 

esl  donnée  aux  études  di3  MM.  Bonneserre  {Recherches 
historiques  sur  Châteaitgonthier),  Barbier  de  Montault 
{Notice  sur  deux  livres  d'heures  du  quatorzième  et  du 
quinzième  siècles).  Les  vers  de  M.  Belleuvre  (Ode  à  l'I- 
talie) sonl  appvéciés  dans,  la  même  Revue  d'une  manière 
flatteuse;  s'il  se  rencontre  une  légère  critique,  elle  sert 
à  confirmer  le  bon  aloi  de  l'éloge. 

M.  Raynaly  fils  adresse  à  la  Société  des  dessins  de 
bois  découpés,  sur  le  mérite  desquels  M.  Ferdinand 
Lachèse  voudra  bien  donner  son  appréciation. 

L'ordre  du  jour  appelle  la  lecture  d'un  travail  sur  le 
rouissage  du  lin.  Son  auteur,  M.  Tavernier,  n'a  pu  en- 
core le  terminer;  il  veut  faire  des  recherches  plus  com- 
plètes, prendre  des  renseignements  nouveaux,  afin  de 
donner  sur  un  sujet  qui  intéresse  l'Anjou  tout  particu- 
lièrement, une  étude  approfondie. 

M.  LéonCosnier  ne  pouvant  assister  à  la  séance,  nous 
attendrons,  non  sans  regret,  jusqu'à  la  réunion  pro- 
chaine, la  Nouvelle  substance  alimentaire  qu'il  nous 
promet. 

La  Société  a  gardé  souvenir  du  travail  de  M.  Dain- 
ville  sur  la  Construction  des  voûtes  en  briques,  aussi 
écoute-t-elle  avec  intérêt  et  ralifie-t  elle  le  rapport  de 
M.  Godard-Faultrier  qui  conclut  à  l'impression  du  mé- 
moire. L'impression  avec  la  gravure  serait  nécessaire- 
ment onéreuse,  à  cet  égard  le  conseil  d'administration 
examinera  et  avisera. 

M.  Victor  Pavie  donne  lecture  de  son  rapport  sur  le 
mémoire  si  justement  apprécié  de  M.  Textoris,  relatif 
à  V Imposition  des  noms,  et  conclut  à  l'insertion  de  ce 
travail  dans  nos  mémoires.  La  Société  souhaiterait  de 


—  140  — 

prendre  une  même  décision  à  l'égard  du  rapport,  mars 
ce  serait  une  infraction  aux  règlements.  Ecouter,  être 
charmée,  elle  ne  peut  rien  faire  de  plus  ni  de  mieux...., 
à  moins  d'écouter  encore. 

«  Si  les  noms  de  la  Bible,  écrit  M.  Pavie,  par  leur 
»  symbolisme  divin,  et  ceux  des  premiers  peuples,  par 
»  leur  aspiration  religieuse ,  étaient  dirigés  vers  l'ave- 
»  nir;  si  le  présent  résumait  toute  leur  signification 
»  chez  les  nations  de  l'antiquité  classique,  on  peut  dire 
»  que  chez  nous  ils  sont  tournés  vers  le  passé.  Mais 
s  quel  passé  que  celui  aux  sources  duquel  nous  buvons 
»  les  promesses  d'un  lendemain  sans  terme  comme 
»  sans  nuage  !  Du  berceau  à  la  tombe  tout  s'oriente 
»  vers  la  croix;  c'est  d'elle  que  partit  le  mot  d'ordre 
»  de  la  vie;  ceux  qui  étaient  morts  en  le  proclamant 
»  le  redisent  aux  générations  par  les  lèvres  de  leurs 
»  blessures,  et  l'on  vit  sur  tout  front  naissant  tomber, 
»  mêlée  aux  ondes  du  baptême,  une  goutte  du  sang  des 
»  martyrs  !  » 

«  Plus  heureux  que  l'esclave,  le  serf,  libre  de  par 
»  Dieu,  avant  de  répondre  à  la  domination  seigneu- 
»  riale,  répondait  au  souvenir,  parfois  même  à  l'exem- 
»  pie  d'un  Pape,  tel  que  saint  Pierre,  ou  un  docteur 
»  tel  que  saint  Paul.  » 

Le  rapporteur  s'afflige  de  la  vulgarité  de  notre  temps 
à  l'endroit  du  patronage  donné  à  nos  enfants  ;  cer- 
tains noms  ne  peuvent  se  faire  admettre,  dit-il,  «  que 
»  sous  le  couvert  d'une  autre  langue,  ce  qui  n'est 
D  guère  plus  flatteur  pour  la  religion  que  pour  la  pa- 
»  trie.  Plus  d'un  enfant  de  l'Eglise  doit  à  la  maladresse 
»  de  son  parrain  un  nom  fâcheux  confié  sous  le  sceau 


—  141  — 

»  du  secret  aux  registres  de  la  paroisse,  d'oîi  il  ne  sor- 
»  tira  plus  que  pour  s'inscrire  sur  la  pierre  de  son 
»  tombeau.  Tout  n'est  pas  éternel;  il  s'opère  çà  et  là 
»  des  retours  de  faveur,  des  réhabilitations  imprévues. 
»  Combien  de  temps  le  plus  doux,  le  plus  auguste,  le 
»  plus  efficace  de  tous  les  noms  eût-il  été  relégué  dans 
B  l'obscurité  des  hameaux,  si  un  jour  la  pensée  n'était 
»  venue  à  M.  Planard  d'arranger  pour  Hérold  un  opéra 
»  sous  le  titre  de  Marie!....  Mais  arrêtons-nous  sur  la 
»  pente  du  réquisitoire.  » 

L'élude  de  M.  Textoris  est  renvoyée  au  comité  de  ré- 
daction. 

M.  Théophile  Crépon,  nommé  récemment  procureur 
impérial  à  Laval,  et  dont  les  travaux  ne  sont  pas  oubliés, 
prendra  désormais  rang  parmi  nos  membres  corres- 
pondants. 

M.  le  Président  invite  M.  Guinhut,  notre  bibliothé- 
caire, à  donner  lecture  d'une  pièce  de  vers  sur  les 
Ruines  de  l'église  Toussaint,  dont  il  fait  hommage  à  la 
Société. 

Cette  composition  se  distingue  par  l'aisance  du 
rhythme  aussi  bien,  que  parla  délicatesse  de  la  pensée. 
Le  poète  refait  en  songe,  dans  le  désir  pieux  de  son  cœur, 
les  splendeurs  gothiques  du  temple  saint;  doux  rêve, 
au  promp!  et  froid  réveil.  Les  ruines  du  sanctuaire 
mutilé  sont  là  : 

Je  te  revois  alors  tel  que  te  voit  notre  âge, 
Sans  voûte,  sans  vitraux,  sans  autel  pour  ton  Dieu, 
Laissant  s'amonceler  les  débris  que  l'orage 
Jette  souvent  dans  ton  saint  lieu  ! 

soc.  d'ag,  10 


—  142  — 

Je  te  revois,  laissant  le  lierre  et  la  pervenche  , 

Disputer  à  des  morts  quelque  informe  tombeau, 
Couvrir,  tout  en  grimpant,  la  colonne  qui  penche 
En  dépit  d'un  socle  nouveau  !  '' 

J'admire,  en  soupirant,  un  reste  de  statue 
Que  le  temps  oublia  d'emporter  avec  lui, 
Et  dont  l'ombre  du  soir,  en  tes  murs  descendue. 
Semble  vouloir  cacher  l'ennui  ! 

Saint  temple  tout  brisé,  divine  basilique, 
Où  neuf  siècles  durant  ont  prié  nos  aïeux. 
Tu  n'as  pu  leur  survivre  et  ta  voûte  gothique 
En  poussière  gît  avec  eux  ! 

A  te  voir  on  dirait  qu'un  hymne  de  souffrance 
De  tes  débris  sacrés  s'élève  jusqu'à  Dieu  ! 
Hymne  mystérieux,  chanté  par  le  silence. 
Et  la  nudité  du  saint  lieu  ! 

Ces  quelques  strophes  en  disent  assez;  ce  sont  là 
des  vers,  grâce  à  Dieu,  c'est  aussi  de  la  poésie. 

Nonobstant  la  rudesse  de  la  transition,  la  Société 
n'est  pas  indifférente  à  notre  budget;  la  commission 
des  comptes  lui  affirme,  ce  dont  elle  ne  doutait  pas, 
que  tout  est  pour  le  mieux  dans  la  meilleure  des  comp- 
tabilités. Des  remerciements  sont  donc  votés  à  qui  de 
droit. 

La  séance  est  terminée  par  la  remise  à  M.  Louis 
Tavernier,  lauréat  du  concours  ouvert  en  1860,  de  la 
médaille  votée  par  le  Conseil  général  Ju  département. 
M.  le  Président  se  fait  auprès  de  notre  collègue  l'inter- 
prète de  la  sympathie  de  tous. 

La  séance  est  levée  à  neuf  heures  et  un  quart. 

Le  secrétaire-particulier. 

E.  Afeichard. 


—  443  — 

SÉANCE  DU  25  MARS  1861. 

Présents  au  bureau  :  MM.  Sorin,  président,  Affichard, 
secrétaire  particulier,  Belleuvre,  trésorier. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et 
adopté. 

M.  le  Président  fait  connaître  la  lisfe  des  ouvrages 
dont  la  bibliothèque  s'est  enrichie  depuis  la  dernière 
séance,  et  procède  ensuite  à  l'examen  de  la  correspon- 
dance. 

M.  le  Préfet,  par  une  lettre  en  date  du  7  mars  der- 
nier, invite  la  Société  à  donner  le  plus  de  publicité 
possible  au  programme  du  prochain  concours  des  ani- 
maux de  boucherie,  concours  qui  doit  avoir  lieu  à 
Poissy. 

MM.  Crépon,  procureur  impérial  à  Laval,  et  Bertin, 
récemment  nommé  professeur  de  rhétorique  à  Nantes, 
écrivent  tous  les  deux  à  M.  le  Président,  l'un  pour  re- 
mercier ses  collègues  d'avoir  bien  voulu  le  nommer 
membre  correspondant,  l'autre  pour  solliciter  ce  titre. 
M.  Bertin  y  a  droit  à  tous  égards  et  la  Société  s'em- 
presse de  le  lui  conférer. 

La  revue  de  la  correspondance  est  terminée  par  la 
lecture  d'une  lettre  de  M^»  Esther  Sezzi,  membre  de 
plusieurs  académies ,  qui  désire  nous  faire  entendre 
quelques  unes  de  ses  œuvres  poétiques.  La  Société 
pense  qu'elle  ne  saurait  à  cette  occasion  déroger  à  ses 
usages;  M.  le  Président  se  propose,  en  conséquence, 
de  répondre  négativement  à  la  demande  qui  lui  a  été 
adressée. 


—  144  — 

Avant  de  passer  à  l'ordre  du  jour,  M.  le  PrésidenI 
nous  donne  communication  d'une  lettre  écrite  à  M.  le 
Préfet  par  les  membres  du  conseil  d'administration  et 
qu'il  convient  de  reproduire  en  entier  : 

«  Angers,  le  28  février  1861. 

»  Monsieur  le  Préfet , 

»  Nous  avons  l'honneur  de  vous  informer  que  dans 
sa  séance  mensuelle  d'hier,  la  Société  impériale  d'agri- 
culture, sciences  et  arts  a  remis  à  M.  Louis  Tavernier, 
lauréat  du  concours  ouvert  en  1860  sur  la  question  du 
Drainage,  la  médaille  votée  par  le  Conseil  général  du 
département. 

»  Nous  saisissons  avec  empressement  l'occasion  de 
vous  dire,  Monsieur  le  Préfet,  combien  notre  Société  a 
été  flattée  d'être  désignée  la  première  pour  faire  en 
1861  l'application  de  la  décision  du  Conseil  général, 
portant  qu'à  l'avenir,  au  lieu  de  quatre  médailles  de 
cent  vingt-cinq  francs  décernées  par  quatre  com- 
pagnies, il  sera  délivré  chaque  année  par  une  seule 
Société  une  médaille  de  cinq  cents  francs. 

»  Notre  compagnie  a  déjà  cherché  et  cherchera  en- 
core, par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir,  à  stimuler 
la  production  d'un  travail  digne  du  prix  offert. 

»  Elle  serait  heureuse  si,  aux  marques  de  haut  inté- 
rêt dont  vous  l'avez  déjà  honorée ,  vous  vouliez  bien , 
Monsieur  le  Préfet,  ajouter  celle  de  vous  faire  auprès 
du  Conseil  général  dans  sa  prochaine  session,  l'inter- 
prète de  la  reconnaissance  vivement  sentie  qu'elle  lui 
doit  ainsi  qu'à  vous. 


—  145  — 

»  Nous  vous  prions,  Monsieur  le  Préfet,  d'agréer 
i'hommage  de  notre  profond  respect. 

»  Les  membres  du  conseil  d'administration  de  la  Société.  » 

(Suivent  les  signatures.) 

L'absence  de  MM.  Chevallier  et  Tavernier  prive  la 
Société  d'un  résumé  sur  le  caractère  et  l'importance 
<]es  publications  récemment  entrées  dans  la  biblio- 
thèque et  d'un  travail  sur  le  Rouissage  du  Un. 

M.  Cosnier  est  invité  par  M.  le  Président  à  donner 
lecture  de  l'étude  qu'il  a  faite  sur  Une  nouvelle  subs- 
tance alimentaire;  il  s'agit  de  la  viande  de  cheval. 
M.  Cosnier  avoue,  qu'au  début ,  ses  recherches  lui  ré- 
pugnaient singulièrement.  Manger,  se  disait-il,  de  ce 
fougueux  animal  dont  les  fières  attitudes  et  les  nobles 
allures  m'ont  tant  de  fois  charmé  et  subjugué  !  Non- 
obstant, le  premier  remords  vaincu,  notre  collègue  a 
pris  intérêt  à  son  travail,  puis  enfin  il  s'ert  incliné, 
avec  une  résignation  de  plus  en  plusraisonnée,  devant 
l'autorité  des  faits.  Naturalistes  et  médecins  s'accordent 
à  dire  que  la  viande  de  cheval  donne  à  la  fois  une 
nourriture  saine  et  économique.  Là  où  le  cheval  sau- 
vage existe,  il  est  chassé  et  mangé;  le  cheval  domes- 
tique en  certains  pays  sert  aussi  de  nourriture;  il  y 
aurait  évidemment  intérêt  à  l'extension  de  cet  usage. 
Des  expériences  nombreuses  ont  été  faites  à  l'école 
d'Alfort,  et  le  résultat  a  été  concluant.  D'abord  quel- 
ques répugnances  se  sont  manifestées ,  mais  bientôt, 
notre  collègue  le  déclare,  le  succès  de  la  viande  de 
theval  a  dépassé  toute  prévision.  M.  Cosnier  continuera 


_  146  — 

cette  étude,  et  il  ne  désespère  pas  le  moins  du  monde 
de  nous  convertir  à  sa  nouvelle  substance  alimentaire. 

Entre  le  réalisme  des  expériences  d'Alfort,  et  les 
grâces  poétiques  du  Champ  de  blé  de  M.  Mazure,  il  y 
a  certes  les  profondeurs  d'un  abîme.  M.  Victor  Pavie 
n'a  gardé  de  s'en  faire  souci,  à  d'autres  le  vertige  ! 
D'un  coup  d'aile  il  franchit  l'espace  et  comble  la  dis- 
tance. M.  Mazure  est  un  homme  «  d'études  et  de  rê- 
veries, »  qui  après  avoir  vécu  il  y  a  trente-cinq  ans  à 
Angers^  et  en  être  sorti  «  par  la  dernière  porte  de  son 
enceinte  féodale,  »  n'a  pu  oublier  ni  le  charme  de  ses 
paysages,  ni  la  fraîcheur  de  ses  eaux ,  ni  la  couleur 
de  ses  épis.  Mieux  que  personne  il  peut  dire  :  Ande- 
gavus  sum  et  nihil  andegavi  alienum  a  m.e  esse  puto. 
Quel  est  «  le  secret  d'une  acclimatation  dont  plantes 
et  hommes  subissent  la  magique  influence?  »  Nescis 
quid  molle,  murmure  le  critique;  n'importe  ajoute-t- 
il,  «  douceur  ou  mollesse,  le  secret  est  là.   » 

Citons  un  passage  du  coraple-rendu  qui  nous  initiera 
d'une  façon  intime  aux  sentiments  délicats  et  aux 
suaves  pensées  de  l'écrivain  : 

«  Au-dessus  des  froids  calculs  du  spéculateur  ab- 
sorbé dans  la  conversion  en  boisseaux  et  deniers  des 
merveilles  d'une  campagne,  il  y  a  le  vol  du  poète  et  le 
souffle  de  l'artiste,  s'y  mêlant,  associant  ses  impres- 
sions personnelles  à  tout  ce  qui  frissonne  et  ondule 
dans  la  profondeur  des  sillons.  Mais  ces  impressions, 
en  tant  qu'humaines,  sont  trompeuses,  le  caprice  les 
transforme,  l'humeur  les  pervertit;  au-dessus  d'elles  et 
plus  proche  de  Dieu,  il  y  a  la  faculté  d'interroger 
avec  droiture  les  spectacles  offerts  par   la  fréquenta- 


—  147  — 

lion  des  champs,  d'en  recueillir  les  réponses  et  de  les 
transmettre  autour  de  soi,  dans  un  langage  du 
maître...  .Dans  la  série  des  évolutions  parcourues  par 
le  grain  de  blé,  depuis  le  soc  de  la  charrue  jusqu'à  la 
lance  de  la  faucille,  l'auteur  n'a  pas  trouvé  matière  à 
moins  de  cent....  comment  appellerai-je  ces  fraîches  et 
rapides  éludes  oij  le  sentiment  éclaire  et  stimule  l'ob- 
servation; poème  par  le  mouvement,  tableau  par  la 
couleur,  cantique  par  l'enthousiasme  et  dont  les  litres 
que  voici  indiqueront  mieux  que  nous  la  physionomie 
et  l'accent  :  Brin  d'herbe,  l'hiver  de  l'âme,  l'âme  sous 
le  soleil,  le  chœur  des  résignés,  le  Sauveur  parmi  les 
blés,  la  fleur  qui  tombe,  suprême  récolte.  » 

Il  est  facile,  désormais,  de  pressentir  ce  que  l'esprit 
du  moraliste  et  ce  que  l'âme  du  poète  ont  dû  dire  et 
chanter  dans  ces  gracieuses  pages. 

La  séance  est  terminée  à  neuf  heures  et  un  quart 
par  un  vote  unanime  sur  l'admission  de  M.  Klein. 

Le  secrétaire  particulier 

E.  Affighard. 


SEANCE  DU  24  AVRIL  1861. 

Présents  au  bureau  :  MM.  Sorin,  président;  E.  La- 
chèse,  secrétaire  général;  AfTichard ,  secrétaire;  Bel- 
leuvre,  trésorier. 

M.  Affichard ,  secrétaire ,  donne  lecture  du  procès- 
verbal  de  la  dernière  séance;  ce  procès-verbal  est 
adopté. 

Vu  l'absence  obligée  de  M.  le  bibliothécaire,  M.  Bel- 


—  148  — 

leuvre  veut  bien  le  remplacer  pour  donner  lecture  de 
la  liste  indiquant  les  litres  des  ouvrages  récemment  en- 
voyés à  la  Société. 

En  l'absence  de  M.  l'abbé  Chevallier,  archiviste,  il 
est  donné  lecture  d'un  aperçu,  tracé  par  lui,  des  prin- 
cipaux sujets  traités  dans  les  publications  parvenues  à 
la  Société  depuis  quelque  temps.  M.  l'abbé  Chevallier 
signale  les  deux  départements  du  Nord  et  du  Pas-de- 
Calais  comme  ceux  où  les  Sociétés  savantes  lui  semblent 
montrer  le  plus  d'activité  dans  les  recherches  et  dans 
les  travaux  étendus.  Dans  le  domaine  de  l'industrie,  la 
Société  de  Mulhouse  continue  à  se  distinguer  par  le 
nombre,  l'importance  de  ses  publications  et  le  soin 
extrême  apporté  à  l'exécution  des  dessins  lithogra- 
phies qui  les  accompagnent.  La  Société  écoule  avec 
intérêt  ce  compte-rendu,  et  tout  en  remerciant  son  au- 
teur, émet  le  vœu  de  voir  cet  exemple  parfois  suivi  par 
quelques-uns  de  ses  membres. 

M.  le  Président  donne  connaissance  de  la  corres- 
pondance :  1°  La  Société  d'agriculture,  sciences,  arts  et 
commerce  du  Puy,  adresse  à  la  réunion  un  volume  de 
ses  annales. 

2o  M.  Montaubin,  nommé  substitut  dans  le  départe- 
ment de  la  Mayenne,  fait  connaître  son  désir  de  voir 
le  litre  de  membre  correspondant  succéder  pour  lui  à 
celui  de  membre  titulaire,  que  son  éloignement  l'em- 
pêche de  conserver.  La  Société  s'empresse  de  nommer 
M.  Montaubin  membre  correspondant,  et  manifeste  son 
espérance  de  voir  ce  titre  devenir  une  vérité  au  profit 
de  ses  séances. 

3°  M,  Frederico  Lancia  di  Brolo,  secrétaire  de  VAca- 


—  149  — 
demie  des  Sciences  et  Belles-lettres  de  Palerme,  envoie 
un  exemplaire  des  deux  derniers  volumes  publiés  par 
celte  Société,  et  témoigne  le  désir  d'être  nommé  membre 
correspondant  de  la  réunion  d'Angers.  M.  Léon  Cosnier 
est  désigné  pour  examiner  ces  volumes  et  faire  un  rap- 
port sur  cette  demande. 

L'absence  de  M.  Louis  Tavernier  oblige  de  remettre 
à  la  séance  prochaine  la  lecture  de  ses  Observations  sur 
le  Rouissage  du  lin. 

M.  Ferdinand  Lachèse,  architecte,  fait  un  rapport 
sur  les  bois  découpés  de  M.  Raynaly.  Il  fait  connaître 
l'importance  de  ce  nouveau  moyen  d'ornement,  em- 
ployé déjà  aux  chalets,  maisons  de  gardes,  et  autres 
bâtiments  rustiques  du  bois  de  Boulogne  ou  des  envi- 
rons de  Paris;  puis,  comparant  les  découpures  obte- 
nues par  M.  Raynaly  à  celles  exécutées  par  MM.  Waaser 
et  Morih,  qui  ont  acquis  une  grande  renommée  pour 
ces  sortes  de  travaux^  il  établit  que  les  produits 
de  M.  Raynaly  arrivent  au  même  degré  de  précision  et 
d'élégance,  tout  en  atteignant  un  prix  un  peu  moins 
élevé. 

De  plus  M.  le  rapporteur  fait  connaître  que,  depuis 
son  premier  examen  et  il  y  a  huit  jours  à  peine, 
M.  Raynaly  et  son  fils  ont  trouvé  moyen  d'apporter 
dans  leur  outillage  nne  amélioration  importante  qui 
leur  permet  de  chanfreiner,  c'est-à-dire  d'adoucir  dans 
leurs  angles,  à  l'aide  d'une  section  en  biseau,  les  dé- 
coupures sortant  de  leurs  ateliers.  Cette  amélioration 
donne  à  leurs  produits  une  grâce  et  une  légèreté  toutes 
nouvelles. 

La  Société  vote  l'impression  de  ce  rapport,  qui  fera 


—  150  — 

apprécier  à  tous  l'importance  et  le  mérite  de  l'indus- 
trie nouvelle  créée  dans  notre  ville  par  MM'.  Raynaly. 

M.  Prou  fait  un  rapport  sur  quelques  publications 
envoyées  par  M.  Bellin,  de  Lyon,  qui  demande  le  titre 
de  membre  correspondant. 

M.  Bellin,  docteur  en  droit  et  juge  suppléant  à  Lyon, 
a  eu  l'idée  tout  à  fait  utile  et  bien  digne  de  servir 
d'exemple  en  tous  lieux,  de  dresser  une  liste  exacte  de 
tous  les  membres  de  la  Société  littéraire  de  sa  ville,  de- 
puis sa  formation,  avec  indication  des  travaux  de  cha- 
cun d'eux.  C'est  une  statistique  complète  de  cette  réu- 
nion ;  c'est  l'inventaire  fidèle  de  son  présent  et  de  ses  sou- 
venirs. Dans  cette  nomenclature,  M,  Bellin  tient  lui- 
même  une  place  notable,  par  le  nombre  de  ses  écrits 
qui  touchent  à  tous  les  sujets  philosophiques,  poli- 
tiques, historiques,  économiques,  géographiques  ou  ju- 
diciaires. Parmi  ces  travaux  si  divers ,  se  trouve  l'é- 
loge historique  d'un  magistrat  de  Lyon,  M.  Servan  de 
Sugny,  juge  suppléant,  éloge  écrit  par  M.  Bellin  et 
adressé  à  la  Société.  Quelques  passages  de  cette  notice 
nous  apprennent  que  M.  Servan  de  Sugny  était  au 
nombre  de  ces  hommes  privilégiés  qui,  voués  à  de 
graves  et  sévères  fonctions,  savent  consacrer  leurs 
courts  loisirs  à  des  distractions  d'un  goût  élevé.  Comme 
le  chancelier  de  l'Hospital,  ce  magistrat  faisait  parfois 
des  vers;  dans  quel  esprit?  Il  le  dit  lui-même  : 

J'aime  à  semer  de  fleurs  l'étroit  espace 
Qui  du  cercueil  sépare  nos  berceaux; 
Mais  si  ma  Muse  est  parfois  joviale, 
J'ai  toujours  su  respecter  la  morale, 
Et  je  me  ris  des  méchants  et  des  sots. 


—  151  — 

Après  avoir  entendu  avec  un  vif  intérêt  le  rapport 
élégant  de  M.  Prou,  l'assemblée  décerne  à  M.  Bellin 
le  titre  de  membre  correspondant. 

M.  le  Président  expose  qu'aucune  indication  n'étant 
donnée  jusqu'ici  du  nom  des  personnes  qui  préparent 
des  travaux  pour  la  Société,  il  en  naît  une  grande  dif- 
ficulté pour  la  composition  de  l'ordre  du  jour  de  chaque 
séance  et,  souvent,  la  nécessité  de  démarches  nom- 
breuses près  des  membres  que  l'on  présume  avoir 
quelque  écrit  préparé.  Il  pense,  et  cela  d'accord  avec 
les  membres  du  conseil  d'administration,  qu'il  serait 
convenable  de  connaître  les  personnes  qui,  dans  le 
cours  d'une  année  par  exemple,  pourraient  promettre 
de  donner  à  la  Société  au  moins  un  écrit,  et,  autant  que 
possible,  l'époque  à  laquelle  ce  travail  pourrait  être 
achevé.  Une  telle  promesse  ne  pourrait  qu'activer  le 
zèle  et  assurer  les  bonnes  dispositions  de  ceux  qui  au- 
raient pris  cet  engagement,  en  même  temps  qu'elle 
donnerait  au  Président  le  moyen  d'organiser  beaucoup 
plus  facilement  le  programme  de  chaque  réunion. 

L'assemblée  ayant  pleinement  agréé  cette  proposi- 
tion, une  liste  est  à  l'instant  commencée  et  treize 
noms  y  sont  inscrits,  avec  indication,  au  moins  ap- 
proximative, de  l'époque  à  laquelle  seront  lus  les 
écrits  des  treize  membres  qui  viennent  de  faire  cette 
promesse.  Les  moyens  convenables  seront  employés 
pour  que  les  membres  non  présents  à  la  séance, 
puissent,  s'ils  le  jugent  convenable,  donner  leur  pro- 
messe également. 

M.  Chudeau,  de  Saint-Rémy-la-Varenne,  adresse  à 
la  Société  deux  nouveaux  fragments  de  ses  poésies.  Un 


—  152  — 

de  ces  fragments  contient  ces   vers  dont  l'assemblée 
écoute  la  lecture  avec  intérêt  ; 

Le  moyen  âge  avec  ses  églises  gothiques 

Aux  murs  brodés  parfois  de  dessins  fantastiques, 

Aux  voûtes  dont  la  courbe  éblouissait  les  yeux, 

A  la  pensée  ouvrait  des  horizons  pieux  ; 

Ses  cloîtres  où,  muet  dans  le  crin  des  ciliées 

Et  de  la  solitude  épuisant  les  délices, 

L'homme  épris  pour  la  Croix  d'héroïques  amours. 

Pâle  exilé  du  monde,  allait  vivre  ses  jours  ; 

•     •■.••■...,..,... 

Le  cimetière,  ainsi  qu'un  empiétement  d'ombre. 

Jusqu'aux  portes  du  temple  allongeant  le  bord  sombre 

De  son  manteau,  de  croix,  d'herbes  et  de  cyprès 

Où  l'oiseau  chante  aux  morts  des  psaumes  de  regrets  : 

Le  moyen  âge  avec  ses  ravissements  tristes, 

Vraiment,  fut  parmi  nous  le  beau  temps  des  artistes. 

Planant  dans  les  blancheurs  d'une  aube  inexplorée, 
L'Art,  pur  comme  un  enfant  lavé  par  l'eau  sacrée, 
Au  bruit  des  passions  mauvaises  et  de  l'or. 
N'avait  pas  incliné  son  jeune  et  libre  essor. 

Puisqu'à  m'entretenir  de  ces  choses  passées, 

J'ai  cru  voir  un  moment  renaître  en  mes  pensées 

Tout  un  monde  échappé  des  ombres  du  trépas , 

Sachant  l'art  immortel  je  ne  finirai  pas 

Sans  t'adresser  un  mot  de  suprême  louange, 

A  toi,  le  vrai  grand  homme,  ô  maître,  ô  Michel-Ange! 

Et  sans  te  demander  —  moi  chétif,  mais  fervent  — 

Où  tu  pourrais  avoir  laissé  ce  feu  vivant. 

Ces  éclats  de  puissance  et  de  beauté  sévère 

Qu'avec  terreur  chez  toi  l'homme  admire  et  révère. 

L'art!  le  marbre!  A  ces  mots,  bouillonnant  dans  ton  sein 

Des  inspirations  le  radieux  essaim, 


—  153  — 

La  chevelure  au  vent,  fier  d'une  sainte  joie, 

Ton  Moïse  où  l'éclair  du  Sinaï  flamboie, 

Dans  sa  majesté  forte  a  su  nous  révéler 

L'homme  à  qui   Jéhovah  voulut  se  dévoiler. 

Que  ce  marbre  ou  plutôt  que  cette  forme  auguste 

Atteste  vaillamment,  sculpteur  au  bras  robuste. 

Par  les  sentiers  de  l'art  ton  passage  vainqueur! 

Quand  l'amour  vint  chanter  son  hymne  dans  ton  cœur, 

Tu  ne  descendis  pas  de  ta  hauteur  sublime; 

Ce  n'est  pas  toi  d'ailleurs  qui  dans  ce  monde  infime 

Aurais  avec  l'amour  mêlé  l'art  et  la  foi, 

Homme  aux  âpres  pensers,  non,  non,  ce  n'est  pas  toi! 

La  sphère  est  plus  sereine  où  ton  esprit  s'envole 

Dédaigneux  de  tout  bruit,  de  toute  fleur  frivole , 

Dans  les  clartés  du  ciel,  comme  un  aigle  divin , 

Vers  le  grand  et  le  beau  tu  poursuis  ton  chemin. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

Le  secrétaire  général, 

E.  Lachèse. 


SÉANCR  DU  22  MAI  1861. 

Etaient  présents  au  bureau ,  MM.  J.  Sorin,  prési- 
dent; E.  Lachèse,  secrétaire  général;  Belleuvre,  tré- 
sorier; M.  l'abbé  Chevallier,  archiviste. 

Il  est  donné  lecture  du  procés-verbal  de  la  séance 
précédente  ;  ce  procès-verbal  est  adopté. 

M.  le  bibliothécaire  donne  lecture  de  la  liste  des  pu- 
blications récemment  adressées  à  la  Société. 

M.  l'abbé  Chevallier  lit  une  Revue  indiquant  les 
principaux  sujets  traités  dans  les  mémoires  dernière- 
ment parvenus  à  la  Société  de  différentes  réunions.  Il 


—  154  — 

signale  dans  les  publications  de  la  Société  académique 
de  Nantes,  les  éludes  de  M.  le  comte  OUivier  de  Ses- 
maisons  sur  l'agronomie ,  notamment  les  idées  pré- 
sentées par  cet  écrivain  sur  la  question  de  savoir  s'il 
peut  exister  une  littérature  agricole,  et  quelles  sont  les 
conditions  de  cette  littérature,  questions  auxquelles  les 
pages  de  M.  de  Sesmaisons,  sorte  de  Géorgiques  quo- 
tidiennes et  pratiques  au  plus  haut  point,  semblent 
tout  d'abord  donner  une  solution  aussi  claire  que  la 
marche  du  philosophe  ancien  voulant  prouver  que  le 
mouvement  exisle.  —  Les  annales  de  la  Société  d'Agri- 
culture, sciences,  arts  et  commerce  du  Puy,  sont  d'une 
grande  richesse,  et  doivent  beaucoup  au  zélé  éclairé  de 
M.  Calemard  de  Lafayette,  qui  a  créé  dans  cette  contrée 
une  commission  permanente  d'études  historiques  et  de 
recherches  paléographiques.  —  L'annuaire  de  Vlnsti- 
tut  des  provinces,  résumé  des  travaux  des  Sociétés  sa- 
vantes, mentionne  avec  éloge  les  Sociétés  d'Agricul- 
ture, Industrielle  et  Linnéenne  d'Angers ,  et  adresse  des 
félicitations  au  président  de  cette  dernière  réunion, 
M.  Aimé  de  Soland,  rédacteur  du  Bulletin  monumental. 
—  Le  Comice  agricole  de  Saint-Quentin  est  dans  un 
état  prospère.  Les  Veillées  du  Tourne-bride,  publiées 
dans  son  bulletin,  sont  une  œuvre  utile  dans  laquelle 
M.  de  Varennes,  agronome  distingué,  a  résumé  sous 
la  forme  d'entretien^  les  notions  les  plus  générales  et 
les  plus  nécessaires  de  l'agriculture  et  de  l'arboricul- 
ture, comme  les  choix  des  engrais  à  employer  et  les 
conditions  à  exiger  dans  le  progrés  de  la  grande  science 
qui  double  pour  nous  les  trésors  toujours  renaissants 
de  la  terre.  M.  l'abbé  Chevallier  signale,  en  dernier 


—  155  — 
lieu    un  travail  sur  la  Dégénérescence  des  prairies  arti- 
ficielks  et  les  moyens  d'y  obvier,  écrit  par  M    Isidore 
Pierre  et  couronné,  le  30  août  1860,  par  la  Société  d'a- 
griculture, sciences,  belles-lettres  et  arts  d'Orléans. 

M.  Guinhul,  bibliothécaire,  lit  un  travail  faisant 
suite  à  celui  de  M.  l'abbé  Chevallier  el  signale,  en  pre- 
mier lieu,  un  mémoire  de  M.  Gustave  Sainl-Joanny, 
avocat,  qui  donne  un  avis  utile  à  suivre  en  toutes  con- 
trées, en  faisant  remarquer  l'importance  pour  l'histoire 
intime  des  communes,  des  actes  notariés  antérieurs  à 
1790,  et  en  indiquant  les  meilleurs  moyens  .d'assurer 
la  conservation  de  ces  documents.  Maîtrises,  popula- 
tion ,  tailles,  usages  locaux,  et  même,  réparation  ou 
construction  des  principaux  édifices  publics,  on  trouve 
là  le  moyen  de  compléter  les  renseignements  que  des 
recueils  spéciaux  comme,  à  Angers,  le  journal  de  Lou- 
vel,  ou  le  Billot  de  l'Hôlel-de-Ville,  peuvent  donner. 
C'est  pour  la  ville  de  Thiers  qu'a  été  écrit  ce  mémoire 
dont  toutes  les  cités  auraient  tant  d'intérêt  à  s'appli- 
quer les  recommandations. 

M.  Bertin,  dernièrement  professeur  de  logique  au 
Lycée  d'Angers,  et  résidant  à  Nantes  en  la  même  qua- 
lité, écrit  à  M.  le  Président  pour  remercier  du  titre  de 
membre  correspondant  que  la  Société  s'est  empressée 
de  lui  décerner.  La  Société  se  plaît  à  considérer  ces 
remercîraenls  comme  une  promesse  de  prochaine  colla- 
boration. 

M.  le  Président  donne  connaissance  d'une  circulaire 
de  MM.  les  membres  de  la  commission  du  congrès  des 
délégués  des  Sociétés  savantes,  portant  la  date  du  10 
avril  dernier,  annonçant  qu'une  souscription  est  ou- 


—  156  — 

verte  pour  offrir  une  médaille  d'or  à  M.  de  Gaumont, 
en  témoignage  des  mémorables  services  rendus  par  lui 
aux  sciences,  à  l'agriculture,  à  la  glorification  des  mo- 
numents nationaux,  et  en  général^  à  la  décentralisa- 
tion intellectuelle  par  l'union  active  et  féconde  des  aca- 
démies de  province. 

M.  Tavernier,  chargé  de  faire  un  rapport  sur  un 
mémoire  de  M.  Dalle,  relatif  au  rouissage ,  profite  de 
cette  mission  pour  présenter  un  ensemble  d'obser- 
vations et  de  conseils  du  plus  haut  intérêt  sur  la  pré- 
paration des  plantes  textiles,  dans  notre  contrée  princi- 
palement. 

Ce  rapport,  par  la  nature  des  enseignements  qu'il 
donne,  rentrant  évidemment  dans  les  cas  d'exceptions 
prévus,  par  analogie,  dans  l'article  26  du  règlement, 
M.  le  Président  propose  le  renvoi  de  ce  travail  au  co- 
mité de  rédaction,  pour  qu'il  soit  ensuite  livré  à  l'im- 
pression. 

Un  des  membres  présents,  ayant  demandé  la  parole, 
dit  que  plusieurs  des  théories  émises  dans  le  rapport 
lui  semblent  fort  contestables,  et  que  la  Société  ne  doit 
pas,  sans  un  plus  ample  examen,  les  adopter  en  or- 
donnant leur  publication. 

Il  est  répondu  à  celte  observation,  que  la  Société,  en 
faisant  imprimer  un  travail,  juge  seulement  que  ce 
travail  est  utile  à  connaître,  mais  ne  fait  nullement 
siennes  les  idées,  souvent  contradictoires,  qui  peuvent 
se  trouver  présentées  par  les  divers  écrits  de  ses 
membres.  A  la  suite  de  cette  explication,  le  renvoi  du 
rapport  de  M.  Tavernier  au  comité  de  rédaction,  est 
prononcé. 


—  157  — 

M.  le  docteur  A,  Lachèse  lit  une  notice  sur  un  fait 
de  1796,  d'après  des  renseignements  puises  par  lui  à 
une  source  bien  prochaine.  Charette  venait  d'être  fait 
prisonnier  :  les  généraux  républicains  se  félicitaient 
dans  des  missives,  dont  quelques-unes  sont  reproduites, 
de  l'arrestation  d'un  tel  chef.  Excédé  de  fatigue,  cou- 
vert de  blessures,  Charette  fut  amené  à  Angers  et  en- 
fermé dans  la  maison  d'arrêt,  qui  touchait  alors  la 
place  des  Halles.  Des  soins  lui  étaient  nécessaires, 
M.  Casimir  Lachèse,  médecin  des  prisons,  vint  les  lui 
prodiguer  avec  son  zèle  accoutumé  :  un  jeune  aide 
l'accompagnait,  c'était  son  parent  M.  G.  Lachèse,  qui 
en  était  alors  aux  premiers  grades  de  la  chirurgie  mi- 
litaire, et  qui  après  soixante-cinq  années  d'autres  soins 
si  nombreux  et  si  divers,  conserve  un  vif  souvenir  de 
cette  entrevue.  Le  pansement,  fait  avec  tant  de  soin,  de 
ces  blessures  irritées  parle  temps  et  la  marche,  servit 
à  rendre  moins  vives  les  souffrances  du  valeureux  cap- 
tif, jusqu'au  moment  où,  sur  la  place  Viarme  de 
Nantes,  il  tomba  fusillé. 

M.  A.  Lachèse  a  peint  cet  épisode  avec  un  style  ani- 
mé et  touchant  :  son  langage,  inspiré  par  les  commu- 
nications paternelles,  a  produit  sur  l'assemblée  une 
vive  impression. 

La  Société  s'est  empressée  de  renvoyer  cette  notice 
au  comité  de  rédaction. 

M.  Jules  Klein,  récemment  nommé  membre  titu- 
laire de  la  Société,  s'excuse  de  ne  pouvoir  se  trouver 
à  la  réunion,  et  adresse  à  M.  le  Président  une  pièce  de 
vers  dont  il  est  donné  lecture.  L'auteur  a  intitulé  ce 
court  fragment  :  Larmes  de  poète. 

soc.  d'ag.  dl 


—  158  — 

Pleurer,  pour  le  poète  a  souvent  bien  des  charmes 
Sans  qu'il  ressente  même  ou  plaisir  ou  chagrin.. 


Les  vulgaires  humains,  courbés  dans  la  poussière 
Ou  sur  un  monceau  d'or  péniblement  penchés 
Ne  savent  s'émouvoir  qu'aux  terreurs  de  la  guerre. 
Qu'aux  fébriles  excès  de  leurs  plaisirs  cachés.... 

Mais  le  poète,  lui,  n'a  pas  besoin  du  drame 
Pourvoir  bondir  son  cœur  sensible  et  généreux... 

A  travers  le  doute 
Il  poursuit  sa  route 
Et  jamais  n'écoute 
Les  complots  humains. 
Richesse,  infortune, 
Rien  ne  l'importune, 
Toute  sa  fortune 
Tiendrait  en  ses  mains. 

Cinq  strophes  sont  consacrés  à  développer  celte 
pensée;  l'assemblée  en  écoute  la  lecture  avec  intérêt. 

Plusieurs  des  membres  présents  font  inscrire  leurs 
noms  sur  la  liste  dont  la  création  a  été  décidée  à  la 
séance  précédente,  et  dont  le  but  est  de  constater  les 
promesses  de  prochaine  collaboration  faites  par  les 
Sociétaires. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée. 

Le  secrétaire-général 

E.  Lachèse. 


—  159  — 

SÉANCE  DU  24  JUILLET  1861. 

Nous  ne  pouvons  donner  en  ce  moment  le  procès- 
verbal  de  cette  séance,  qui  ne  sera  approuvé  par  la 
Société  que  dans  sa  prochaine  réunion  mensuelle  ;  mais 
le  vif  intérêt  qui  s'attache  aux  pièces  suivantes  nous 
détermine  à  les  publier  avant  le  procès-verbal  dont 
elles  feront  partie. 

Lettre  adressée  à  S.  E.  M.  le  Ministre  d'Etat  et  à  S.  E.  M.  le 
Ministre  de  Vlnstriici ion  publique  et  des  Cultes,  par  M.  Go- 
dard-F  aultrier,  président  de  la  Commission  Archéologique. 

«  Monsieur  le  Ministre  , 

»  Des  bruits  plus  ou  moins  fondés  et  très-fâcheux , 
s'ils  l'étaient,  circulent  sur  le  remaniement  général 
que  l'on  se  propose,  dit-on,  de  faire  prochainement  à 
la  cathédrale  d'Angers.  On  parle  de  reconstruire  en- 
tièrement la  charpente;  d'abattre  plusieurs  voûtes  ou 
parties  de  voûtes,  de  remettre,  en  quelque  sorte,  à  neuf 
les  vitraux  anciens  ;  de  faire  disparaître  le  grand-autel, 
la  boiserie  du  chœur  et  les  balcons  en  fer  qui  contour- 
nent intérieurement  l'église. 

»  Reprenons,  l'un  après  l'autre,  chacun  de  ces  ar- 
ticles, en  vous  présentant,  avec  impartialité,  les  raisons 
qui  militent  en  faveur  du  prétendu  projet,  comme 
aussi  celles  qui  lui  sont  contraires. 

»  Par  ce  moyen,  vous  pourrez,  M.  le  Ministre,  appré- 
cier plus  sûrement  l'état  de  la  question.  Mais,  tout  d'a- 
bord, je  ne  dois  point  vous  dissimuler  que  la  Commis- 
sion Archéologique  s'est  unanimement  prononcée  dans 


—  160  ~ 

sa  séance  du  10  juillet  1861,  contre  ces  bruits  malen- 
contreux. 

»  Je  vous  avouerai,  M.  le  Ministre ,  que  je  me  range 
sans  hésiter  à  son  opinion;  et  pendant  que  je  crois 
accomplir  mon  devoir  d'inspecteur  correspondant  pour 
les  monuments  historiques,  en  m'adressant  à  vous ,  je 
sais  que  la  Commission  précitée  est  en  voie  de  faire 
des  démarches  auprès  de  nos  autorités  d^Angers  pour 
combattre  ce  nouveau  genre  de  vandalisme  plus  dan- 
gereux que  le  temps  et  les  révolutions.  Le  marteau  et 
la  truelle  employés  avec  excès,  ont  compromis,  vous 
ne  l'ignorez  pas,  l'existence  de  beaucoup  d'édifices 
pleins  d'intérêt  au  point  de  vue  de  l'histoire,  de  l'art 
et  de  l'archéologie.  L'heure  est  venue  de  s'en  préoc- 
cuper. Ce  qu'on  nomme  réparation  devient  désormais 
trop  souvent  une  véritable  reconstruction  qui,  loin  de 
conserver  le  monument  original,  lui  substitue  une  copie 
plus  ou  moins  bien  exécutée.  Et  puis  pourquoi  tous 
ces  déménagements  d'objets  précieux?  Mais  revenons 
à  nos  arti'^.les. 

»  1»  La  charpente.  —  Est-elle  en  si  mauvais  état 
qu'il  faille  la  renouveler  entièrement?  Non  !  Je  l'ai  fait 
visiter  par  des  hommes  compétents  qui  m'ont  déclaré 
que  des  réparations  partielles  suffiraient.  Certains  en- 
traits  portent  sur  l'extrados  des  arcs  doubleaux,  mais 
sans  fatigue  aucune  pour  ceux-ci  ;  au  reste  il  serait, 
je  crois,  facile  d'éviter  cet  inconvénient  qui,  ce  semble, 
n'en  est  point  un.  En  effet,  la  pose  de  ces  entraits 
paraît  être  établie  là  depuis  l'origine  de  la  charpente; 
aussi  pas  un  des  arcs-doubleaux  qui  sont  d'une  force 
peu  commune,  n'a  souffert  depuis  plus  de  six  siècles. 


—  161  — 

On  objecte  que  si  la  charpente  n'est  pas  entièrement 
renouvelée,  il  existera  une  grande  disparate  dans  l'é- 
lendue  de  ce  qu'on  appelle  la  forêt  ?  Qu'importe ,  ré- 
pondrons-nous, pourvu  qu'il  y  ait  solidité.  L'unifor- 
mité d'agencement  n'est  point  ici  nécessaire. 

»  2"  Les  voûtes.  —  Est-il  urgent  que  plusieurs  d'en- 
tr'elles  soient,  en  tout  ou  partie,  démolies  pour  être 
reconstruites?  Non!  car  leurs  parties,  plus  ou  moins 
endommagées,  sont  encore  assez  parfaitement  saines 
pour  durer  plusieurs  siècles.  Il  suffira  d'enlever  les 
décombres  qui  environnent  l'extrados  de  ces  mêmes 
voûtes,  chose  incroyable!  jusqu'à  la  hauteur  de  près 
d'un  mètre,  en  quelques  endroits.  Ces  décombres, 
outre  qu'ils  chargent  les  voûtes  d'un  poids  énorme, 
sont  de  véritables  éponges  qui  s'imprégnant  d'eau  de 
pluie,  par  suite  du  mauvais  entretien  de  la  toiture  et 
des  chenaux,  ont  autrefois  causé  de  fâcheuses  infiltra- 
tions. Ces  décombres  enlevés,  quelques  réparations 
partielles  suffiront.  Ce  travail  terminé,  il  sera  essentiel 
de  bien  entretenir  la  toiture  et  les  chenaux,  puis  à  cet 
effet,  de  ne  jamais  manquer  de  les  visiter  après  les 
grandes  pluies,  les  orages  et  la  fonte  des  neiges.  La 
négligence  apportée  dans  ces  petites  choses  doit  être 
sévèrement  blâmée. 

»  30  Les  vitraux.  —  Inutile  de  parler  ici  de  l'impor- 
tance archéologique  de  la  plupart  de  ceux  de  la  nef, 
qui  remontent  à  l'année  1170,  le  chanoine  Hugues 
de  Semblançay,  les  ayant  fait  placer  à  cette  date  ;  leur 
mérite  est  suffisamment  connu  et  apprécié.  Les  vitraux 
du  chœur,  généralement  du  xiii^  siècle,  et  ceux  des  ailes 
du  xv^  siècle,  ne  présentent  guères  moins  d'intérêt. 


—  162  — 

»  C'est  assez  dire  avec  quelles  précautions  ils 
veulent  être ,  non  pas,  en  quelque  sorte,  remis  à  neuf 
comme  on  l'a  fait  pour  une  fenêtre  du  chœur,  il  y 
aura  bientôt  quatre  ans,  mais  remis  en  plomb.  Cette 
dernière  façon  de  les  réparer  est  vraiment  la  seule  ad- 
missible si  l'on  veut  sincèrement  obtenir  leur  conser- 
vation. On  objectera  que  par  ce  procédé,  beaucoup  de 
sujets  légendaires  resteront  mutilés;  ce  sera  fâcheux 
sans  doute,  mais  beaucoup  moins  que  de  voir  dispa- 
raître des  vitraux  la  plupart  d'une  extrême  rareté  en 
France  sous  le  rapport  de  l'art  et  de  l'antiquité.  Il 
faut  en  prendre  son  parti. 

»  J'ai  prononcé  le  mot  dispai^aître  et  je  ne  le  retire 
point,  en  présence  surtout  du  vitrail  du  chœur  récem- 
ment remis  à  neuf;  en  effet,  malgré  les  soins  minu- 
tieux et  l'habileté  des  artistes ,  un  grand  nombre  des 
anciens  verres  peints  n'ont  pu  être  employés  ;  bref, 
nous  avons  une  superbe  fenêtre  en  partie  nouvelle, 
mais  où  il  m'est  impossible  de  reconnaître  les  verres 
primitifs  tant  ils  sont  incendiés,  si  je  puis  ainsi  parler, 
par  le  rayonnement  lumineux  d'un  fond  chauffé  au 
rouge.  Mais  la  vérité  légendaire  y  aura  peut-être  gagné? 
Il  me  sera  permis  d'en  douter,  car  le  sujet  de  l'ancien 
vitrail  est  toujours  resté  une  énigme;  malgré  les  études 
qui  en  furent  faites  ;  on  pouvait  y  voir  des  parties  des 
légendes  de  saint  Martin,  de  saint  Maurille  et  de  saint 
René;  de  guerre  lasse,  saint  Maurille  et  saint  René  ont 
été  mis  de  côté  et  saint  Martin  seul  a  prévalu.  Eh! 
bien,  je  le  demande,  dans  l'impossibilité  de  résoudre 
l'énigme,  n'eùt-il  pas  été  plus  convenable  de  la  laisser 
>subsisler,   chose   facile   si    l'on    se  fût   borné  à  une 


—  163  — 

simple  remise  ci  plomb.  Il  y  aurait  eu,  sans  doute,  une 
erreur  d'appréciation  en  moins,  et  assurément  une 
économie  eu  plus  pour  l'Etat. 

»  Cette  école  faite  doit  nous  rendre  très-chatouil- 
leux à  l'endroit  de  nos  autres  vitraux,  pour  lesquels 
nous  ne  réclamons  du  Gouvernement  qu'une  simple 
remise  en  plomb,  termes  sur  lesquels  j'appuie  à 
dessein. 

»  ¥  Le  grand  autel.  —  Elevé  de  1757  à  1758,  d'après 
les  plans  des  architectes  Denis-Gervais,  il  se  compose 
de  l'autel  proprement  dit  et  de  six  colonnes  mono- 
lithes en  marbre  qui  soutiennent  un  baldaquin  de  bois 
doré.  On  verra  tout  à  l'heure  que  ce  monument  mé- 
rite sa  réputation. 

»  Cependant  il  paraît  qu'il  ne  peut  trouver  grâce  devant 
quelques  personnes,  sous  prétexte  que  son  style  ne 
cadre  pas  avec  celui  de  la  cathédrale  ;  mais  est-ce  une 
raison  pour  le  faire  disparaître?  Le  beau  est  le  beau, 
il  est  de  tous  les  âges,  de  tous  les  styles  et  de  tous 
les  lieux. 

»  Sous  Louis  XIV,  on  repoussait  implacablement  le 
gothique,  tombera-t-on,  quoiqu'en  sens  inverse,  dans  le 
même  excès  aujourd'hui?  A  ce  compte  il  nous  faudrait 
éliminer  de  notre  cathédrale  d'Angers,  le  grand  orgue, 
parce  qu'il  date  du  xYiii^  siècle,  puis  les  tombeaux  de 
nos  évêques  :  Claude  de  Rueil,  xvii^  siècle,  Jean  Olivier, 
xvie,  Jean  de  Rely,  fin  du  xv^.  Bien  plus,  pour  ne  pas 
contrarier  le  style  romano-byzantin  de  la  nef,  il  fau- 
drait sacrifier  la  majeure  partie  du  clocher ,  c'est-à- 
dire  la  tour  centrale,  parce  qu'elle  est  en  style  renais- 
sance, et  les  deux  flèches  parce  qu'elles  sont  en  style 


—  164  — 

de  la  fin  du  xv^  siècle.  Enfin  les  partisans  exclusifs  du 
romano-byzantin  s'entendraient-ils  avec  les  amis  non 
moins  exclusifs  du  xiiie  siècle?  il  serait  pourtant  né- 
cessaire qu'ils  optassent  entre  les  deux  styles  et  qu'ils 
consentissent,  les  uns  ou  les  autres,  à  voir  abattre  soit  la 
nef  qui  ne  répond  pas  aux  ailes,  soit  les  ailes  qui  ne  ré- 
pondent pas  à  la  nef.  Avec  un  tel  système,  on  voit  qu'il 
resterait  bien  peu  de  chose  de  la  cathédrale. 

»  S'il  fallait  ainsi  bannir  de  nos  églises  les  objets  de 
différents  styles  que  les  siècles  y  ont  déposés,  que 
deviendrait  un  jour  l'histoire  de  l'art?  elle  cesserait 
d'être  possible. 

»  Je  conviens  que  cet  autel  laisse  peut-être  à  désirer 
au  point  de  vue  religieux,  bien  qu'il  soit  à  la  romaine 
et  dans  le  goût  de  celui  de  Saint-Pierre.  Mais  quel 
autel  mettrait-on  à  sa  place?  Le  gothique  de  notre 
siècle  n'est  aucunement  propre  à  nous  rassurer,  et  je 
lui  préfère  de  beaucoup  le  style  imposant  du  balda- 
quin de  St-Maurice,  qui,  du  moins,  n'est  pas  une  copie. 
Et  puis  ne  soyons  pas  plus  exclusifs  qu'on  ne  l'est  à 
Rome  où  l'on  a  soin  dans  les  églises  de  tout  respecter, 
voir  même  les  monuments  d'origine  essentiellement 
payenne. 

»  Qu'Angers  conserve  donc  son  grand  autel  de  forme 
si  élégante  et  si  originale  que  certains  architectes  l'en- 
vient, dit-on,  à  ce  point  de  vouloir  qu'il  soit  placé  sous 
le  dôme  de  Sainte-Geneviève,  à  Paris.  Sans  doute  il  y 
figurerait  bien,  mais  je  ne  vois  pas  qu'il  fasse  mal 
dans  notre  cathédrale  et  je  vois  encore  moins  pour- 
(|uoi  l'on  nous  en  dépouillerait. 

»  Le  Gouvernement  ne  voudra  pas  entrer  dans  cette 
voie. 


—  165  — 

»  Mais  il  est  une  objection  plus  sérieuse  que  les  pré- 
cédentes; on  dit  que  la  nouvelle  liturgie  qui  devrait 
être  plutôt  nommée  la  très-ancienne,  exige  le  dépla- 
cement de  l'autel;  information  prise,  c'est  une  erreur, 
puisque  des  travaux  ont  été  récemment  faits  pour  ac- 
croître le  sanctuaire  afin  de  l'approprier  au  nouveau 
règlement.  D'ailleurs  nous  croyons  savoir  que  Mgr  l'é- 
vêque  et  la  très-grande  majorité  des  membres  du  cha- 
pitre verraient  d'un  mauvais  œil  l'enlèvement  du  grand 
autel. 

»  5°  La  boiserie  du  chœur.  —  Ces  stalles  qui  ont  été 
sculptées  sous  la  direction  de  David,  père,  de  1778  à 
1783,  sur  les  dessins  de  Gaultier,  natif  de  Mayenne, 
sont  belles  (1);  cependant  elle!<  ne  trouvent  de  la  part 
de  quelques  personnes  pas  plus  grâce  et  moins  en- 
core que  le  grand  autel.  Du  reste,  mêmes  objections 
et  conséquemm^t  mêmes  réponses  que  nous  ne  répé- 
terons pas.  Nous  dirons  toutefois  qu'un  précédent 
considérable  vient  à  l'appui  de  notre  thèse.  Il  a  été  ré- 
cemment décidé  en  haut  lieu  que  la  boiserie  du  chœur 
de  la  cathédrale  de  Paris  ne  serait  point  enlevée ,  bien 
qu'elle  appartienne  au  xvii^  siècle ,  tandis  que  la 
cathédrale  est  pur  moyen  âge.  Cet  exemple  suffit  pour 
nous  faire  désirer  que  Saint-Maurice  ne  soit  point 
dépossédé  de  sa  boiserie. 

»  Néanmoins  il  est  une  objection  extrêmement  grave 
et  que  je  ne  veux  pas  dissimuler.  En  effet,  lorsqu'on 

(1)  L'exécution  de  la  menuiserie  a  été  commencée  par  M.  Micliel 
Pouquet,  et  terminée  par  M.  Jacques-Philippe  Duforêt  (notes  de 
M.  l'abbé  Joubert,  custode,  qui  les  tient  de  M'i"  Duforêt,  fille  de 
M.  Philippe  Duforêt). 


—  166  — 

établit  les  stalles  on  se  crut  obligé  de  démolir  les  tam- 
bours des  grosses  colonnes  jusqu'à  la  hauteur  de  la 
corniche  de  ces  mêmes  stalles,  et  de  soutenir  les  tron- 
çons les  plus  élevés  sur  des  barres  de  fer.  Ce  procédé 
est  extrêmement  vicieux  et  doit  être  corrigé ,  mais  le 
pourra-t-on  faire  sans  sacrifier  la  boiserie  ?  Ici ,  se 
trouve  la  difficulté  :  je  ne  la  crois  pas  au-dessus  des 
forces  de  l'architecte  diocésain. 

»  6»  Les  balcons  de  fer,  —  Posés  vers  la  fin  du 
xviii^  siècle  par  les  soins  et  aux  frais  du  chanoine 
René  Rousseau  de  Pantigny,  ils  sont  d'une  grande  élé- 
gance et  très-utiles  durant  les  grandes  fêles,  mais  ils 
sont  coupables  d'être  du  xviiie  siècle;  toujours  sous  pré- 
texte d'incohérence  de  style,  on  demande,  dit-on,  qu'ils 
soient  enlevés.  Et  par  quoi  seraient-ils  remplacés  ? 
Serait-ce  par  une  galerie  en  pierres?  Mais  cette  galerie 
diminuerait  tellement  la  largeur  du  trottoir  que  per- 
sonne ne  pourrait  plus  s'y  tenir.  Serait-ce  par  d'autres 
balcons  en  fer  plus  conformes  au  style  de  l'église? 
mais  on  tomberait  dans  l'inconvénient  que  l'on  veut 
éviter,  car  je  ne  sache  pas  que  l'on  fit  au  moyen-âge 
des  appuis  en  ce  métal. 

»  Le  seul  moyen  serait  de  les  suppriiner,  mais  l'on 
trouve  déjà  la  cathédrale  trop  étroite  aux  grandes  fêtes. 
Et  puis  ces  balcons  sont  fortement  scellés  dans  la  pierre, 
d'où  suit  que  pour  les  en  retirer,  il  faudrait  faire  des 
déchirures  compromettantes.  Conservonc-les  donc  tels 
qu'ils  sont;  ils  le  méritent  et  prouvent  que  l'art  de  la 
ferronnerie  fut  porté  à  un  haut  degré  de  perfection  à 
Angers  au  xyiii^  siècle. 

Au  lieu  d'employer  les  fonds  publics  à  déplacer  ou 


—  1G7  — 

à  démolir  de  précieux  monuments,  ne  serait-il  pas  plus 
convenable  de  les  consacrer  à  la  reconstruction  de 
l'ancien  narlhex  de  la  cathédrale,  sans  oublier  la  répa- 
ration de  celui  de  notre  curieuse  église  deSt-Serges?  (1) 

»  En  terminant,  un  vœu,  M.  le  Ministre,  me  reste  à 
formuler  ;  vous  n'ignorez  pas  qu'il  existe  à  Angers  une 
commission  des  bâtiments  civils,  présidée  par  M.  le  Pré- 
fet ou  son  délégué  ;  vous  savez  aussi  qu'une  commis- 
sion épiscopale,  fondée  par  Mgr  Angebault,  pour  l'exa- 
men des  plans  d'églises ,  fonctionne  avec  assiduité.  Ces 
deux  commissions,  qui  ont  toujours  vécu  en  bonne  in- 
telligence, ne  pourraient-elles  pas  être  saisies  des  plans 
et  devis  des  travaux  que  l'on  se  propose  de  faire  à  la 
cathédrale  ?  Elles  sont  sur  les  lieux ,  elles  connaissent 
le  terrain  et  pourraient  donner  de  bons  avis. 

»  Agréez,  etc.,  etc. 


»  V.  God.\rd-Faultrier. 


»  18  juillet  i86i.  » 


(1)  La  construction  d'une  nouvelle  sacristie,  sans  démolir  l'an- 
cienne qui  s'y  trouverait  annexée,  est  également  chose  indispensable. 


—  168  — 

Lettre  adressée  à  S.  E.  M.  le  Ministre  de  Vinstruclion  pu- 
blique et  des  cultes,  par  M.  l'abbé  Barbier  de  MontauU, 
correspondant  du  même  ministère. 

«  Monsieur  le  Ministre, 

»  Quoiqu'il  n'entre  pas  dans  les  attributions  des  cor- 
respondants de  votre  ministère  de  contrôler  les  travaux 
exécutés  ou  à  exécuter  dans  leur;-:  départements  respec- 
tifs, vous  voudrez  bien  me  permettre,  uniquement  en 
vue  des  intérêts  locaux  et  artistiques,  d'exprimer  mon 
opinion  personnelle  et  de  soumettre  au  jugement  éclairé 
et  impartial  de  Votre  Excellence,  plusieurs  considéra- 
tions relativement  au  projet  qui  émeut  en  ce  moment 
toute  la  ville  d'Angers.  Si  j'avais  besoin  d'une  autre 
excuse,  j'ajouterais  que  les  fonctions  que  Mg^  l'Evêque 
d'Angers  a  daigné  me  confier,  m'autorisent  jusqu'à  un 
certain  point  à  élever  la  voix  en  faveur  d'un  monument 
sacrifié  à  des  idées,  selon  moi,  trop  absolues. 

»  Il  s'agit  du  maître-autel  et  principalement  du  bal- 
daquin de  la  cathédrale,  qui,  suivant  un  bruit  plus  ou 
moins  fondé,  — je  l'ignore  —  seraient  prochainement  en- 
levés pour  être  transportés  à  Paris,  dans  l'église  Sainte- 
Geneviève,  et  remplacés  ici  par  un  autel  et  un  balda- 
quin conformes  au  style  de  l'édifice. 

»  Voici,  Monsieur  le  Ministre,  quelles  raisons  mili- 
teraient en  faveur  de  la  conservation  de  l'autel  et  du 
baldaquin,  inséparables  l'un  de  l'autre,  puisqu'ils  sont 
l'œuvre  du  même  artiste  et  ne  forment  qu'une  même 
masse  architecturale  : 

»  1°  La  population  entière  du  diocèse,  aussi  bien  que 


—  Î69  — 

de  la  ville  épiscopale,  clergé  et  fidèles  —  je  n'hésite 
pas  à  l'affirmer,  car  je  ne  crains  pas  un  démenti  —  se- 
rait unanime  à  demander  la  conservation  du  baldaquin, 
si  elle  était  appelée  à  donner  son  avis  dans  cet  impor- 
tant débat.  Je  n'en  veux  pas  d'autre  preuve  que  l'agi- 
tation subite  causée  par  un  simple  soupçon,  une  pre- 
mière nouvelle  vague,  qui,  nous  l'espérons,  ne  repose 
sur  aucun  fondement  sérieux. 

»  Habitués  à  voir  et  à  admirer  cet  autel,  dès  leur 
enfance,  les  habitants  s'y  sont  d'autant  plus  attachés 
qu'il  a  survécu  sans  mutilation  au  vandalisme  de  la  fin 
du  siècle  dernier.  On  l'aime  tellement,  on  le  croit  si  in- 
dispensable à  la  cathédrale,  à  la  pompe  des  cérémo- 
nies, qu'on  se  figure  la  cathédrale  vide  et  dépouillée, 
réduite  à  l'état  d'église  paroissiale,  si  par  malheur  il 
vient  à  disparaître.  J'ai  écrit  malheur  et  je  ne  retire 
pas  ce  mot,  car  j'ai  recueilli  comme  l'expression  la  plus 
vraie  et  la  plus  sentie  de  la  sympathie  populaire,  cette 
parole  d'un  vieillard  qui  me  disait  aujourd'hui  même  : 
«  Puissé-je  ne  pas  être  témoin  d'un  si  déplorable  chan- 
»  gement!  » 

»  2°  Toute  question  de  style  et  de  convenance  ar- 
chéologique mise  de  côté,  c'est-à-dire  envisagé  en  lui- 
même,  le  baldaquin  est  du  plus  heureux  effet.  Aussi, 
personne  n'hésite  à  le  considérer  comme  un  chef-d'œu- 
vre de  goût,  pur  dans  ses  lignes,  sobre  dans  ses  détails, 
se  mariant  sans  difficulté  avec  l'architecture  ogivale, 
et  offrant  toute  la  grâce  et  l'élégance  du  règne  de 
Louis  XV,  sans  en  avoir  les  défauts.  Qu'on  le  place  au 
premier  rang  des  monuments  de  ce  genre,  je  n'en  serai 
pas  surpris;  supérieur  aux  baldaquins  du  Val-de-Grâce 


—  170  — 

et  des  Invalides,  je  ne  lui  connais  d'égal  que  le  balda- 
quin de  Saint-Pierre  de  Rome,  et  encore  celui  du  Va- 
tican manque-t-il  de  quelques-unes  des  qualités  du 
nôtre. 

y>  Mais  à  quoi  bon  prodiguer  nos  louanges,  quand 
Paris  lui-même  nous  en  fait  tacitement  le  plus  pom- 
peux éloge,  par  cela  seul  qu'il  paraît  l'envier  pour  la 
décoration  d'une  de  ses  églises  ? 

»  .S»  Une  œuvre  essentiellement  locale  comme  le  bal- 
daquin sera  toujours  dépaysée  partout  ailleurs  qu'à  la 
cathédrale  d'Angers  qu'elle  était  destinée  à  orner.  Par- 
mi nous,  elle  consacre  de  grands  et  honorables  souve- 
nirs, qui  avec  elle  passeront  bien  vite  :  la  générosité,  la 
munificence  du  chapitre  et  de  l'évêque  qui  en  firent  les 
frais  (4);  l'habileté  de  l'artiste  Gervais,  grand  prix 
de  Rome,  qui  se  plut  à  l'élever  et  l'embellir.  Notre 
pauvre  cathédrale  est  trop  dénudée  pour  que  nous  lais- 
sions partir,  sans  regrets  ni  protestations,  le  peu  qui 
lui  reste  de  son  ancien  mobilier,  et  ce  serait  avec  une 
douleur  profonde  que  nous  consignerions  dans  nos 
chroniques,  l'abandon  du  précieux  cadeau  qu'elle  reçut 
au  siècle  dernier,  de  la  piété  de  son  chef  vénéré  (2)  et 
de  son  clergé  insigne  (3). 

(t)  (I  Pendant  sa  vie  (de  Mgr  de  Vaugirauld)  il  y  (à  la  cathédrale) 
a  fait  construire  l'autel  de  la  Sainte-Vierge  et  de  Saint-Maurice  qui 
sont  aux  extrémités  de  la  croisée,  et  lui  a  donné  des  sommes  consi- 
dérables pour  la  construction  du  grand  autel  et  des  petits  de  la  nef.  » 
Recueil  de  plusieurs  cérémonies  extraordinaires,  ms.  du  xviii*  siècle, 
conservé  au  grand  séminaire. 

i^l)  Mgr  de  Vaugirauld,  mort  en  odeur  de  sainteté. 

(3)  L'église  cathédrale  d'Angers  portait,  avant  la  révolution,  le  titre 
A'insigne.  Elle  n'a  perdu  ce  privilège  qu'au  Concordat. 


—  171   — 

»  4°  Prétextera-t-on  que  le  baldaquin  est  en  désac- 
cord de  style  avec  la  cathédrale?  Mais  si  l'on  admet,  à 
la  rigueur,  les  conséquences  logiques  qui  découlent  de 
ce  principe,  quel  bouleversement,  ou  plutôt  quelle  mu- 
tilation aura  à  subir  la  cathédrale  !  Je  ne  parle  pas  de 
la  construction,  où  l'on  distingue  des  parties  de  toutes 
les  époques,  depuis  le  XI^  siècle  jusqu'au  XVIe,  je  ne 
songe  qu'au  mobilier,  qu'il  faudra  renouveler,  puis- 
qu'il ne  restera  plus  ni  autel,  ni  stalles,  ni  banc-d'œu- 
vre,  ni  orgues,  ni  balustrades,  ni  bénitiers  et  seule- 
ment une  partie  des  vitraux.  Celte  supposition  est 
gratuite,  soit  :  mais  qui  veut  plus  veut  moins,  et  certai- 
nement tout  ce  que  je  viens  d'énumérer  est  très-acces- 
soire, d'une  mince  valeur,  si  on  le  compare  au  meuble 
principal  de  la  cathédrale,  le  baldaquin. 

»  D'ailleurs,  Vuniformité  est-elle,  esthétiquement  par- 
lant, un  bien  réel?  Dans  une  église  nouvelle,  que  l'on 
construit,  je  l'accorde;  il  serait  même  absurde  d'agir 
autrement.  Mais,  dans  une  cathédrale  ancienne,  toute 
meublée,  qu'il  me  soit  permis  d'en  douter;  j'abrite  mon 
opinion  derrière  celle  plus  significative  de  deux  archéo- 
logues célèbres,  MM.  Didron  et  de  Guilhermy,  qui 
tiennent  au  baldaquin  comme  nous  y  tenons,  parce 
qu'ils  y  voient  avant  tout  une  œuvre  d'art;  je  m'appuie 
aussi  sur  les  idées  de  concession  et  de  non-exclusion 
qui  ont  prévalu  dans  la  restauration  du  chœur  de  Notre- 
Dame  de  Paris. 

»  5°  Le  baldaquin  ôté,  que  mettra-t-on  à  la  place? 
Il  faut  un  baldaquin  à  l'autel;  le  Cérémonial  des  Évê- 
ques  l'exige,  sous  peine,  pour  l'évêque  oificiant,  de  ne 
point  avoir  de  trône,  car  il  ne  convient  pas  que  le  mi~ 


—  172  — 

nislre  jouisse  d'un  honneur  refusé  au  maître  qu'il  re- 
présente (1).  Donc  nous  aurons  un  baldaquin,  en  style 
du  XlIIe  siècle. 

»  Remplacera-t-il  avantageusement  l'ancien?  A/>rzon, 
je  réponds  que  non.  D'abord,  parce  que  les  modèles 
font  défaut,  au  moins  en  France,  puis  créer  est  diffi- 
cile, même  à  un  architecte  de  talent 

»  Telles  sont  les  observations,  Monsieur  le  Ministre, 
que  j'ai  cru  devoir,  en  toute  sincérité  et  conviction, 
vous  présenter  humblement,  heureux  si  Votre  Excel- 
lence partage  les  sentiments  que  me  dictent  à  la  fois 
et  mon  patriotisme  et  mon  zèle  pour  l'honneur  de  la 
cathédrale. 

»  Daignez,  etc. 

»  X.  Barbier  de  Montault, 

Correspondant  du  ministère  de  l'instruction  publique 
pour  les  travaux  iiistoriques,  historiographe  du  dio- 
cèse d'Angers. 

»  Angers,  le  25  juillet  1861.  » 

La  Société,  par  un  vote  que  nous  donnerons  plus 
lard  dans  le  procès-verbal  de  la  séance  du  24  juillet, 
s'est  associé  entièrement  aux  vœux  exprimés  dans  les 
deux  lettres  ci-dessus. 

(1)  «  Et  super  eam  (le  siège  épiscopal)  umbraculum  seu  baldachi- 

num appendi  poterit,  dummodo  et  super  altare  aliud  simile  vel 

etiam  sumpluosius  appendatur.  »  (Cérémonial  Episcopor.,  lib.  1,  cap. 
XIII.) 


MÉMOIRES 


Uli   LA 


SOCIÉTÉ  IMPÉRIALE  D'AGRICULTUBE 

SCIENCES   ET  ARTS 

D'ANGERS 

(ANCIENNE     ACADEMIE    D'ANGKHS^ 

NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  QUATRIÈMEC    —    TROISIÈME  CAHIEB. 


ANGERS 

IMPRIMERIE   DE   COSNIER   ET   LACIIESE 
Cliaussén-S;iiiU- Pierre,  13 

1861 


lOMMAlRE 


Etude  sur  la  construction  des  Voûtes  en  Briqnes  ,  par  M.  Ernesl 

Dainvïlle. 
Un  dernier  mol  sur  la  Roche  de  Mûrs,  par  M.  P.  Belleuvre. 
Pede  libero,  par  M.  Victor  Pavie. 

Dernier  passage  du  général  Charetle,  à  Angers,  par  M.  A.  Lachèse. 
Procès-verbaux  des  séances  : 

Séance  du  24  juillet  1861 . 

Séance  du  "28  août. 

Séance  du  27  novembre. 

Séance  du  18  décembre. 
Table  du  volume. 


ÉTUDE  SUR  LÀ  CONSTRUCTION 


DES 


VOUTES  EN  BRIQUES. 


PREMIERE  PARTIE. 


INTRODUCTION 

Une  des  choses  qui  nous  impressionnent  le  plus  vi- 
vement dans  l'art  de  construire,  est  certainement  la 
hardiesse  de  conception  qui  a  porté  à  couvrir  de  grands 
espaces  par  des  voûtes. 

On  ne  peut  suivre  sans  intérêt  la  longue  suite  d'ef- 
forts, de  perfectionnements,  qui  ont  été  apportés  à  ce 
genre  de  construction. 

Avant  donc.  Messieurs,  d'étudier  la  construction  des 
voûtes  en  briques,  il  est  utile  de  jeter  un  regard  sur 
le  mouvement  et  les  transformations  qui,  aux  xie,  xiF 
xiii^  siècles,  ont  produit  ces  magnifiques  voûtes  que 
nous  admirons  encore  aujourd'hui. 

soc.  d'ag.  12 


—  174  — 

Dans  celte  étude,  mes  observations  ont  principale- 
ment porté  sur  les  monuments  de  l'Anjou,  que  j'ai 
dessinés  et  pris  pour  types. 

D'autre  part,  j'ai  consulté  les  ouvrages  publiés  par 
MM.  Viollet-Leduc  et  de  Verneilh,  qui  ont  servi  à  me 
diriger  dans  la  tâche  que  je  me  suis  imposée. 

La  plus  simple  de  toutes  les  voûtes,  celle  qui  a 
donné  naissance  aux  autres,  est  évidemment  la  voûte 
cylindrique  en  forme  de  berceau. 

Dans  les  églises  romanes,  l'abside  seule  est  couverte 
d'une  demi-coupole,  l'appareil  de  ces  voûtes  originai- 
rement composé  de  petits  matériaux  mal  disposés,  en- 
tassés et  fort  lourds,  fut  remplacé  par  des  douelles  ho- 
rizontales, telles  qu'à  l'église  Saint-Laurent  à  Angers 
(planche  l^e);  l'abside  latérale  gauche  était  recouverte 
d'une  voûte  à  petit  appareil  de  tuf,  l'abside  latérale 
droite  était  recouverte  d'une  voûte  en  maçonnerie  de 
moellons  ardoisins  avec  enduit. 

Dans  le  premier  cas,  une  couche  d'un  enduit  fin 
recouvrait  ordinairement  les  voûtes,  et  sur  cet  enduit 
étaient  peints  ou  quelquefois  dessinés  seulement  des 
ornements  et  des  tableaux  à  fresque,  tels  qu'à  l'abbaye 
des  Bonshommes  près  Angers,  et  à  l'ermitage  de  Saint- 
Macé  près  Cunault. 

De  la  voûte  purement  romane,  on  passe  à  la  voûte 
romane-byzantine;  de  cylindrique  elle  devient  compo- 
sée d'une  série  de  coupoles  appuyées  sur  des  forme- 
rets  adhérents  aux  murs  sur  ceux  des  arcs  doubleaux, 
ainsi  qu'on  le  voit  à  Fonlevrault;  le  transept  est  recou- 
vert d'une  coupole  sans  pendentifs  distincts  (planches 
'i  et  3). 


—  175  — 

La  nef  se  trouve  divisée  en  j-arties  égales,  el  sur  le 
plan  carré  formé  par  l'arc  doubleau  el  les  murs  laté- 
raux, sont  posés  des  coupoles  qui,  sans  être  des  por- 
tions de  sphères,  n'en  sont  pas  moins  des  surfaces  de 
révolution  engendrées  tantôt  par  un  arc  de  cercle, 
tantôt  par  un  arc  prolongé  d'une  ligne  droite. 

Ces  coupoles  s'appuient  sur  des  retombées  ou  trom- 
pes appelées  pendentifs;  ces  pendentifs  sont  destinés 
à  racheter  le  plan  carré;  ils  sont  appareillés  comme 
dans  la  voûte  sphérique  annulaire. 

Ce  système  se  modifie  :  on  l'orne  de  nervures;  ces 
nervures,  simplement  peintes  pendant  la  période  pu- 
rement romane  (figure  4),  deviennent  saillantes  à  l'é- 
poque de  transition,  ainsi  qu'on  le  remarque  à  la  voûte 
de  la  tour  Saint-Aubin  (figure  5);  ici  quatre  formerets 
s'appuient  sur  les  murs  de  la  tour,  sur  ces  formerets 
reposent  huit  portions  de  voûtes  se  coupant  en  formant 
de  légères  arêtes;  les  arêtes  diagonales  sont  seules  or- 
nées d'une  nervure,  tandis  que  celles  qui  passent  par 
le  sommet  des  formerets  sont  simplement  formées  par 
l'intersection  de  deux  parties  de  la  voûte.  L'appareil 
rappelle  encore  celui  des  coupoles  des  époques  précé- 
dentes, avec  cette  modification  que  la  voûte  est  formée 
par  triangles  appareillés  annulairement,  mais  séparé- 
ment, à  l'aide  des  nervures  sur  lesquelles  ces  triangles 
reposent. 

L'influence  de  l'ogive,  déjà  employée  pour  la  cons- 
truction des  formerets  et  des  arcs  doubleaux,  se  fait  de 
plus  en  plus  sentir,  et  cette  transformation  amène  un 
changement  complet  dans  le  système  de  la  construc- 
tion. 


—  176  — 

En  effet,  nous  arrivons  aux  voûtes  du  xiiF  siècle 
avec  leurs  combinaisons  raisonnées,  simples,  solides, 
harmonieuses,  se  prêtant  à  toutes  les  variétés  du  plan. 
Les  premières,  les  plus  simples  de  toutes,  rappellent 
la  coupole  byzantine  ;  le  transept  de  notre  église  ca- 
thédrale en  est  un  pur  exemple  (figures  6  et  7). 

Assise  sur  un  plan  carré  formé  par  les  murs  laté- 
raux et  les  arcs  doubleaux,  la  voûte  est  traversée  par 
deux  nervures  diagonales  s'élevant  au-dessus  des  for- 
merets  et  s'arrêtant  à  une  clef  circulaire  sans  retom- 
bée. Quatre  autres  nervures  s'élancent  également  du 
sommet  des  formerets  et  vont  rejoindre  la  clef. 

L'ensemble  des  surfaces  comprises  entre  ces  arêtes 
forme  la  voûte  et  affecte  là  physionomie  de  la  coupole. 

La  seconde  combinaison  est  celle  de  voûtes  établies 
sur  un  plan  polygonal  quelconque.  Le  système  des 
arcs  ogives  ou  diagonaux  est  le  même,  se  réunissant  à 
un  centre  commun,  duquel  partent  encore  les  arêtes 
du  sommet  de  la  voûte  à  celui  des  formerets. 

Le  troisième  système  se  compose  d'une  série  de 
voûtes  s'appuyant  sur  les  tailloirs  de  colonnes  isolées; 
le  chœur  de  l'église  Saint-Serge,  le  narthex  de  Gandes 
en  sont  des  exemples  gracieux;  la  nef  de  la  grande 
salle  Saint-Jean  (figure  8)  est  un  exemple  appHqué 
aux  constructions  hospitalières. 

Avec  ces  trois  combinaisons  variables  à  l'infini, 
quelle  que  soit  l'irrégularité  du  plan,  sa  complication^ 
la  dimension  de  l'espace  à  couvrir,  on  peut  toujours 
facilement  y  parvenir. 

La  grâce,  l'élégance  et  la  solidité  des  voûtes  du 
moyen  âge  ne  peuvent  plus  être  mises  en  doute.  Toutes 


—  477  — 

cependant  ne  réunissent  pas  ces   qualités  au    même 
degré. 

Les  arêtes  aiguës,  les  arcs  brisés,  leur  donnent  sou- 
vent un  aspect  heurté  et  une  apparence  d'instabilité 
choquante,  ainsi  qu'on  le  remarque  à  l'église  Saint- 
Martin  d'Angers  et  à  la  Trinité;  l'élégance  et  la  soli- 
dité des  voûtes  dépendant*  de  leur  forme  et  de  leur 
construction,  il  convient  de  rechercher  celles  qui  sa- 
tisfont le  mieux  à  ces  deux  conditions. 

On  remarque  alors  que  les  voûtes  qui  se  rapprochent 
le  plus  du  type  primitif,  sont  les  plus  belles  et  les  plus 
solides. 

Il  convient  encore  de  relier  la  voûte  avec  ses  sup- 
ports et  le  reste  de  la  construction  d'une  façon  harmo- 
nieuse, d'éviter  dans  les  nefs,  par  exemple,  que  les 
grandes  croisées  à  lancettes  dont  les  intrados  sont 
très-développés,  viennent,  par  leurs  arcs  tracés  d'un 
centre  différent  de  celui  des  formerets,  rompre  l'ac- 
cord des  lignes  courbes;  on  évite  facilement  cet  incon- 
vénient en  surélevant  le  centre  des  formerets  jusqu'à 
la  naissance  de  l'intrados  des  fenêtres ,  et  le  rendant 
alors  parallèle  à  la  courbe  de  l'archivolte  de  la  fenêtre 
et  l'encadre  parfaitement. 

La  construction  et  la  forme  se  tiennent  si  étroite- 
ment que  l'appareil  fait  pour  ainsi  dire  partie  de  l'or- 
nementation. 

On  doit  donc  avoir  beaucoup  moins  pour  but  de  le 
dissimuler  que  de  l'indiquer. 

Plus  cet  appareil  est  simple,  facile  à  saisir,  plus  il 
s'harmonise  avec  la  forme,  et  plus  l'effet  qu'il  produit 
est  complet  et  satisfaisant. 


^  178  — 

C'est  ce  que  les  constructeurs  du  moyen  âge  ont 
parfaitement  compris  en  faisant  usage  de  surfaces 
faciles  à  engendrer,  et  pouvant  s'appliquer  utilement 
à  toutes  leurs  combinaisons. 

Ce  sont  ces  modèles  que  l'on  cherche  maintenant  par 
économie  à  reproduire  à  l'aide  de  la  brique  et  du  plâtre. 

Avant  d'arriver  à  ce  mode  de  construction,  il  est 
encore  nécessaire  de  rappeler  celui  qu'employaient  les 
constructeurs  du  moyen  âge,  afin  de  l'appliquer  au  but 
que  nous  nous  proposons. 

En  général,  pour  construire  une  voûte  dans  le  style 
du  xiiP  siècle,  d'un  point  commun  on  fait  partir  trois 
courbes  se  réunissant  ordinairement  sur  le  tailloir  des 
chapiteaux  des  colonnes.  Ces  trois  courbes  sont  l'arc 
doubleau,  le  formeret  adhérent  au  mur,  et  l'arc  ogive 
ou  diagonal. 

On  construit  sur  des  cintres  ces  trois  courbes  avec 
des  claveaux  indépendants;  on  les  divise  ensuite  en 
parties  égales  et  en  nombres  égaux,  de  telle  sorte  que 
l'arc  diagonal  contienne  autant  de  parties  que  les  for- 
merets. 

On  joint  ensuite  ces  points  par  des  lignes  qui  déter- 
minent une  série  de  petites  surfaces  convexes  formant 
un  quart  de  la  voûte;  la  ligne  qui  joint  ces  différents 
points  peut  donc  être  considérée  comme  une  généra- 
trice se  mouvant  sur  deux  courbes ,  suivant  une  règle 
déterminée  par  la  série  des  points  tracés  sur  ces 
courbes  et  maintenues  dans  le  plan  de  leurs  rayons. 

Le  plus  ordinairement  cette  ligne  est  convexe. 

Il  n'en  saurait  être  autrement  dans  le  cas  où  les 
voûtes  ont  la  forme  d'une  coupole. 


—  179  — 

On  comprend  aisément  l'imporlance  du  choix  de 
celle  courbe.  Le  renflement  de  la  génératrice  tend  à 
donner  à  chaque  claveau  (ou  pendant)  une  forme  par- 
ticulière. 

Ces  difficultés  de  taille  ont  été  simplifiées  en  pre- 
nant pour  remplissage  des  matériaux  de  très-petites 
dimensions,  et  en  les  faisant  reposer  sans  crosseltes 
ni  coupes  sur  les  courbes  principales;  les  épaisseurs 
de  lit  de  mortier  tiennent  lieu  de  coupe  aux  claveaux. 

La  pose  de  ces  remplissages  se  faisait  sur  une  forme 
ou  pâté,  sur  laquelle  on  traçait  les  lignes  des  joints  des 
pendants  ou  remplissages,  de  sorte  que  l'ouvrier  n'a- 
vait plus  qu'à  poser  chaque  pierre  suivant  la  trace  qui 
était  indiquée  sur  la  forme. 

Cette  manière  de  construire  offrait  cependant,  outre 
le  prix  énorme  de  revient,  des  inconvénients  et  quel- 
quefois un  véritable  danger  pour  l'enlèvement  des 
échafaudages. 

Les  ouvriers,  habitués  à  voir  la  voûte  reposer  sur 
ses  formes,  n'osaient  plus  détruire  l'échafaudage;,  la 
légende  de  Saint-Maurice  vient  confirmer  cette  asser- 
tion. 

D'autres  fois  on  posait  les  rangs  de  moellons  sur  des 
couchis  ou  cintres,  s'appuyant  aux  différents  points 
tracés  sur  les  courbes  principales. 

Ce  mode  de  construction  était  économique  en  ce 
sens,  que  les  voûtes,  se  reproduisant  par  portions  sy- 
métriques, n'exigeaient  pas  un  grand  nombre  de  ces 
cintres  ou  couchis. 

La  nature  des  matériaux  et  leur  forme  rendaient  en 
outre  inutiles  de  fortes  dimensions  dans  l'épaisseur 


—  180  — 

des  bois,  mais  la  pose  nécessitait  une  plus  grande  ha- 
bileté de  main-d'œuvre. 

Ces  deux  modes  de  constructions  s'appliquent  à  tous 
les  systèmes  de  voûtes,  soil  que  la  hauteur  de  la  clef 
dépasse  de  beaucoup  celle  des  formerets,  soit  qu'elle 
soit  presque  de  niveau  à  leur  sommet. 

L'appareil  des  grands  arcs,  celui  des  doubleaux  et 
des  forraerels,  sont  constamment  restés  très-simples. 

La  première  assise  reposait  sur  le  tailloir  des  cha- 
piteaux; elle  se  compose  souvent  d'une  seule  pierre, 
mais  à  mesure  que  l'arc  doubleau  s'écarte  du  mur, 
que  l'arc  ogive  traverse  la  voûte,  les  claveaux  s'isolent 
et  prennent  une  coupe  déterminée  par  le  plan  passant 
par  le  centre  de  chacune  de  ces  courbes  et  le  point 
de  leur  division. 

Ces  dispositions  générales  rappelées,  nous  allons 
chercher  quelles  sont  les  courbes  qui  sont  les  plus  fa- 
vorables à  la  construction  de  ces  diverses  voûtes  pour 
en  examiner  ensuite  l'application  à  leur  exécution  en 
briques  et  plâtre. 


—  181  — 
DEUXIÈME   PARTIE. 


Données  générales. 

Nous  avons  vu  que  la  coupole  était  tantôt  sans  pen- 
dentifs distincts,  c'est-à-dire  que  le  pendentif  était  une 
portion  de  la  sphère  ou  de  la  surface  de  révolution 
formant  la  voûte  elle-même. 

Dans  ce  cas  les  formerets  sont  nécessairement  des 
arcs  de  cercles  ou  de  sections  des  surface  de  révolu- 
tion par  des  plans  verticaux. 

D'autres  fois  la  coupole  était  sur  pendentifs  distincts 
reposant  sur  des  formerets  en